Entretien croisé (2/2) avec Bernard Noël, Florence Pazzottu, Julien Blaine, Jean-Marie Gleize et Justin Delareux, par Emmanuèle Jawad.
Entretien croisé (2/2) avec Bernard Noël, Florence Pazzottu, Julien Blaine, Jean-Marie Gleize et Justin Delareux, par Emmanuèle Jawad.
Entretien croisé 1/2 voir ici
Emmanuèle Jawad : Votre livre, Julien Blaine, se construit autour de 5 faits d’actualité : L’attentat à Charlie Hebdo, la mission spatiale « Rosetta », une critique de la politique américaine dans une troisième section, une Revue de Presse dans la quatrième, et le cinquième fait se rapporte à la Jungle de Calais. Comment se sont opérés ces différents choix ?
Julien Blaine :
L’attentat à Charlie,
en fait les attentats m’ont ramené à ma vieille obsession sur la responsabilité, la barbarie, la criminalité, la cruauté de tous les monothéismes. Nous, l’espèce humaine, nous avons autour de 100 000 ans, eux, l’espèce inhumaine n’ont que 6000 ans, depuis leur origine ils se massacrent, soit ! Mais pire ils nous massacrent…
À partir de leurs textes, de leurs prophéties, de leurs rites, de leurs dogmes et de mes expériences animistes et des spiritualités premières je voulais rappeler ça, preuves à l’appui.
Le reste des faits dans ce livre est allé de soi
la mission Rosetta se rapporte à la première partie du livre, c’est une mission, une expérience humaine, en référence au cosmos à comprendre, à connaître, selon le minéral. En effet nous risquons de savoir qui nous sommes, l’origine de la planète Terre grâce à une comète et ce à l’aide, aussi, d’une terminologie totémique. L’araignée, le scarabée et quelques dieux des anciennes mythologies sont les compagnons de voyage des savants missionnaires et du poète terrien et terrestre.
Ce XXIe siècle en son début sera l’échec ou la réussite littéraire, politique, sociale, économique du combat des femmes, de leur conquête réelle de l’égalité entre les sexes et de leur vraie liberté hors de tout paternalisme ou patriarcat. Alors j’aurais voulu influencer Hillary Clinton dans ses choix, la conseiller, la poussant à revendiquer dans ses inspirations les Pussy Riots et les Femens, mais elle ne m’a pas écouté et comme mes compagnons amérindiens de la Longue marche elle a échoué.
Et ce fut, et ce sera le cirque partout, de Washington à Paris et de Buffalo Bill à Zorro. J’espère néanmoins qu’il restera une ou deux squaws pour scalper un président blond-platine ou gris-argent.
Les grévistes de 1338 et moi avons un ancêtre commun, l’éléphant !
Nous sommes topographiquement voisins, politiquement proches.
Et nous avons toujours une lutte à mener, pour, moi, la perdre, eux la gagner.
On ne peut se taire devant La jungle de Calais ou les ruines d’Alep.
Emmanuèle Jawad : De quel statut ou encore de quelle forme, pour l’un comme pour l’autre, Florence Pazzottu et Bernard Noël, Frères numains peut-il se revendiquer : une lettre, un manifeste, un appel ? « Je sais que vous préfèreriez un poème ». D’autre part
« il faut bien l’aiguiser d’abord, poème, son tranchant, sa portée, et l’ouïe et le regard aussi » (p.9). Cette forme que prend le livre quelle qu’en soit sa définition peut-on la considérer comme une tentative de mise en lien entre pratiques littéraires et politiques ?
Florence Pazzottu : J’ai écrit les quelques pages de Frères numains le 8 mars 2016 (la date n’est pas indifférente, je ne peux pas l’éclairer ici mais j’espère que certain(e)s comprendront), alors que je tentais de monter Trivial poème, un film tourné l’année précédente à Beyrouth, et je n’avais pas alors l’intention de lier pratiques littéraires et politiques, j’éprouvais seulement un profond sentiment d’urgence qui, à peine les premiers mots surgis, "les détracteurs ne sont pas les détraqueurs", m’a fait délaisser ce jour-là toute autre tâche pour suivre le mouvement complexe de ce qui était à penser là. Je ne suis d’ailleurs pas sûre d’avoir jamais employé moi-même ce terme, "pratiques littéraires", même si je comprends bien ce que vous nommez ainsi, non sans raison, et même s’il me semble évident qu’une partie de mes activités s’apparente à de telles pratiques, ce n’est pas ainsi que je les vis ni les pense, sûrement parce que je ne peux imaginer séparément ma vie et l’écriture et qu’il était donc cohérent qu’une écriture politique réponde un jour à la dimension politique de l’existence (la mienne notamment).
Ce court texte a en effet une forme particulière, il se déplie en une seule longue phrase, de part en part travaillée par la tension entre l’écrit et l’oral. Je ne le nommerais pas poème, même s’il ne fait de doute qu’il s’agit d’un texte écrit par un poète. Il peut évoquer le manifeste ou l’appel, cependant il n’appelle ni n’annonce ; il s’adresse. De quoi s’agit-il ? Je dirais d’un discours, mais qui se surprend lui-même — nourri par la chance et la force du dialogue ? C’est en tout cas, et précisément, ce qui m’est arrivé et m’arrive, et ce dont, je l’espère, Frères numains témoigne et porte la possibilité, celle d’une pensée qui s’invente en s’adressant, et celle d’un nous, d’une pensée singulière qui se découvre commune, au vrai sens du mot.
Il y a sûrement une part de provocation dans le "je sais que vous préfèreriez un poème", mais je crois qu’il y a plus que cela. Le poème, dont l’idée est présente dès le titre qui évoque Villon et Cohen, le poème est évidemment convoqué par la phrase qui d’une certaine façon le met à distance, par la phrase même qui dit que ce n’est pas là un poème, par la phrase donc qui affirme aussi que ce qui est tenté et jugé nécessaire à ce moment-là du dépliement du discours c’est d’aiguiser le poème, de préparer au poème aussi, pour qu’il porte loin, s’il peut, d’aiguiser dans le même temps le regard et l’oreille qui le recevront. Oui, il s’agit, au fond, de lier ici, en un certain sens, la poésie et la politique, de déclarer que pour qu’il y ait poème comme pour qu’il y ait de nouveau, vraiment, de la politique, un pas de côté doit être fait, un écart doit être tenu et un espace créé.
Il ne suffit plus de déconstruire, de dénoncer, de toucher aux mécanismes du discours-simulacre. D’autres d’ailleurs l’ont fait et le font, bien mieux sûrement que ce minuscule "Discours aux classes intermédiaires". La singularité de ces quelques pages tient pourtant, peut-être, à ce qu’elles proposent, d’une manière performative donc, une coupure et une liaison (assemblage, rassemblement), le partage d’une expérience lors de laquelle la rhétorique et la langue, la langue de tous les jours mais travaillée, découpée et tressée, deviennent les vecteurs d’une vision autre de la situation qui, lorsqu’elle s’éprouve, libère un horizon.
Ainsi le "hisser hors" de la caverne s’est-il inscrit dans le mouvement même d’écriture et d’adresse du texte. C’est en cela, sans doute, qu’il n’est pas un discours politique au sens où en l’entend la plupart du temps, un peu confusément d’ailleurs, mais qu’il l’est, peut-être, précisément, en un sens non traditionnel, et que quelque chose de l’ordre du poétique opère en lui et par lui, également.
Pour conclure, oui, on pourrait voir (j’aimerais assez que l’on voie) dans ce texte une petite invitation, parmi d’autres, à repenser les liens entre poésie et politique, et à le tenter à partir du mot Frères.
Si le défi le plus important des temps qui viennent est d’élaborer une nouvelle "symbolisation égalitaire", selon l’expression du philosophe Alain Badiou, en s’opposant à la néantisation terroriste de l’inhumaine-humanité et au nihilisme du "tout est marchandise", de l’équivalence générale, mais sans encourager aucunement le retour sous le joug de l’Un et des valeurs traditionnelles qui garantissaient la domination (les dominants puisant dans la soumission à l’Un la justification et les ressorts de l’ordre inégalitaire qu’ils imposent), alors cela ne se pourra qu’en réinventant hors du champ religieux résolument — poétiquement ? politiquement ? — ce qu’on entend par ce mot : frères, — non pas retenti et chu du plus-haut ("Qu’as-tu fait de ton frère ?") mais traversant de part en part (et lui révélant peut-être que ce mouvement de traversée la fonde, à la fois une et multiple) l’humanité nue.
Bernard Noël : En découvrant Frères numains, je ne me suis pas interrogé sur sa forme mais abandonné au plaisir de lire un texte qui satisfait également ma pensée et mon goût de la justesse entre la réflexion et son expression. Dès les premières lignes, l’emportement provoqué par cet accord m’a entraîné jusqu’au bout, sans jamais la moindre perte d’intensité. Le lien entre pratique littéraire et politique est ainsi parfait mais il me semble aller de soi que si ce texte peut passer pour un modèle, il ne fait que porter à la perfection une interpénétration naturelle entre écriture et pensée.
Emmanuèle Jawad : Les questions relatives au suffrage universel, aux majorités, à la marchandisation, au pouvoir, à la violence sont autant de notions et d’analyses que l’on retrouve dans vos essais, Bernard Noël, et dans la postface du livre de Florence Pazzottu. La situation actuelle est abordée dans cette postface avec de nouvelles données sur les réalités sociales et politiques (chômage, revendications, évocation de Nuit Debout etc). Le regard porté sur la société, quelles qu’en soient les périodes historiques, se doit-il d’être éminemment critique ? Comment appréhender les réalités politiques d’aujourd’hui ?
Bernard Noël : Essayer de comprendre amène-t-il au point de vue critique ? Sans doute si écrire entraîne au retrait et non à l’adhésion comme c’est évidemment le cas aujourd’hui. La situation politique actuelle en France, je la vis comme désespérée et je cherche désespérément comment m’armer de ce désespoir…
Emmanuèle Jawad : Les documents iconographiques, Julien Blaine, occupent une place essentielle dans Lecture de 5 faits d’actualité par un septuagénaire bien sonné. Le rapport texte/image produit des échos, des résonances et affirme encore la portée politique du livre. D’où proviennent ces images, ces documents ? Quels sont les statuts précisément que vous avez voulu leur donner ?
Julien Blaine : Les images sont récupérées dans la presse, sur internet, auprès de quelques amis photographes ou simples témoins, voire de moi-même. Je les transforme, je les « traite » avec toutes sortes de programmes informatique en ma possession : ils sont nombreux et variés.
Tout document image ou texte est écriture.
Et mieux qu’en dire il vaut mieux les lire dans le livre…
Emmanuèle Jawad : « Il faut construire des cabanes » est une proposition réitérée dans Tarnac, un acte préparatoire. Cet énoncé est qualifié dans un précédent entretien (création et critique, entretien avec Jean-Marie Gleize sur Libr-critique) de « mot d’ordre ». Dans Extrait des nasses, cet autre énoncé « Nous préparons des projectiles ». Faut-il considérer ces deux propositions comme des résonances, des formes différentes mais finalement communes de résistance au monde actuel dans lequel nous vivons ? L’énoncé « Nous faisons pousser des ronces » qui clôture le livre participe-t-il de ce même constat sur le monde et de la nécessaire résistance à celui-ci ? Comment entendre ces propositions ?
Jean-Marie Gleize : Oui, ces propositions, et d’autres (« Nous habitons vos ruines, mais. .. ou encore « Aller vers un arbre ») sont des propositions liées à notre façon de ressentir le contexte hostile, et d’y être ou d’y répondre. Elles disent, du moins c’est comme cela que je les comprends, certaines des formes que prend notre « activisme ». Pour ma part je considère que ces formules, une fois « trouvées » ne nous appartiennent pas, ou sont un matériau commun qui peut (et devrait) circuler librement. Il se trouve que très récemment, à la demande des éditions Le Bleu du ciel à Bordeaux, j’ai confié à la plasticienne Julieta Hanono, la réalisation d’une affiche à partir de certaines de ces propositions, ou « formules », inscrites en noir sur noir. Ce sont des séquences brèves qui sont comme « produites » (ou reproduites, ou citées) au terme d’un certain nombre de parcours, au fil de mon travail d’écriture. Je dis qu’écrivant je « parviens » à ces formules. Une fois formellement stabilisées, elles peuvent sauter d’un livre à l’autre et prendre diverses « postures » en différents contextes. Points d’arrivée, elles sont aussi des points de départ, pour relancer l’écriture vers ailleurs, plus loin. Elles sont des tremplins. Elles sont aussi comme des « mots d’ordre » politiques, des manières de slogans décalés. En tant que telles, il me semble que leur devenir est à la fois en texte et hors texte : destinées à circuler après le livre, au gré de l’utilisation que chacun pourrait en faire dans la vie « courante ». Il s’agit donc de rendre « publiques » ces formules, de les donner à voir, de les libérer.
Justin Delareux : Pour ma part, oui il y a résonance. La phrase « Nous faisons pousser les ronces » a été prélevée d’un texte écrit en 2014, où j’écrivais un territoire industriel dépeuplé que je connaissais et parcourais souvent. J’ai lu ce territoire dévasté comme un exemple fort de ce qui nous était laissé. Un territoire avec des bouleaux, ni morts ni vivants, juste secs, des ronces, beaucoup de rouille au sol et de mercure, puis des planques. Ici, les ronces sont la seule présence végétale qu’il reste, ce pourrait aussi être un amas hostile qu’il faut franchir, quelque chose qui nous force à ralentir, parfois à nous entraider, quelque chose qu’il faudrait cultiver. Ce n’est pas un mot d’ordre, c’est une phrase délibérément sortie de son contexte, dans le but de l’envoyer, dépouillée, vers le lecteur. Les mots d’ordre doivent être écrits sur les murs (d’ailleurs ils le sont), sur les édifices, les casernes, si on les retrouve dans les livres, ils deviennent des citations, des aides-mémoire, des renvois ou rejets. Quand à la résistance, elle est là. On résiste déjà aux coups que nous porte notre propre corps, puis il y a le quotidien, à quoi s’agrège un nombre infernal d’attaques et d’intimidations. On porte aussi les tristes habitudes de la classe sociale qui est la nôtre, aucune confiance en soi, difficultés à sentir son existence comme légitime, séparé des lieux et des moyens de productions jusqu’à être séparé de sa propre puissance, le capitalisme produit des morts et la marchandise qui les célèbre. Une révolution aujourd’hui serait tout à fait légitime et souhaitable, mais voilà, nous ne savons pas trop comment faire, nous sommes séparés, nos quotidiens sont enrayés par des désirs et des peurs qui ne sont plus les nôtres, nous reproduisons nous-mêmes les systèmes de domination, qui semblent nous rassurer et nous contenter. Si le capitalisme nous enrichit un jour, c’est pour nous appauvrir le lendemain, le capitalisme ne propose rien et les pouvoirs travaillent au maintien des pouvoirs.
Emmanuèle Jawad : Sans expliciter avec précision le contexte social et politique actuel, celui-ci reste prégnant dans Extrait des nasses. Dans quelle mesure ce contexte a-t-il porté l’écriture de ton livre ? D’autre part tu évoques dans un énoncé la notion de document (« Littérature fragments (…) Documents » p.20). Quels outils ou matériaux d’écriture mis en place dans la réalisation de Extrait des nasses ?
Justin Delareux : Comme je l’évoquais précédemment, Extrait des nasses n’a pas été écrit de manière linéaire, il n’y a pas eu de développement, de début et de fin. En fait, Extrait des nasses a été achevé, par un geste simultané de construction et de destruction, de prélèvement et de montage, de manière brutale. Baselitz dit « agressive act », Jorn parle de vandalisme ou encore de modification, je me situe là. Aussi, lorsque je n’écris pas, je dessine ou je peins. Il y a souvent des allers et retours entre ces différents langages, l’un ne pouvant réaliser l’autre etc.
Le contexte dont tu parles est difficile à situer précisément, le livre a été « terminé » fin 2015, il est composé d’un ensemble de phrases, toutes prélevées brutalement dans un ensemble de textes plus denses issus de trois années d’écriture, on remonte à 2012, 2013 donc. Dans quelle mesure le contexte porte l’écriture ? C’est certainement que je ne peux détacher mon regard du monde qui nous entoure (ou nous qui entourons le monde). Nous sommes en vie, malgré tout. On nous impose un certain nombre de lois que rien ne justifie, on nous impose un certain nombre de dispositifs qui eux-mêmes disposent de nous, nous devrions subir, asservis, toutes ces normes absurdes, dominations, subir le même étalage d’hypocrisie depuis des siècles, observer inertes la manière dont on nous écrase et empêche tout ce qui pourrait nuire au bon déroulement d’une histoire qui n’est plus la nôtre ? Je suis en vie et j’ai un corps, un corps que je dois porter, malgré tout. C’est aussi notre lot commun. On porte son corps comme on porte le monde. Le contexte est celui-là. Je pourrais parler d’un autre contexte, dans lequel ma génération a grandi (avec d’autres), celui de la Terreur et du Spectacle, d’un capitalisme producteur de nihilisme. D’autres contextes portent l’expression : la solitude, la conscience de classe, l’art, le désœuvrement. Face à cela, je dois dire que mon engagement n’en n’est pas un, il faudrait parler de désengagement. Le contexte est aussi celui d’une grève quotidienne, qui n’est pas une fiction et qui n’est pas romantique, qui n’est pas non plus le statement d’une œuvre d’art dite politique. Le contexte quotidien est celui de l’instabilité et de la dureté. Il est aussi celui de l’enfance et de la résistance par la création.