Étienne Vaunac | Remarques vénitiennes sur la peinture :Tiepolo

De retour de Venise, il faut donc parler de peinture. On a rapporté des photographies et des idées.

Last blood

Commençons par le dernier épisode de la franchise. Giambattista Tiepolo est à Venise partout présent, au palais Labia, au Ca’ Rezzonico ; à la galerie de l’Académie où nous fûmes. En peinture, c’est comme en tout, il faut bien manger à sa fin. En matière de peinture vénitienne – en matière de peinture italienne – en matière de peinture picturale même, osons les mots qui fâchent, qu’est-ce donc que Tiepolo ? On a un peu trop vite fait d’avoir vu dans son œuvre le feu d’artifice rococo d’une manière frivole, amphigourique et désertée par l’esprit. On y reviendra quand même, que voulez-vous… Mais Tiepolo, ce n’est évidemment rien de tout cela. Tiepolo est le nom de la fin de la grande peinture italienne. Après lui, rien (jusqu’au futurisme ou De Chirico, mais ce n’est déjà plus de la peinture) ; avant lui, tout. Une fois qu’on a dit cela, on a dit quelque chose de très important – qui permet de situer calmement Tiepolo parmi les cinq ou six plus grands peintres de l’histoire de la peinture –, mais on n’a pas tout dit car cette fin n’est pas n’importe quelle fin, cette fin n’est pas extérieure à la peinture antérieure, elle ne lui arrive pas comme un accident qui viendrait l’arrêter depuis son autre côté (la galanterie, la futilité, etc.). Tiepolo est même l’un des peintres les plus sérieux qui soient – et du seul sérieux qui soit : celui qui jamais ne se prend au sérieux. Tiepolo, c’est la peinture italienne empoisonnée par elle-même. Bouffie de son venin. Infectée par sa toxicité. Sa célèbre célérité de confection vient de là : il faut s’en débarrasser le plus rapidement qu’on peut. Bien agiter le bras pour faire gicler le jus. Le pus. C’est la peinture devenue enfin auto-immune. Chez lui, les formes « inoffensives » des ornemanistes, de la légèreté, de la fantaisie dissimulent les vices les plus abominables, les images les plus aberrantes, tel cet enfant du Fléau des serpents tétant un sein cadavérique, telle cette Danaé « patatoïde » (l’adjectif est chez Calasso à propos d’une Vénus) aux fesses déformées par la cellulite et offertes au désir d’un Jupiter sénile au corps décati, tel encore l’enlèvement d’une Europe spectrale et insomniaque attendant sur le rivage on ne sait trop quoi, on ne sait trop qui, ni comment, tournant le dos à la vacance du monde, comme surprise au sortir d’une débauche, apprêtée comme dans le boudoir de la décadence de l’être, et son regard halluciné et catatonique vers le spectateur, tandis qu’un angelot au visage dément ne trouve rien de mieux à faire que de l’arroser d’urine… Et j’en passe. Tiepolo, c’est le regard – pour reprendre un lexique que j’ai employé ailleurs – in-oculé.

Le fléau des serpents, 167 x 1355 cm, 1732-1734
Courtesy of Gallerie dell’Accademia di Venezia
Le fléau des serpents (détail), 167 x 1355 cm, 1732-1734
Courtesy of Gallerie dell’Accademia di Venezia

Le fléau des serpents de 1732-1734, toile étirée dans le sens reptilien de la longueur (164 x 1356 cm) visible au rez-de-chaussée des Gallerie dell’Accademia, mais qui recouvrait initialement la partie inférieur du chœur suspendu de l’église Saints Cosmas et Damien, est la représentation même en abyme du sort de la peinture. Le sujet littéral en est biblique : pour avoir douté de Dieu pendant la traversée du désert, le peuple d’Israël est puni et succombe sous la morsure des reptiles. Yahvé se prend pour Laocoon. À Moïse, qui le supplie d’arrêter l’hécatombe, il enjoint d’édifier en son honneur un gigantesque serpent de bronze, qui guérira quiconque le regardera. Le poison est le remède, et ce serpent préfigure la Crucifixion du Christ, qui lui aussi aura à se défier d’un serpent (les tentations du démon) et à le devenir (la « mue » de la Résurrection). Le récit est découpé en trois épisodes délimités par des cadres somptueux imitant des stucs et entrecoupés de cadres en faux bois doré enrichis d’éléments végétaux pulpeux et de festons de fruits opulents, qui accentuent la dimension paradoxalement sensuelle, et délétère, de la scène et exaltent l’effet illusionniste de corps pointant comme des crocs dans l’espace du spectateur. Le thème avait déjà été exploré par Tiepolo dans une douzaine de feuilles de jeunesse, esquissées à la plume puis aquarellées. On peut dire qu’il lui tenait à cœur.

Le rococo, chez Tiepolo, est un piège. C’est le piège derrière lequel il s’est caché toute sa vie pour qu’on lui foute la paix. Chez Tiepolo, c’est tout l’inconscient frelaté, usé, rincé, de la peinture qui explose dans son autre – l’illustration décorative, le mondain, le postiche –, dans son autre autre, en une langue visuelle de très haute cruauté. Sous des dehors bénins, sentimentaux, cotonneux, on ne comprendrait rien à oublier qu’en italien le doux n’est rien d’autre que le morbide, et inversement. Morbido.

Tiepolo est le peintre le plus intolérable. Le plus ignoble. C’est le peintre métaphysicien ultime du toc, de la machinerie théâtrale, du faux théologique, du faux héroïque, du faux dramatique. Du faux faux. Bref, de la nature même du réel. Le tout avec la désinvolture comme seule pratique épistémologique. Roberto Calasso, qui lui a consacré un essai admirable, parle en pleine Europe des Lumières d’un « renversement épistémologique ». Le seul autre métaphysicien – par mots celui-là – avec lequel son siècle le compare est Sade. Chez Sade aussi (où tout est toujours l’objet d’une mise en scène du regard), nous assistons à un basculement épistémologique inouï : celui de la raison du progrès et des philosophes culbutée par-dessus tête, déchirée et dépecée par les passions et l’époque naissante des machines et des rythmes industriels. On se tromperait à croire qu’il y a moins de cruauté chez Tiepolo que chez Sade. Qu’a-t-il à faire des robes de chambre d’Odette Swann ou d’Albertine, je vous le demande ?

Avec Tiepolo toute la peinture prend fin. Maurice Barrès l’avait parfaitement vu quand il écrit dans Un homme libre, son deuxième roman, que « tout le peuple des créateurs de jadis il le répète à satiété, l’embrouille, lui donne la fièvre ». Par la peinture, il faut entendre la situation historique de la peinture depuis Brunelleschi, Masaccio et Piero della Francesca, qui a vu de très nombreux peintres, de cultures et d’ambitions très différentes, suivre plus ou moins les mêmes règles, le même canevas visuel avec une remarquable stabilité hégémonique pendant plus de trois siècles. Après Tiepolo, il n’y aura plus la peinture : seulement des peintures et des peintres – très divers les unes, les autres. Tiepolo a enterré la peinture au moment même où le père Bach a unifié la musique, c’est-à-dire pareillement le concept tonal et mélodique de musique, ses formes afférentes et ses instruments de prédilection (y compris ceux qu’il ne connaissait pas), dans quoi tous les compositeurs postérieurs se couleront jusqu’à Schönberg, et dont Mahler a été le crépusculaire. Tiepolo et Bach sont à la charnière, l’un à la fin, l’autre au début, de deux moments culminants du génie artistique occidental : la peinture italienne renaissante, maniériste et baroque ; la musique allemande baroque (émancipée de l’Église et des influences étrangères), classique puis romantique. Tiepolo est le Mahler de la peinture. Son Maler (son peintre, le peintre de la peinture) – on sait d’ailleurs ses liens avec la Bavière.

Son malheur sublime. À suivre.


Le peintre et les extra-terrestres

J’ai dit précédemment combien – à défaut de comment – Tiepolo a mis fin, volontairement ? involontairement ? à lapeinture (c’est ainsi que je désignerai désormais ce concept historique). Pour comprendre comment il s’y est pris, il faut sans doute revenir en deçà de la cruauté, de la comparaison à Sade, et se replacer dans le giron de la raison raisonnable.

Au palais des Doges, on trouve sur la fin du parcours, après avoir traversé les Plombs dans les deux sens, une admirable Venise prosopopique recevant les hommages obséquieux du dieu Neptune (un autoportrait moral ?). Tiepolo y met en scène ces deux caractères humains préférés, on peut dire même obsessionnels : un vieillard empressé auprès d’une blonde atteinte de proptose thyroïdienne. C’est, assuré, le décollement de rétine. On peut noter à partir de là plusieurs choses.

L’offrande de Neptune à Venise (détail), 135 x 275 cm, 1740-1745
Courtesy of Fondazione Musei Civici di Venezia

Dans cette commande comminatoire peinte entre 1740 et 1750, on a partout les pieds dans l’eau, cela va de soi, mais c’est une eau qui signale que Tiepolo n’a jamais aimé peindre que des ciels (le haut). Ça, c’est quelque chose que Calasso dans Le rose Tiepolo voit très bien : la souveraineté, la lumière, la grâce aérienne des figures volatiles et gazeuses. Une fois qu’on a remarqué que la peinture de Tiepolo pratique sur les figures humaines une opération à ciel ouvert – finalement très christique (Tiepolo est un saint) –, il ne faut pas s’arrêter en si bon chemin. Parce que, comme on s’en doute, ce n’est pas n’importe comment que Tiepolo peint le ciel. Il est même le premier peintre à peindre ainsi le ciel. Il est le premier peintre à peindre le ciel par au-dessus. Bien sûr, on continue de nous montrer ce qui se passe sous le ciel, toute cette peinture est sublunaire, comment pourrait-il en aller autrement ? Essayons de voir plus grand. Il faut quand même se demander aussi pourquoi Tiepolo place autant de scrupules à toute faire pour se débarrasser de la nature terrestre dès qu’il en a l’occasion – où sont les forêts, les prés en fleurs, les raies mantas ? En revanche, que de troncs dépouillés, de pivoines coupées, de rochers ingrats ! – pour nous glisser entre les yeux toujours un nuage ou un autre bidule flottant à la place. Dans certains cas, le ciel lui-même, qui est encore la forme de notre côté de l’autre côté, est évacué comme dans Vénus demandant à Vulcain les armes pour Énée.

Tiepolo est le dernier peintre parce qu’il est le premier peintre « extraterrestre ». C’est toujours au fond très christique, on n’en sort pas et c’est très bien, et ce, alors même que Tiepolo n’est jamais parvenu à peindre un Christ correct. Qu’est l’union du premier Homme « terrestre » et du deuxième Homme « céleste » – c’est saint Paul qui parle – si ce n’est une rencontre du troisième type (de la Trinité, cela va sans dire) ? On va facilement à Venise du trident à la Trinité.

La question extraterrestre, Tiepolo ne se la pose évidemment pas du tout comme nous. (Encore que… mais n’anticipons pas.) Il se la pose de la seule manière possible à son époque : celle qui en fait aussi le précurseur visuel de Kant. La question extraterrestre, chez Tiepolo, c’est la question de peindre ce qu’on voit comme si on le voyait depuis l’autre côté de notre monde. Ce n’est rien moins que la question de la chose en soi et de ce qui se dissimule derrière le brouillard des apparences. Venise : deuxième planète à partir du soleil. Dans Le rose Tiepolo , Calasso a deux trouvailles rhétoriques précieuses, mais qu’il laisse tomber un peu trop vite : la « fluidité transcendantale » et la « césure anthropologique ». Être peintre à Venise, c’est être nolens volens dans une position kantienne. Le peintre vénitien, c’est un peu comme Monsieur Jourdain : il fait du Kant sans le savoir. Et avant même que la grande philosophie kantienne existe. Qu’est-ce donc que Venise ? Il est temps de se poser la question. Réponse : c’est un endroit, peut-être le seul endroit sur Terre, et encore pas du tout, Venise c’est déjà tout à fait littéralement extra-terrestre, c’est le seul endroit donc où nous rencontrons plus de reflets des choses que de choses elles-mêmes. Tout, à Venise, n’est que mascarades, illusions, représentations, faux-semblants, miroitements, feintes, larves à la surface de l’eau ; tout autour, entre, dedans. « Reflets insolites dans l’eau de la lagune »/« Reflets glissants dans les vitrines et sur le parquet en mosaïque de la Bibliothèque Saint Marc » (Blaise Cendrars). On l’a dit et répété, mais en a-t-on tiré tous les enseignements ? Vivre à Venise, ce n’est pas tant vivre au milieu des phénomènes et des simulacres (ce qui arrive partout) que vivre dans la phénoménalité du phénomène de phénomène. Venise, c’est bien avant la Critique de la raison pure le témoignage empirique de l’impossibilité d’accéder à la chose en soi pour l’expérience humaine du monde (l’étymologie le confirme : la lagune et la lacune sont une seule et même chose), mais aussi la possibilité – dans laquelle s’est rué Tiepolo – d’accéder à cet inaccès. C’est là très précisément la manière dont il met fin à lapeinture qui pendant trois siècles n’a eu pour ambition que d’élaborer un catalogue opératoire de figures et de formules visuelles censées pouvoir représenter un monde à habiter.

Tiepolo ouvre le ciel en deux et déchire le rideau de la phénoménalité – comme dira Hegel. Et il le fait dans la seule direction non humaine que s’autorisera aussi Kant de manière insistante toute sa vie, dans une philosophie débarrassée de Dieu, jusque dans des ouvrages tardifs comme Vers la paix perpétuelle et Anthropologie du point de vue pragmatique : l’existence extraterrestre ; les autres êtres raisonnables mortels. (Tiepolo meurt l’année même de la Dissertation de 1770, c’est-à-dire de la rupture avec toute la métaphysique qui a précédé et qui lance l’aventure critique – essayez de ne pas croire dans la métempsycose après ça…) Pour percer les phénomènes et ce que l’Homme peut seulement voir, il fallait un regard orienté vers le non-humain. Ça, c’est précisément le rôle des femmes « suprahumaines » (Yves Bonnefoy) de Tiepolo, qui toutes, à l’instar de la Venise en son palais ducal, présentent le même type physique. Le visage ovale (parfois rond), les yeux étirés en amande, les pupilles très noires (il arrive que la couleur prenne toute la surface apparente du globe), le front large et la chevelure haut plantée, la silhouette littéralement « scorbutique [scorbutica] » (Roberto Longhi – qui l’emploie pour dire « grincheux », « ronchon ») : les Vénus de Tiepolo sont des Martiennes. Voyez encore la fille de Pharaon dans Moïse sauvé des eaux ; voyez la Bienheureuse Laduina ! Nous seuls, qui avons pris majoritairement l’habitude de représenter les extraterrestres voisins – c’est une précision décisive sinon comment pourraient-ils parler pour l’Homme ? – comme des êtres anthropomorphes mégalocéphales dotés d’yeux de poisson, et plus du tout comme des espèces de chauves-souris aux pieds en ventouses, avons le recul pour nous en apercevoir. S’invite dans la peinture, pour la première fois depuis les épisodes fondateurs de la perspective linéaire, un regard outre-humain, ou plutôt – c’est ce que j’appelais dans ma première remarque l’intoxication de la peinture par elle-même – s’avère ce qui toujours fut : que d’emblée toute lapeinture est largement décentrée de l’humain (le monofocalisme d’une créature à un seul œil) et que toute la perspective n’est qu’un « vertige horizontal » (Paul Virilio), comme si le paysage avançait devant nous en se fendant en deux et passant sur les côtés de notre champ de vision. D’emblée, la perspectiva artificialis et la costruzione legittima n’ont eu qu’un seul objectif : nous faire voir notre monde comme si nous tombions du ciel. Comme si nous tombions des nues. Rien à voir avec l’anthropocentrisme et la culture de l’individu remâchés par les manuels et les professeurs. La peinture de la Renaissance est un vaste projet de déterrestration. Pas étonnant que Léonard de Vinci se soit autant intéressé aux machines volantes. De l’une aux autres, aucune différence.

Car c’est par là que tout pour nous a commencé.

16 juin 2025
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