Étienne Vaunac | Remarques vénitiennes sur la peinture : Giorgione

Le miroir des gorgones
En dix ans, de 1500 à 1510, Giorgione a ouvert la voie à la peinture vénitienne moderne et permis l’avènement des Titien, Tintoret et autres Véronèse. Comment ? En faisant de Venise, non pas seulement un endroit où l’on peint, ni non plus le nom historique d’une école artistique (qui existait depuis Paolo Veneziano), mais le destin même de la peinture par un déplacement sans précédent de lapeinture depuis une problématique du refait (de le re-présentation) vers une problématique du reflet (de la transformation). Avec Giorgione, Venise est devenue la méthode de la peinture vénitienne. Avant lui, il y avait des peintres vivant et travaillant à Venise, il y avait même un style vénitien, il n’y avait pas du tout de peinture vénitienne.
La chose arriva dans un tableau dont nous ne disposons plus mais qui a fait couler beaucoup d’encre. De ce tableau, il nous reste plusieurs descriptions, dont la plus ancienne est celle de son compatriote l’écrivain et peintre lui-même Paolo Pino dans son Dialogo di pittura de 1548. Pino, mort encore plus jeune que Giorgione si cela est possible (il a quatorze ans au moment de la publication de son opus magnum), est l’homme qui inventa son surnom. Il défendait alors la supériorité de la peinture cisapenninique sur son homologue florentine. En pleine époque du paragone, qui imposait une rivalité entre les arts, Giorgione entendit dépasser la sculpture avec ses propres armes. À « la grande confusion des sculpteurs » – nous apprend Pino – Giorgione a peint un saint Georges armé et appuyé sur sa lance. Ses orteils trempent dans une source claire, à la surface de laquelle se reflète l’entièreté de son corps. Ce premier miroir « naturel » est augmenté de deux autres : un contre un tronc d’arbre, renvoyant la figure de dos et de profil ; un autre « de l’autre côté » et faisant voir l’autre profil du saint. Ainsi Giorgione entendait-il « soutenir qu’un peintre peut montrer une figure dans son intégralité d’un seul coup d’œil, ce qu’un sculpteur ne peut pas faire ». Ce tableau, dont le sujet offre d’emblée une image en miroir du peintre (Giorgio), met justement en scène le pouvoir du miroir. Ou plutôt faudrait-il dire : les pouvoirs du miroir. Car ils sont deux, et on prendra grand soin de ne les confondre pas. Le premier de ces pouvoirs – une faculté à vrai dire – consiste à restituer un espace (illusionniste) uniforme à l’espace réel et à homogénéiser les formes du visible. Plusieurs siècles plus tard, Marcel Duchamp le nommera : spéculaire. Le miroir peut produire des images assimilables à des choses reconnaissables. Ainsi peut-il rendre congruentes deux régions de l’espace non superposables l’une à l’autre, mais qui le deviennent lorsqu’on considère l’une et le reflet de l’autre (par exemple la main gauche et la main droite), c’est-à-dire précisément quand on passe par lui. Ce pouvoir ne tend que vers la ressemblance. Depuis l’expérience fondatrice de Brunelleschi en 1425 devant le baptistère San Giovanni de Florence, telle du moins qu’elle a été rapportée cinquante ans plus tard par Antonio Manetti, il aide les nouveaux peintres à restituer le plus fidèlement possible la mathématique (proportions, angles, profondeur) du monde. Bien entendu, cette restitution n’est rien d’autre qu’une invention (nous ne voyons pas le monde comme nous le présente la « forme symbolique » de la costruzzione legittima), mais elle n’a pour but que de nous donner une meilleure expérience du même monde. Placez un second miroir devant le premier : l’inversion est inversée, et tout se remet dans le « bon » sens. Le tableau-miroir est une « fenêtre ouverte sur le monde » (Alberti) – pas sur autre chose que ce monde. Mais les miroirs ont un autre pouvoir : miroirique (Duchamp). Si tel n’était pas le cas, ce qui est peint ne serait que feint. Ce second pouvoir – une puissance – repose sur la métamorphose hétérogène et dynamique des choses reconnaissables. Le miroir altère, transforme, différentie. Il est un vecteur de production de choses dissemblables, lesquelles ne sont des images de rien qui existerait au préalable dans ce monde. Giorgione le savait : l’ajout d’un troisième miroir permet de briser le cercle du même et de constater factuellement d’un simple coup d’œil que nous sommes de plain-pied dans ce don des forces.
Le cinéma nous a accoutumé à associer – mouvement oblige – le produit scalaire des miroirs à des surfaces moins réfléchissantes que traversantes, spécialement par le recours à des trucages « liquides » (cuve de mercure, bassin d’eau rétroéclairé, etc.). La fenêtre albertienne n’est pas qu’un point de vue : on peut l’enjamber et se faire la belle. C’est-à-dire avoir accès à un autre espace visuel plutôt qu’au même espace visible. Dans son Esthétique, Hegel rappelle que l’expérience de Narcisse se regardant à la surface de l’eau – tenue à partir du De pictura d’Alberti en 1435 pour l’origine légendaire de la peinture – – est incomplète tant qu’on n’y introduit pas un jet de pierres qui, venant troubler l’image, en réveillant précisément la matière liquide dans cette surface lisse et polie, permet à l’observateur contemplatif de lui-même d’accéder à l’invisible conscience de soi (l’ipse) et de ne pas être réduit à la circularité du même de la simple chose (l’idem). Venise ne reflète pas les choses : elle les performe dans une nouvelle opérativité de la vision désormais inoptique. Pour garder le lexique duchampien, Giorgione est le premier peintre à avoir peint des « tableaux malades ». Il n’y a pas de raison de douter qu’il en mourût. Taddeo Albano l’écrit à Isabelle d’Este, marquise de Mantoue, le 7 novembre 1510 : « Ledit Zorzi est mort d’épuisement autant que de la peste. » Il faut liquider les apparences pour que surgisse l’apparaître de l’apparition. Comment l’apparaître lui-même apparaît-il ? La question est énorme, même pour Giorgione : peindre les apparences, c’est bien, mais comment peut-on peindre comment les choses apparaissent ? Giorgione a posé une question vénitienne (transcendantale) à la peinture, et en a fait un art vénitien dans l’essence de la réponse qu’il pouvait y apporter. Avec Giorgione, la peinture vénitienne est devenue vénitienne comme un triangle possède trois angles.
La plénitude du génie de Giorgione s’exprime dans La tempête, peint entre 1506 et 1508, là encore – Venise ne laisse décidément aucun répit – l’un des plus hauts chefs-d’œuvre de lapeinture. L’histoire de l’art a porté ce tableau au pinacle : premier éclair représenté dans la peinture, premier paysage où la nature est plus importante que le récit anthropomorphe (avant Patinir et sans tenir compte de deux paysages de Lorenzetti en fait découpés a parte post dans des tableaux de plus grandes dimensions). La toile, de format modeste (83 x 73 cm), représente une nature d’apparence pastorale, un ruisseau, des ruines, des arbres, tandis que dans le fond un village est pris sous un ciel orageux zébré par la foudre. Sur la gauche du premier plan, un jeune homme debout ; à droite, une bohémienne pratiquement nue tenant un enfant dans ses bras. La qualité du personnage masculin est indécidable. Est-ce un soldat, comme l’a prétendu très tôt Marcantonio Michiel ? Est-ce plutôt un berger, comme le suggère le cadre bucolique ? La présence de la femme dénudée ferait plutôt pencher dans cette direction. Mais alors qu’au même moment le thème champêtre virgilien était devenu, au moment de la redécouverte de l’antique par les lettrés italiens, le cadre idéal des rêveries érotiques (comme en témoignent également les Vénus endormies de plein air dont le même Giorgione nous a donné en 1510 la matrice, achevée par son élève Titien), ici tout est très sage. Comme l’écrit très bien Philippe Sollers : « L’éclair est un serpent qui révèle les éternités différentes de la femme et de l’homme » (une couleuvre ou une vipère disparaît dans une fissure). Le sens est théologique, et le héron – oiseau depuis longtemps associé à la fureur sexuelle – est relégué à l’arrière-plan, à peine visible sur le toit d’une maison. (Ou bien l’homme est définitivement un soldat et il plane sur cette scène une tension de viol et de rapine en temps de guerre à l’insupportable pesanteur, faisant de ce tableau l’un des plus éprouvants et pesants de lapeinture. À moins d’y voir, comme Günther Tschmelitsch, une allégorie de Mars et Vénus… parents d’Harmonie.) C’est ce même hermétisme entre la femme et l’homme qu’exprime autrement (dans un climat surnaturel) D’Annunzio en 1895, qui tient la femme et son enfant pour une « apparition fantastique » : « [L’homme] ne communique pas avec les deux apparitions comme avec des créatures proches et vivantes, il n’esquisse aucune geste vers elles, car il est sait qu’elles sont évanescentes, et qu’il est seul. »
Quoi qu’il en soit de son invérifiable sujet – Moïse trouvé ? Parîs retrouvée (Federico Hermanin) ? naissance du philosophe Apollonios de Tyane (G. F. Harlaub) ? légende de saint Théodore (Nancy T. de Grummond) ? Adam et Ève (Salvatore Settis, suivi donc par Sollers) ? – qui est allé jusqu’ à susciter plusieurs interprétations alchimistes ou astrologiques, tant est grande la licence du peintre à associer des sources disparates, puisqu’il fallait tout inventer, et a même conduit un brillant historien de l’art comme Kenneth Clark à baisser les bras (« Son charme provient de ce qu’il défie toute logique »), La tempête est construit en miroir, mais dans un miroir que tout oppose et où rien ne se ressemble : homme/femme, seul/accompagnée, debout/assise, habillé/dévêtue, et ainsi de suite. La partie de droite est l’image exacte à toutes les transformations près de celle de gauche ; et vice versa. L’homme de droite est la femme de gauche vue par la peinture, et inversement. Quoi qu’il en soit de ce que le contenu de l’image représente, une chose est sûre : Giorgione y a peint, comme dans tous ses tableaux de la maturité, l’idée de la peinture comme transformisme des figures. Le tableau est le miroir de lui-même. Et comme disait Claude Lévi-Strauss, ce qu’une image transforme, c’est justement ce qu’elle choisit de ne pas représenter. Et le troisième miroir, objecterez-vous ? C’est nous-mêmes, tels que nous projetons dans l’image les menus détails de nous que nous faisons par la nuance de nos idées. Nous sommes le dernier reflet de la peinture.