Jérémy Liron | F - comme fol

« Dieu aide aux fols et aux enfants »
Proverbe

« Mais personne, me dit-on, n’offre de sacrifices à la Folie, personne ne lui élève de temple. Très juste ! Et je m’étonne assez - je l’ai dit - d’une pareille ingratitude. »
Erasme

« Et il n’y a pas plus de folie chez celui qui jette les grenades que chez celui qui plume les patates. »
Apollinaire

Fou, dit-on, Friedensreich Hundertwasser Regentag Dunkelbunt qui traça une nuit avec ses étudiants une ligne continue et mouvante sur les murs de sa classe ; qui en fut renvoyé. Celui qui posa nu avec sa longue barbe dans des sandales de sa fabrication qui le rapprochaient un peu de ce photographe marginal tchèque, Miroslav Tichý, allure de vagabond qui entre les grilles du parc, voyeur libidineux, photographia sa vie durant les jeunes femmes offrant leur corps au soleil, les suivait dans la rue, en embuscade, pour fixer ses visions. Et Charles Simonds greffant dans les fissures des murs de New York, de Pékin, de Venise miniatures, des ruines de cités imaginaires ; dans ses performances où il se filme nu émergeant de l’argile, maculé et bâtissant brique à brique une de ces villes miniatures sur son propre corps terreux. Fou, Marcel Duchamp qui élabore longuement des histoires cryptiques pleines de métaphores obscures, d’associations, de jeux de mots ; passe les dernières années de sa vie à composer - méticuleux - la scène d’un drame étrange que l’on regarde par l’œilleton d’une porte. Hans Bellmer et ses figures hybrides, érotiques s’interpénétrant. Oskar Kokoschka et la poupée d’Alma Mahler. Fous les rites qu’invente Ana Mendieta se couchant sur la terre ou parmi les feuilles. Francesca Woodman se photographiant nue dans une maison vide sous une tapisserie ou tenant un miroir et qui – essayait-elle comme elle l’écrivit en légende d’une photographie de se muer en ange ? – se défenestra. Folle Gina Pane se scarifiant, montant et descendant une échelle hérissée de piques ou de lames de rasoir. Marina Abramović, se soumettant aux délires pervers du public, s’épuisant ou risquant sa vie avec son compagnon Ulay ; jonchée sur un tas d’os de boucherie sanguinolents qu’elle nettoie un à un. Chris Burden qui demande à un ami de lui tirer une balle dans le bras. Paul McCarthy dans ses débordements grotesques, scatologiques. Karel Appel et le mouvement Cobra, ces dadaïstes nihilistes prônant la bêtise, le non-sens, le mauvais goût. Ces surréalistes délirant et obscènes. Folle Louise Bourgeois nommant fillette un pénis monstrueux qu’elle tient malicieusement sous son bras, maman une grande araignée. Authentiquement fou, malgré son nom, cet Augustin Lesage qui, après avoir au fond d’une mine entendu une voix se met à peindre d’invraisemblables compositions symétriques grouillant de détails. Ce facteur qui, buttant sur une pierre lors d’une de ses tournées, s’engage à ses heures perdues à la construction d’un étrange palais. Marcel Bascoulard qui aura laissé quelques dessins de paysages et de villes, des poèmes et cartes de géographie de son cru, une collection d’autoportraits photographiques travesti en femme - sa mère ayant été internée pour le meurtre de son père et lui-même, vivant près d’une casse automobile dans la cabine d’un camion désossé avant d’être étranglé par un marginal. Vertigineux, comme on disait au siècle précédent de ceux et celles que l’ivresse ne quittait plus titubant dans les ruelles, invectivant la lune. Dégénérés, tous ces artistes de la modernité sacrifiant la figure et la belle proportion sur l’autel du délire de la ligne brisée, des outrages et de la couleur pure. « Tortures qu’il fait subir à la forme humaine » comme s’il taillait à notre propre visage, « négation de l’homme ». Folles les forêts étranges de Max Ernst, les élucubrations enfantines de Miró. Et si, quelques semaines après la Libération, de ces œuvres interdites on fit une exposition au Salon d’automne rebaptisé pour l’occasion Salon de la Libération, accrochant Soutine, Léger et Picasso, c’est pour crier à son tour après les Nazis que ce n’est même plus de la déformation mais « de la folie lubrique », « une atteinte à la dignité ». On interdit les femmes enceintes, les enfants, les personnes fragiles et on se rua perversement attiser une curiosité malsaine, cracher la haine de l’étrange ou de l’étranger comme on crachait celle du juif. En Pologne les quelques rescapés fantomatiques qui rentrent des camps trouvent leurs maisons occupées, on les repousse, les accuse de tout et leur jette des pierres. Avait-on cru tirer quelques leçons de l’histoire ? L’art moderne dit-on est communiste et juif. Leur place est avec les buveurs d’absinthe, les maudits.

A seize ans on n’est pas plus sérieux qu’à dix-sept. On écrit Le bateau ivre.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres…

Tout exil et ivre. Jadis des récits narraient la nef des fous. On a en mémoire celle de Bosch. Avant que la folie ne s’enferme, on y sonde quelques équivoques puissances obscures. Sacré, le fou, à la volonté de Dieu, pour inquiéter les sages. Aristote l’a écrit : l’homme de génie est toujours mélancolique. Quelques mois avant que les Nazis s’emparent du pouvoir, paraît sous une fine couverture glacée bleue – un bleu semblable à celui de la couverture d’Ulysse de Joyce – la partition typographique de l’UrSonate de Kurt Schwitters. Un condisciple aux Beaux-arts en connaissait au moins la première section par cœur qu’il interprétait devant nous sur demande. Folles onomatopées, folles gesticulations. Folie encore se heurtant à une folie autre dont elle était la contradiction car cette folie-là, le savait-on, était une résistance ténue mais opiniâtre. Pensées émues alors pour Tristan Tzara et Hugo Ball dont j’essayais de dire le sérieux tragique à qui voulait seulement d’un geste balayer l’excentrique : « Ce que nous appelons Dada est un jeu de fous dans le vide, qui a impliqué tous les grands problèmes […] tel un geste de gladiateur ; un jeu avec des restes minables […] l’exécution de la moralité prétendue. » Hugo Ball au cabaret Voltaire se faisant déposer sur la scène dans cette tenue rigide, mitre de carton doré récitant Karawane. Comme des décennies plus tard David Bowie chantera immobile dans un costume inspiré des ballets d’Oskar Schlemmer, lui aussi porté sur scène, The man who sold the world.

Et ce bon vieux Erasme faisant son éloge : « Donc, parmi les mortels, les plus éloignés du bonheur sont les adeptes de la sagesse. » Et Nietzsche à Turin qui selon la légende, le 3 janvier 1889, croise une voiture dont le cocher fouette violemment le cheval, s’approche de l’animal, l’enlace et éclate en sanglots, interdisant à quiconque d’approcher, s’effondre et après une phase de délire, sombre dans une longue catatonie et meurt. Fou le geste, folles les pleurs, la liberté et qu’elle se dise. Fou le refoulé qui fait retour, le marginal qui s’affirme, les beautés bizarres ou terribles.

Mieux vaut s’éloigner de ces convulsions, ces grimaces ; de leur influence néfaste. Retrouver sous ses pieds les parquets cirés du Louvre ou d’Orsay. Les peintres d’alors ciraient aussi leurs moustaches et se tenaient droits, palette à la main, presque austères, graves en tout cas à l’inverse de ces chiens fous / Fou l’andalous Buñuel / Ils siégeaient à l’Académie, au Salon. Voyez de Bouguereau Les Oréades : « Les ténèbres se dissipent ; radieuse l’aurore paraît et colore d’une teinte rose la cime des monts. Alors s’envole vers le ciel une longue théorie ; c’est la troupe joyeuse des Nymphes qui, pendant la nuit, prenaient leurs ébats à l’ombre des grands bois, au bord du fleuve aux eaux tranquilles ; elles quittent la terre, et, sous les yeux des faunes étonnés, regagnent leur patrie et les régions éthérées où habitent les dieux. » Sur deux mètres trente-sept de haut le corps laiteux de femmes nues multiplié dans toutes les postures du rêve que donne à un tapis de feuilles mortes un violent et soudain coup de vent ou un ballet rageur. Il n’y a rien de plus saint pour l’esprit. Rien de plus normal. Cabanel, un classique qui a du métier lui aussi, en a déposé une sous le prétexte de Vénus qui semble sommeiller, immense, sur la crête d’une vague figée survolée par un quintet d’angelots joufflus ivres et tapageurs profitant discrètement du coin de l’œil de son impudeur. Il l’étend sous vos yeux incrédules dans les grandes largeurs. Vous pensez malgré vous au Jardin de la France de Max Ernst dont la figure féminine alanguie songe entre deux eaux. « J’honore la rivière, susurre Mallarmé, qui laisse s’engouffrer dans son eau des journées entières sans qu’on ait l’impression de les avoir perdues, ni une ombre de remords. » Si cela vous échauffe allez voir le strict, voir l’austère Poussin, les Bergers d’Arcadie qui découvrent dans la campagne un tombeau, le petit théâtre artificiel des Funérailles de Phocion ou La Manne, peint pour le mécène Paul Fréart de Chantelou, qui « contient, sans le paysage, trente-six ou quarante figures, et est, entre vous et moi, un tableau de cinq cent écus », le peintre ajoutant un peu plus loin, dans la marge, à son intermédiaire : « Accommodez donc l’affaire avec lui comme il vous semblera à propos. J’en désirerais encore deux cent écus d’ici. » La Manne donc, densément peuplé de figures pathétiques n’a pas l’extravagance des élucubrations modernes, ni la sensualité voilée des femmes mythologiques aux contact desquelles, grandeur nature, peau de pêche, vous remontent vos lectures latines, vos thèmes et vos versions. Le sujet fait référence à l’épisode de la chute miraculeuse de la manne, un pain céleste permettant opportunément de nourrir les Hébreux au milieu du désert du Sinaï, un mois et demi après leur sortie d’Égypte : « et le matin il se trouva une rosée répandue tout autour du camp. Et la surface de la terre en étant couverte, on vit paraître dans le désert, quelque chose de menu et comme pilé au mortier, qui ressemblait à ces petits grains de gelée blanche qui pendant l’hiver tombent sur la terre. Ce que les enfants d’Israël ayant vu, ils se dirent l’un à l’autre : Manhu ? c’est-à-dire : Qu’est-ce que cela ? car ils ne savaient ce que c’était. Moïse leur dit : c’est là le pain que le Seigneur vous donne à manger.  »

On se dispute encore pour savoir si c’était de la viande, des cailles qui tombaient du ciel comme neige, ou des graines de coriandre « pensant que ce fût aussi une viande offerte de la main de Dieu, il en voulut tâter […] quant à la forme, elle ressemblait à […] la gomme d’un arbre qui ressemble à l’olivier. Quant à la grosseur, elle était comme de la graine de coriandre », ou s’il fallait vraiment « peindre des gens dans une si grande langueur et encore faire tomber cette viande miraculeuse de la même sorte que tombe la neige, puisqu’on la trouvait tous les matins sur terre comme une rosée », ce qu’entre nous, si l’on juge de la chose la tête froide, c’était sans doute : des perles de rosée givrées.

3 octobre 2024
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