Etienne Faure | Cinq traversées à pied

1
Le ciel est mauve, simple menace, il ne va pas pleuvoir,
mettons, mais l’odeur fermentée des lilas
aux premiers picotements de l’eau réveille
sur l’asphalte les nerfs, brève alerte, les promesses
de tonnerre l’emportent, qui l’été surplombaient déjà
les jaunes tournesols et le blond des blés
aux environs de van Gogh et de la capitale
manquant d’air, oppressant les moindres aspirations
mansardées sous les toits, chien assis, la vie
caniculaire, ce soir encore touffeur si forte
à Paris que nous avons dansé sur les trottoirs
quand la pluie fut venue
une danse d’Afrique et d’Amérique importée
en plein onzième, oiseau des îles, nous étions cardinal
ou foudi rouge aux ailes de moineau greffées sur un
corps incarnat, continents d’Europe et du nouveau monde,
mélange d’un habit poussiéreux et de couleurs voyantes,
un tintamarre mêlé au silence monacal
–et après minuit les ailes nous poussaient encore
quand le tam-tam des pluies eut cessé, retour à pied
par les boulevards des Maréchaux, les rues en escalier,
les siècles superposés de la cité luisante,
entrés dans cette vue panoramique de Paris
que Paul Schaan peignit des hauteurs de Ménilmontant,
puis remontés à pas swingués jusqu’au dernier étage
où perchent les oiseaux venus boire à l’aube
dans les coupelles des pots de fleurs au bord du vide,
nous nous sommes dit bonjour à nouveau,
salut soleil,
à respirer, expirer debout juste à la taille
de l’embrasure.

danse et retour des pluies



2
Ce qu’avec un clou on peut faire – donner l’heure
incrustée dans le mur avec du latin et des chiffres
romains autour, réunir pour longtemps deux morceaux
de zinc dissemblables, accrocher un habit passé par
la pluie, les armes, un sous-verre–, c’est à cela
qu’on pense en marchant, tête en l’air oxydée qu’un rien
attire en cette ville, coups de foudre, paratonnerres
de la pensée quand ce n’est pas Wifi, ô déesse,
qui impose aux pieds les découvertes, un arbre
généalogique à la ramure des rues parcourues
au pays des parasols et du paraître ;
nul matin gris, aucun appel d’usine ne traverse
les couloirs aériens par où les oiseaux passent, nuages
et vent compris, les nerfs avec la pluie tombés, les vols
des ramiers, coups d’ailes secs maintenant sont las
de transcender le ciel du square où s’est planté un rai
de soleil par gaité de cœur, arc-en-ciel,
palette des couleurs, tons sur tons,
nuancier qui s’allume puis s’éteint dans la ville
le lendemain reparue seule
au niveau gris zéro du petit jour,
aimantée par sa tête encore fichée au ciel, Eiffel,
Eiffel et grisaille, limaille et paupières lourdes
à l’heure où sortent de leur chambre avec un vélo
les amazones, mains au guidon, pieds à terre,
Anode et Cathode assaillies par leurs nuits
passées, dégrisées, lassées des amants,
des avions, de l’alcool et des animaux
à viande rouge, obscurément en proie aux regrets
dans les rues balayées, sens propre,
par le vent qui coupe à travers champs l’énième
cité magnétique, le souffle
quand elles relèvent les yeux, beauté des
nues, heureuses au fond de humer l’air, dire Waouh,
c’est magique et tel André Breton jadis
ne concevoir une joie de l’esprit autrement
que comme un appel d’air
, beaux pas perdus au hasard
des vies.

les aimants dans la ville



3
Plutôt qu’un texto il envoie par la fenêtre un geste
qui s’envole et atteint l’aimée d’un mot, d’un
baiser, autre signe évanoui traversant les airs
et vient se poser sur les lèvres, un verbe,
de même
lorsqu’on entend ces voix a cappella qui résonnent
on voit l’espace où elles se déplacent, l’architecture
des courbes qui les conduisent -ogive- puis les renvoient,
haut perchées –je t’aime– laïus des résonances 
par la dégradation progressive des mots et de
la mélodie qui les portait,
de même du monochrome à la couleur le ciel tourne au noir
puis éclate, arc-en-ciel à Beyrouth, Alger, Bagdad,
Khartoum, Hong-Kong et Santiago, flambée
des voix qui embrasaient le monde hier, clair-obscur
rappelant l’écarlate
renaissance,
de même
profitant du gel de la Seine et des bras de l’Oise
pour passer à pied au nord de leur histoire ils s’éloignent
de Paris, premiers flocons en plaine après la chute
des températures –déboule en force
l’hiver, changement de décor, masse d’air
si froid qu’il s’abat à nouveau sur la vie
crue douce
jusqu’ici,
de même le trébuchement de la voix qui ne veut chevroter
ni défaillir en marche, les sentinelles tardant à
s’éclairer des flambeaux pour garder intacte
dans l’iris la lumière du crépuscule
resté flamboyant jusqu’au déclin du feu
solaire passé lunaire_____________
comme renvoyé au devoir de grisaille,
de même
ces torses qui portent en leur cœur de cerise, cœur de crise
des étés triomphants écrasés de guerre,
masques de faunes, infamie jaune accrochée aux troncs,
de même
le ciel tournant vinaigre électrise, orages,
les voix, effroi des bêtes,
remugles, renâclements, incendie des prunelles,
il pleut,
difficile de rester les yeux secs.

les voix traversent



4
Depuis mon lit avec des gestes lents je
peux boire, lire et fumer, presque cuisiner
en tendant le bras, lassitude appelée aussi
mourir à petit feu, pot-au-feu, ou simplement
tenter de – patatras, mot de chute atténuée par le
rire– se reprendre, un gros coussin sur les genoux en guise
de lutrin pour supporter le livre aussi lourd qu’une
bible, un chagrin, et par cette agonie joyeuse enfin
se lever.

Le temps n’est pas bonnard, on dirait qu’il va tomber 
des cordes, des curés, des bobards du ciel antique jusqu’à
la fin du monde, puis le bleu revient, je savais bien,
c’est l’heure
de sortir,
le parfum laissé dans l’escalier indique
à peu près qui passa, l’aventure commence, 
le pont Neuf est le plus vieux pont de Paris
où coule ancienne et neuve la romance,
la majesté du gong y est telle
qu’il vibre au fond des passants, les rend graves,
solennels à leur corps défendant, on entend Fréhel
plus haut qui chante
l’eau désormais courante –hygiène et rapidité–
dans les appartements naguère bâtis sur les fortifs,
l’odeur vineuse des lilas
flotte au soleil de mai entre la Foire
du Trône et le cimetière Saint-Mandé où vrombit
le périphérique, transition de la joie
à la peine, d’un tour de roue tête à l’envers
–ici repose Adélaïde, Eléonore, Denise
puis à l’endroit, tous ces transports rétablissant les mondes
en l’air, sous terre, au coin du bois où vertement icelle
dit bonjouir pour bonjour, pauvre jointure, 
une jambe appuyée au mur, l’autre droite,
vieille applique immobile des filles
adossées à la brique ainsi qu’on les représente,
genou saillant dans les gravures du vingtième siècle ;
un chien
penché à la vitre d’une camionnette
est passé vite, aboyant comme à l’annonce
d’un spectacle de cirque…ce soir pour la première fois
grande parade des animaux… évanoui bientôt au vent de la vitesse
via la ville enjambée par monts et par vaux
jusqu’à l’allée centrale du Père-Lachaise
aperçue depuis la Roquette, en fuite
dans le feuillage du dix-neuvième siècle 
avec rappel de pavés carrossables -tu te souviens,
la plante en pot sur la tombe a gardé l’étiquette
de son prix, humble déco, pensée modeste
de passage à Paris, bons baisers à
Chopin, Baschung, Morrison, Piaf
dans le désordre des vivants visitant les morts
Edith, Alain, Frédéric, Jim
à l’heure où le rose avec du bleu bizarre
le soir décrypte la forêt où se cachent
les chats de toute obédience, nuance, témoins
ignorant durant des années que le mot ambulacre
existait –
puis exit du jardin, je ressuscite
plus au sud vers les quartiers que Richard et Le Noir
en leur temps rhabillèrent, simulacres,
et file en couleur de pluie.

rétablissement secteur nord-est



5
Par la fenêtre orientée à l’est le O du soleil
levant rougit le zinc des toits, le jour
est incertain, les nôtres aussi, à regarder
s’en venir l’avenir comme ça, en bras
de chemise accoudés, tête ancienne en forme
de gargouille prête à gerber sur le monde
le jour et les bruits se lèvent en même temps,
non ce n’est pas réel, la ville au réveil ne cesse
de déverser par les ouvertures des clameurs
de gens assassinés, doublées des sirènes
du salut, gyrophare blême, ce n’est pas une vie,
sortir, il faut sortir par les pieds, par les textes, un
début de poème, le voici :
Longtemps j’eus un réveille-matin en plastique
acheté en Allemagne de l’est – RDA, DDR -
,
frêle et maigre, inapte au travail je le tapais pour qu’il
arrête de sonner, acerbe ; en rétorsion
le lendemain il était muet, bloqué à la frontière
de rêves trop anciens, ne me réveillant plus,
c’était
au temps où nous vivions de simples pressions à fleur
de peau, partout des boutons réels à enfoncer
premiers contacts tactiles avec le monde
dès le matin plus ou moins réel dans la réelle
société plus décriée qu’un poème ancien, virgule…

Sans un regard pour le miroir il met son chapeau,
hésite à prendre un imper, d’un coup d’œil
à la vitre, la pluie semble assez peu probable
et puis après toute une vie de labeur et d’incon-
fort les dieux sont avec lui, la chance à nouveau sourit
dans la rue, les femmes sur son passage abandonnent
la sente de leur parfum menant à leur secret
souvenir de polichinelle qui les rattrape
place de la République, grosse épingle à nourrice
accrochant les quartiers épars ensemble
comme il en fut de la patrie, la Commune, la nation,
puis emprunte le bras de fer surplombant le canal,
son eau verrouilleuse –c’est le mot tellement
son indéfectible vert est rouille –
il y a près des quais des poulbots avec
cet air victorieux que donne un bonbec dans la bouche
à 7 ans, claquant la langue en signe de
joie, réussite, entière satisfaction
de l’instant et de soi, à la gare
ancienne et contemporaine, l’horloge indique l’heure
en vigueur, fuseau inchangé, corbeaux perchés sur la
corniche, en bas renards qui glapissent,
au croisement – noble étendard du prolétaire–
avec la feue ceinture rouge des boulevards,
revoici l’incarnat des arbres que des feuilles quittent,
mini-christs descendus de croix quand l’heure
n’est plus au prochain, mot usé quoique proche aussitôt
qu’on erre, ras du sol, à pied dans la ville.

Rien d’authentique, que du toc dans ce quartier,
le monde est notation, sans fin évalue
–j’aime, j’aime pas, j’aime à 3,5 sur 5–
et l’âge est déjà blâme, avertissement, renvoi
aux temps révolus du cent à l’heure où vivre
jusqu’à cent ans était prouesse, narration naïve
– trop tard, revenir sur ses pas ce serait
rebrousser phrase, chemin, récit de la marche ;
au Terminus de sa voix aigre il
acidule un peu l’atmosphère, atmosphère
des pensées au comptoir occupées à
boire lentement, formuler des sentences
alcalines, pH neutre, au calme entre deux godets,
par trop fatigué des pieds, des mots et des
enjambements, beautés distraites, à retrouver plus tard
le rire dans un autre bar où l’on danse
à la télé la jota, ferveur des bras levés
tous en même temps, forêt de castagnettes
et de poings au-dessus du zinc.

ne plus rentrer

7 octobre 2020
T T+