Progrès technique et transformation sociale. L’IA pourrait-elle contribuer àhumaniser la société ?

Qu’est-ce qu’une invention technique ?

En termes abstraits, ou formels, une invention technique pourrait être définie comme un gain substantiel dans le rapport entre quantité d’énergie dépensée et quantité d’énergie produite.

Par exemple, une pomme est un bien de consommation qui fournit au corps une certaine quantité d’énergie (en l’occurrence calorique). Pour rendre sa cueillette économiquement rentable, il faut donc que la quantité d’énergie dépensée afin de récolter le fruit soit moindre que la quantité d’énergie qu’il contient, sans quoi mieux vaut, en termes de logique strictement économique, rester assis !

Il en va de même pour l’extraction de combustibles fossiles : il faut que l’énergie dépensée pour obtenir du pétrole soit moindre que l’énergie fossile contenue dans le pétrole extrait, sans quoi le travail est effectué en pure perte. Etc.

Une invention technique, en termes économiques, c’est donc un gain substantiel dans le processus de production, qu’il s’agisse de produire des pommes, du pétrole ou des services (santé, loisir, éducation, etc.). Mais cela peut être également un gain social et écologique : àefficacité égale, une technique écologique est préférable àune technique polluante.

(La question écologique par excellence, c’est de savoir si une technique moins efficace en termes de production, mais plus écologique, est préférable àune technique plus efficace en termes de production, mais moins écologique. Cependant l’écologie étant ici une question transversale, laissons-la de côté).


Progrès technique et vie en société

Prenons maintenant le cas d’un champ de pommiers, dans un pays imaginaire, àune époque lointaine. Pour vendre ses pommes sur le marché, le propriétaire du champ emploie des dizaines de journaliers, dont la fonction consiste àcueillir les pommes, àremplir des cageots, puis àporter ces cageots àla force de leurs bras depuis le champ jusqu’àl’entrepôt, d’où ils sont ensuite acheminés, àdos d’âne, au marché des fruits et légumes.

Un beau jour, un homme ou une femme a une idée : une roue, parce qu’elle roule, exige beaucoup moins d’énergie pour se maintenir en mouvement ! Il ou elle invente alors la roue, et son invention se propage rapidement.

Le propriétaire du champ aperçoit aussitôt le gain qu’il peut en tirer : il investit dans le progrès technique, il achète cinq brouettes et une charrette. S’ensuit que ses pommiers, qui auparavant exigeaient le travail de trente journaliers et dix ânes afin d’en acheminer les fruits jusqu’au marché, n’exigent plus que cinq journaliers, cinq brouettes, un âne et une charrette. Le gain d’énergie est donc substantiel : auparavant, il fallait la force musculaire de trente hommes adultes et de dix ânes pour récolter les pommes et les acheminer jusqu’au marché, il ne faut plus que celle de cinq hommes et d’un âne !

Cependant, en termes de conséquences sociales, le gain énergétique pour l’humanité ne se répartit pas équitablement puisque le propriétaire ne va dès lors plus embaucher trente journaliers, mais seulement cinq, les vingt-cinq autres se retrouvant sans emploi.

Les neuf ânes devenus inutiles pourront retourner àla vie sauvage, ou s’il s’agissait de bœufs fournir la boucherie voisine. Mais que deviendront les vingt-cinq hommes et leurs familles ? Ils seront sans ressources, exclus du processus de production et, en ce sens, exclus de la société.

C’est ce qui est parfois appelé un « Â effet pervers  »Â : une invention technique est un gain, un progrès, mais qui peut avoir, au moins dans un premier temps, des conséquences sociales négatives, telles l’augmentation du chômage et des inégalités de revenus. Dans notre exemple, le propriétaire du champ bénéficie du progrès technique, ainsi que les cinq journaliers qui continueront d’être embauchés et dont les salaires augmenteront sans doute (d’autant qu’ils auront appris àse servir d’une brouette ou àconduire une charrette), mais les vingt-cinq autres journaliers, exclus du processus de production, perdent leur travail et donc leur source de revenus.

(Une manière de déjouer les effets inégalitaires du progrès technique serait de collectiviser la propriété du champ, de sorte que le progrès bénéficie àtous et non àune minorité. Le problème est qu’historiquement, cette solution – la socialisation des moyens de production – a abouti une société bureaucratique, peu innovante sur le plan économique, et totalitaire sur le plan politique).


Qu’est-ce que l’IA ?

Le problème qui se pose avec l’invention de la roue, dans notre exemple imaginaire, est précisément le problème qui se pose aujourd’hui, mais àune tout autre échelle, avec le développement de l’IA : le gain est vertigineux en termes de progrès technique, mais il risque d’avoir des conséquences sociales également vertigineuses.

En effet, le développement de l’IA est un progrès technique littéralement extraordinaire, puisque cela consiste àrendre les machines « Â intelligentes  ».

La première Révolution industrielle a principalement consisté àmécaniser la force motrice, de sorte que la force musculaire de l’homme et de l’animal soit remplacée par la machine (ainsi dans notre exemple, une fois la charrette motorisée, le seul âne qui restait est devenu lui-même inutile). Mais la révolution de l’IA fait un pas de plus, un pas de géant, inimaginable il y a quelques décennies seulement, puisqu’elle consiste àmécaniser une force musculaire très particulière, d’une autre nature que la force physique : la force cérébrale (ou cognitive).

Proposons une image qui rende sensible le progrès technique en question : l’ordinateur est en train de dépasser les capacités du cerveau humain àla manière dont l’avion supersonique a dépassé celles de l’aigle. Les conséquences sociales en seront donc, en effet, vertigineuses.


Les conséquences de l’IA sur l’emploi

Depuis la première Révolution industrielle (1780) jusqu’ànos jours, les sociétés industrielles ont évolué vers une société dite de « Â services  », c’est-à-dire une société dont les machines assurent pour l’essentiel les fonctions productives de biens matériels (comme de labourer, semer, récolter ou de fabriquer une voiture), tandis que les êtres humains assurent les fonctions qui consistent àoffrir un service (un employé de banque, par exemple, offre un service, de même une infirmière, ou un chauffeur de taxi, lequel service peut être tantôt marchand, tantôt gratuit, selon des choix d’organisation sociale).

Or, le domaine qui jusqu’àmaintenant paraissait devoir rester en dehors des capacités de la machine, celui dit des « Â services  », est aujourd’hui, avec le développement de l’IA, en voie de mécanisation. En effet, l’IA est en train d’investir l’ensemble des « Â services  », depuis le chauffeur de taxi (bientôt remplacé par la voiture « Â autonome  ») jusqu’aux professions qualifiées et hautement qualifiées, intellectuelles et organisationnelles, dans des domaines aussi divers que la médecine, la justice, le journalisme ou la finance.

Il est donc àcraindre que le développement de l’IA, plutôt qu’il n’augmente le bien-être de nos sociétés, conduise àun chômage de masse et donc àla paupérisation d’une majorité de gens, depuis les basses jusqu’aux hautes « Â classes moyennes  », ce qui engendrerait vraisemblablement des bouleversements politiques considérables.

Comment pallier ce risque de paupérisation massive ? Faut-il empêcher le développement de l’IA ? Voilàqui reviendrait àse débarrasser de la roue afin de redonner du travail aux vingt-cinq journaliers privés de ressources (dans notre exemple ci-dessus). Et ce serait bien entendu absurde !


La possibilité d’une transformation sociale maîtrisée

L’avenir de nos sociétés dépend de leur capacité àarticuler de considérables progrès techniques àdes transformations sociales non pas subies mais réfléchies et décidées.

Ainsi, dans le cas de l’IA, pour que le progrès bénéficie au plus grand nombre plutôt qu’au petit nombre, il conviendra certainement de répartir plus équitablement les profits liés àson développement. L’idée d’un revenu minimum universel est par exemple souvent avancée par les chercheurs en IA : dans une société où les machines travaillent, laissant de plus en plus d’êtres humains désÅ“uvrés, il faudra peut-être convenir que l’attribution de ressources ne peut plus dépendre d’un travail, sans quoi ceux qui, demain, se retrouveront sans emploi, seront privés de ressources. Autrement dit, dans une économie quasi intégralement mécanisée, si l’adage selon lequel « Â tout travail mérite salaire  » resterait valable, en revanche, l’idée qu’un revenu suppose un travail ne le serait plus (àmoins que l’adage lui-même ne vaille plus, si l’orientation prise devenait celle d’une gratuité des services, rendant la recherche d’un revenu moins impérative).

L’enjeu du développement de l’IA sera donc, àplus ou moins long terme, de repenser la place du travail dans la société. Car dans un monde où la production des biens et des services dépendra de moins en moins de l’activité humaine, et de plus en plus des machines, il sera vraisemblablement nécessaire de repenser l’utilité sociale des individus non plus en fonction de leur capacité àproduire un bien ou un service, mais en fonction de leur capacité àcréer du lien social.

En effet, lorsque les machines se chargeront intégralement de la récolte et de la distribution des pommes, mais aussi de soigner les malades, de gérer les comptes en banque, de conduire les voitures, etc., ce qui deviendra essentiel, c’est de créer de nouvelles formes de lien social, puisque le travail strictement productif et économique, devenu le domaine des machines, n’assurera plus la fonction de socialisation qui était la sienne depuis la Révolution néolithique.

Donnons un exemple : lorsque l’IA aura définitivement remplacé l’humain pour ce qui est d’interpréter la radiographie d’un organe malade, le radiologue sera devenu inutile, mais le clown qui vient àl’hôpital réjouir des enfants malades, lui, sera devenu de plus en plus utile, et sa compétence pourrait donc être de plus en plus valorisée. Car si on peut aisément imaginer un robot clown, reste qu’il n’aura jamais l’humanité du clown, qui seule confère au rire qu’il suscite sa véritable dimension.

Autrement dit, ce que le développement de l’IA laisse entrevoir, c’est une société dans laquelle l’utilité sociale de l’être humain ne dépendra plus principalement de ses compétences techniques, sans cesse surpassées par les machines, mais de ses compétences relationnelles : l’individu qui sait faire rire des malades sera alors plus valorisé, parce que plus nécessaire, que l’individu qui sait placer un bien sur un marché financier, interpréter une radio du poumon ou jouer aux échecs, autant d’activités où l’humain est d’ores et déjàsurpassé par l’IA. Et la valeur de ces compétences relationnelles (celles du clown, de l’infirmière, du psychologue, etc.) sera de plus en plus importante àmesure que la machine remplacera l’humain dans tout ce qui relève d’une compétence exclusivement technique.


L’IA : une chance pour l’humain ?

Le développement de l’IA nous conduit ainsi àdistinguer deux domaines : d’une part un domaine de compétences dans lequel les capacités de la machine surpassent (ou surpasseront bientôt) celles de l’humain et, par conséquent, tendent àle rendre inutile (du strict point de vue économique) ; d’autre part un domaine dans lequel la machine est dénuée de compétences, si bien que c’est dans ce domaine que s’exerceront dorénavant les compétences de l’humain.

Ainsi, pour prendre un exemple extrême, mais d’actualité, il est possible d’inventer des robots qui possèdent des compétences techniques en matière de sexualité, et c’est d’ores et déjàun domaine de recherche florissant, notamment en Chine où le nombre de célibataires « Â homme  » est important. Mais une compétence technique en matière de sexualité n’équivaudra jamais àun sentiment amoureux.

Il n’est donc pas àcraindre que le robot remplace l’humain, sauf àperdre tout sens de ce qui est humain. Naît plutôt l’espoir que l’humanité soit peu àpeu déchargée des activités laborieuses, ne s’adonnant plus qu’àdes activités qui requièrent non plus une force physique ou cérébrale, mais le sens de ce qui est humain, par exemple réjouir un enfant malade.

L’IA représente donc àla fois un risque et une chance extraordinaires : le risque est celui d’un chômage massif et d’une paupérisation dramatique des classes moyennes, ainsi qu’une perte du sens de l’humain (àmesure, par exemple, que se développerait la sexualité « Â robotisée  ») ; la chance est celle d’une transformation sociale maîtrisée, désirée et pensée, qui assurerait le passage d’une société fondée sur la compétence productive et technique àune société fondée sur la compétence relationnelle, domaine qui est par excellence celui de l’humain, précisément au sens où l’on dit de quelqu’un, dans une situation donnée, qu’il a fait « Â preuve d’humanité  ».


Conclusion : le sens de la technique àla lumière de l’IA

Le paradoxe niché au cœur de l’histoire du développement des techniques pourrait dès lors s’avérer être le suivant : àmesure que l’humanité développe sa capacité technique, elle parvient às’affranchir des nécessités naturelles pour, finalement, se recentrer sur son domaine propre, celui des relations humaines.

3 juin 2021
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