Anton Beraber | De la dernière terre émergée | Semaine 51

Extrait du Journal au lundi 14 décembre
« Le Zoom a balbutié, le Zoom est mort. On a d’abord perdu les voix ; les visages subissent d’intéressantes déformations, rendus à leur palette primitive, à leur schéma de construction qui, je le découvre, tient de l’étoile de vecteurs et pose la question d’un centre (un @nicolasvermeulin en ferait quelque chose de fort). Puis le visage lui-même saute et je me retrouve seul dans l’éternité suspendue de 15 heures 15. L’air chargé de sable, dehors, a plongé la Ville dans cette demi-nuit dorée : sans doute les dysfonctionnements de l’Internet doivent-ils beaucoup à cette tempête que la presse annonce depuis deux jours. La réunion se poursuit à l’autre bout de la Ville, vais tâcher de les rejoindre en voiture avant que ça finisse. Zoom : je me demande quelle trace le mot laissera dans la langue. La fortune des noms déposés, plus qu’incertaine, exige beaucoup de la poésie et d’abord, parce qu’en contrepartie de leur néant sémantique leurs inventeurs ont fignolé le sillage sonore, de la poésie inférieure des chansonniers …“ la diredondaine d’un Béranger ou d’un Vian représenterait pour celui-ci une première marche vers l’immortalité. La concurrence avec son emploi précédent ne paraît pas l’encombrer, le zoom photographique concerne assez peu de monde, on m’assure de surcroît que les vrais photographes zooment peu. D’ailleurs ce nom-là résiste, ce n’est déjà plus Zoom que nous utilisons mais des logiciels spéciaux, compliqués, offrant pour ce qui est de la sécurité des garanties béton : je retiens, pourtant, qu’en plus de supporter aussi mal que les autres les pluies de sable sur la Ville ces coûteuses interfaces n’ont pas su imposer leur nom à leur usage. Nous Zoomons. Bien sûr, je ne crois pas un mot de ce que j’écris : ce nom-là mourra avec les autres, trop unanimement subi et, surtout, trop intimement lié à l’abâtardissement général des signes tel que nous l’ordonna le siècle du rien dire."

Extrait du Journal au mardi 15 décembre
« La Ville est riche en fous. Il en arrive des trains entiers au fur et à mesure que s’élime autour de nous le périmètre habitable. Les fous ont quitté le Haut-Pays où, qu’en sais-je ? le soleil tapait trop fort, ou le vent, ou la scintillation insupportable des étoiles dans l’air trop pur, ou les miroirs qui, l’air toujours, y sont particulièrement cruels. Ils ont brûlé la poignée d’assignats froissés qu’ils épargnaient depuis Sadate et dans le wagon où l’armée les entasse ils gardent pour seuls bagages des souvenirs de fumée, les gerçures du désert de sel et la peur, toujours un peu, que je comprenne qu’un jour ils ont mangé du serpent. Car j’en vois souvent, c’est à moi qu’ils s’adressent, et malgré les reproches d’Elsa je les écoute …“ un peu. Il y a deux ans j’ai entrepris une sorte de catalogue dont rien ne reste : de voir comme j’y perdais pied m’a fait tout jeter. Je garde un fragment sur le charbonnier d’en bas de chez moi parce qu’il ressemble à un type que j’ai connu à Grenade, ou à Georges Moustaki ou au Polonais qui m’avait offert l’hospitalité en 2007 : les trois visages du Juif errant. Un autre sur le bawab de la rue Ismael Seri qui saluait en allemand. Un autre, d’hier seulement, quand nous filions vers 6-Oktober : le Fou nous attendait sur le pont. A demi-nu malgré le froid, il traversait la quatre voies en courant sous le nez des voitures, je crois qu’il essayait de les toucher. Nous l’avons frôlé comme les autres …“ Moustapha, que rien n’impressionne, sait que son rôle dans le destin est de ne ralentir jamais. Quand je me suis retourné, bien qu’assez loin déjà, je l’ai vu debout sur le terre-plein, forme de christ mais cocké, qui riait à s’en décrocher la mâchoire …“ et je vous jure que sur un million d’ automobiles c’est la nôtre qu’il fixait. »

Extrait du Journal au mercredi 16 décembre
« Semaine particulièrement éprouvante : les douleurs qui m’épargnaient depuis trois semaines rallument dans la nuit du corps comme des torches. Je fais le tour des médecins de la rue Noubar : salles d’attente exiguës, la moquette sur les murs est jaunie par le tabac, ’Scènes de la Campagne d’Égypte’ en copie de copie mais le verre est tombé, reste le cadre seul. Les bons docteurs se contredisent ou bien me comprennent mal. Rappelons que dans le dialecte de la Ville le vocabulaire du souffrir est d’une étonnante précision, leur patois s’est poli à tous les degrés de la chose, moi je prends un mot pour un autre et donne l’impression d’avoir rêvé. Pour deux cents guinées ils me prescrivent des fluidifiants, de coûteuses gélules de plantes et des sachets qu’il faut surtout ne jamais prendre, insistent-ils, si après vous devez conduire, garder des enfants, travailler sur du 220, manipuler des armes à feu ou signer des actes officiels. Le dernier toubib, un retraité de la marine de guerre, me regarde le fond de l’œil et sobrement commente : « Vous savez, personne n’est immortel. » Il me conseille …“ c’est inédit …“ une radiographie de la mâchoire et parce que je n’ai vraiment pas mal là, il s’explique : il y a une nouvelle machine à l’hôpital américain, un engin sensas qu’ils ont fait venir de Floride pour les mâchoires seulement, tant mieux, parce qu’en réalité c’est là que tout se passe. Puis il me gronde : qu’attendez-vous ? Ils font un tarif de lancement. »

Extrait du Journal au jeudi 17 décembre
« Hier soir, le voisin m’a envoyé son fils. Ahmed F. est en Première aux Frères de La Salle, à deux rues d’ici ; il passe cette année des épreuves de français et son père s’inquiète. Les épreuves en question n’ont pas bien changé depuis mon temps à moi, cette année c’est l’Apollinaire des Alcools et bien sûr personne n’accepte que je n’y connaisse rien : n’est-ce pas que j’écris des livres ? Je fais servir au jeune homme un café dans mon bureau. Nous examinons les pièces du recueil avec curiosité : bizarre poésie de bric et de broc, mal racinée dans la jointure des deux siècles, traversée ça et là de vers superbes qui doivent plus à Baudelaire qu’au pauvre Guillaume (le Signe, par exemple). Parfois, entre deux blocs de lave, la matière plus pauvre du sentiment immédiatement vaporise …“ c’est Verlaine qu’on lit alors, voyez l’« Odeur du temps, brin de bruyère » . Une jeune fille m’aima jadis sur ces beaux octosyllabes, à Versailles où je faisais mes classes, elle les copiait à l’encre verte sur l’intérieur de mes mains. Je suis tout surpris, par contre, de l’approche proposée par le professeur ; dans le cahier d’Ahmed ce ne sont que figures compliquées tout en -isme et en -ité, jargon de sorbonnagre repompé des pires pages de Quintilien, soi-disant clefs de lecture plus propres à verrouiller qu’à ouvrir. La poésie vraie ne supporte pas d’être réduite à ses éléments, pas plus que le cadavre ne se relève d’une leçon d’anatomie. J’essaie, mais très maladroitement, de faire observer au jeune homme comment la puissance du vers s’accumule dans les mots parfois très banals, chargés comme électriquement par des rythmes qui ne doivent rien à la métrique des manuels, comment des réseaux d’impulsion veinent cette verdeur mystérieusement intacte malgré le temps et l’espace. Mais la compétence des analystes, là aussi, a ravagé le fragile jardin des lectures pour soi au profit, si l’on peut dire, de froides perspectives pavées pour grand public - et qui n’attirent que les joggeurs. »

Extrait du Journal au vendredi 18 décembre
« Façon de contrepoint à la fin du monde, j’ai emmené ma fille à un anniversaire. C’est un compound du Grand Ouest dont le nom, Dreamland, valide aussitôt mon pressentiment inquiet : on sait que dans ces terrains mal gagnés sur le désert le rêve ne souffre guère de contradicteur. Je découvre, après le checkpoint principal, une cité quasi mort-née, des piscines vides, des chats en nombre infini malgré les carabines des gardes. Ma fille née dans le centre de la Ville n’a jamais connu tel silence : elle pleure dans sa manche et demande demi-tour. Ceux que nous rejoignons habitent un appartement charmant mais le seul de l’immeuble ; le mari a doublé la porte d’entrée de plaques de fonte et conserve dans l’amphore à parapluie un démonte-pneu à portée de la main. Nous déjeunons de plats commandés …“ il n’y a pas de marchés ici et les cuisinières n’acceptent de venir que dans l’étroite limite des heures de jour. Quand nous sortons faire le tour du pâté, je suis tout surpris de me trouver un goût pour cette architecture moderne : jardins fantomatiques, cliquetis des drisses sur les hampes nues, le ciel rogne souverainement le bord des fenêtres. L’air vaguement piquant vous trouve plus vite qu’ailleurs le fond des bronches. Qui ne reconnaîtrait pas ici les formes trop droites des utopies ratées : l’empreinte d’une pensée d’homme sur le sable du monde, sa gloire et ses formules du bonheur possible ? L’homme, de vrai, c’est pas grand chose : Dreamland n’est pas même construit que tout tombe déjà, dessus le square central la grande roue du lunapark tourne en grinçant dans le vent gris. Moustapha, qui a exploré le coin en m’attendant, sur le chemin du retour me parle de l’odonymie fantastiquement décomplexée que les promoteurs ont fait peindre sur les panneaux : il y a des Champs-Élysée, une Fifth Avenue, une Rambla. L’idée me viendra en soirée que le monde que j’ai connu, Paris, New York et Barcelone, toutes ces villes sombrées depuis n’ont peut-être servi qu’à guider les coursiers d’Uber Eats dans cette ébauche de ruine où ils entrent à contrecœur. »

Extrait du Journal au samedi 19 décembre
« A un moment je suis dans un corridor sombre, on écorche mon nom et parce que j’ai le masque mes lunettes se couvrent de buée. C’est l’adresse qu’on m’a donnée pour le test covid. Plongée brutale dans le siècle à laquelle rien ne préparait : je n’ai jamais eu de télé, Internet c’est ce Journal point barre, je lis uniquement la presse du régime où cette réalité-là se trouve agréablement nimbée. On voudrait remonter le fil des événements qui vous ont amené dans un endroit pareil mais la voix qui s’énerve après vous n’en laisse guère le temps. J’ai toujours observé l’actualité à distance respectable, en brute. Une main suffirait pour lister les points d’intersection entre ma pauvre ligne et la grande Histoire : la fois où, par un zèle d’imbécile, deux jours après sa mort je fis retirer le nom de Jacqueline de Romilly de l’annuaire des professeurs en Sorbonne, un meeting de Bernie Sanders à Washington Square où par hasard je fus interviewé et …“mais il ne m’appartient pas d’en parler davantage …“ le portefeuille de Robert Boulin que mon grand-père ramassa une nuit de braconne dans Rambouillet désert. Il dut y avoir, de mon vivant, des catastrophes mondiales et des élections décisives, des voix énormes qui naissent ou se sont tues, des crises : la rumeur m’en parvient de temps à autre, je conserve dans une chemise quelques Unes de Libération mais cette chemise, où est-elle ? La peste de Wuhan, comme le reste, fut très longtemps un vague parfum de peur dans l’aléatoire des choses, guère plus. La fermeture des frontières eut lieu à une période où, de toute façon, je ne sortais pas. Mais le test, maintenant : l’infirmière d’emblée me tutoie. Les corps lancés dans l’espace voient leur masse augmenter à la mesure de l’accélération : dans le corridor semé de cigarettes, pendant que j’encaisse les G sans rien dire, la petite monnaie qui m’est restée en poche commence de brûler. »

Extrait du Journal au dimanche 20 décembre
« Près de 22h quand je m’assois à mon bureau. Je n’ai rien à dire : il faudrait, sinon, lever le voile sur ce qui doit rester tû. Je n’ai pas de photographie non plus, restent les ratées, les flous faciles et les ombres d’ombres qui ne plaisent qu’à moi. Je vais quitter la Ville, enfin : mardi matin pour rentrer à Paris, et cet été, définitivement. Il m’est arrivé d’en discuter avec Boutros dont l’échéance approche aussi : le dernier soir, que ferons-nous ? J’irai boire un café à Halawa sans rien dire à personne, ou bien à Halawa lui-même mais à voix basse, en coupable. Je remonterai à pied le chemin qui sépare Mounira de Bab El Louq en longeant le ministère de l’Intérieur comme il y a longtemps, et je projetterai une dernière fois des vies possibles ou des désirs de feu dans les fenêtres des couchés tard. Boutros, lui, sous un prétexte quelconque organisera une party au Fayoum ; au milieu de la nuit, quand ils seront tous saouls, sans prévenir personne il rejoindra la grand route et arrêtera vers l’aéroport la première voiture venue. Ce qu’on a amassé ici sédimentera dans les combles, le bawab vendra la vaisselle, les ampoules intactes et les Efferalgan. Les livres, j’en ai peu et de peu de valeur ; je sauverai la Chanson de Roland, l’Odyssée de ma grand-mère et Taxi, de Khaled El Khamissi, que la bibliothèque réclamera en vain. Triste et beau, la poésie facile des départs, la vie tout entière en une poignée de soirées pareilles, et le serment de revenir qu’on n’honorera pas. Se souvenir, mais l’effet est nul, que c’est hasard si j’ai ma place dans la Ville : une discussion dans une pizzeria de Belgrade, en 2012, sous de petites gouaches mal faites de la côte amalfitaine. Bien sûr, je voudrais arracher des choses qui traînent comme quand on traverse un lieu interdit : les trophées d’une victoire que personne ne remporte et dont, plus tard, on rougira. En marchant dans une rue sombre, il y a dix minutes, je me suis arrêté pour prendre cette inutile photo et la garde m’a sifflé ; nous partirons comme des voleurs, et, dans une certaine mesure, c’est vrai que nous avons volé."

Extrait du Journal au lundi 21 décembre avant suspension...
« Aujourd’hui, un idiot s’est présenté à mon bureau pour une requête, croit-on. La morale de la Ville n’autorise pas ma secrétaire à leur barrer le passage. L’idiot monologue dans sa langue à lui ; la langue des anges et des oiseaux, la langue qu’on entend dans les rêves ou dans certains codes militaires ; les mots qu’on reconnaît ne doivent leur place dans le flux qu’à la plaisante façon qu’ils imposent de rondir la bouche (je reconnais au moins deux fois دوالي, les varices, deux مطرة, la pluie et une magicienne : دجالة). Comme à chaque fois, je suis intimidé. Il y a dans ces visages une force inconnue mais capable, encore, de s’opposer au désordre des apparences …“ force dont l’absence chez moi me donne la consistance spirituelle d’un biscuit mouillé. L’idiot, l’étymologie nous en avertissait, incarne une forme de perfection dans l’art d’être soi ; de là vient que personne ici n’oserait seulement rire. C’est aussi, sur une échelle combien plus intimidante, l’onde de surface d’un vaste déplacement souterrain, reste mal amuï d’un cataclysme d’avant les ramifications de la matière humaine, dont je suppose qu’il entraîna jadis aussi les pierres et les arbres : car tout dans l’idiot est ancien. La Ville leur reconnaît des droits inaliénables : se promener nu, pleurer sans raison, vous donner la date de votre mort quand bien même vous vous bouchez ostensiblement les oreilles. Il parle, j’étais à préparer mon voyage de demain, l’interruption du Journal, le silence des chambres étrangères et personne ne songe à le chasser. Bien sûr je ne comprends rien …“ certitude, aussitôt, qu’on ne me demande pas tant de comprendre que d’être spectateur de quelque chose de grave mais de beau. Les varices, la pluie, la sorcière. Quittons nous sur ce poète vrai. »

27 décembre 2020
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