Frédéric Lefebvre | Darshan
« Dans le sens de "vision", le darshana (ou darshan) est une pratique consistant à assister à une scène ou à voir un saint personnage, une statue de divinité, un guru, etc., dans la croyance que cette vision apportera au spectateur une partie des vertus attribuées au personnage ou à la scène à laquelle il assiste. »
Louis Frédéric, Le Nouveau dictionnaire de la civilisation indienne
Toute ma vie, j’ai attendu ce moment : qu’il revienne.
Dit comme ça, ça n’a pas de sens. Je n’ai aucune croyance impossible. Seulement de ne pas mourir.
Donc la vie était sous ce signe : attendre. Espérer. Travailler. Réussir. Prolonger. Et encore, et encore…
Toute ma vie, j’ai vécu intensément le désespoir.
Ma vie a pourtant été courte. Ou longue. De papillon ou d’éléphant. D’instant ou de siècle. Pleine de tout ça. De tout. Riche. Et sans ostentation. Caverneuse. Lumineuse. Question de rythme, d’angle, d’éternel retour et de cycle. Printanière. Automnale. En fête. Vécue.
Je n’en dirais pas autant de mon père et de ma mère. Une retenue, une hésitation, un je ne sais quoi de dissimulé… Récit à venir. Mais quand ?
Il faut s’y mettre. Les (bons) modèles ne manquent pas. Celui-ci m’est particulièrement cher : Richard Ford, Entre eux. Entre père et mère. Deux évocations, écrites à trente ans d’intervalle, qui ne cachent pas les interrogations, les doutes, réunies en un livre – un fils – unique.
Celui-là aussi, j’ai voulu le voir de mes yeux. Un jour, à Vincennes, en banlieue parisienne, il était là. Il donnait une master-class, une conférence. Une apparition. Un darshan. Il était là, sur l’estrade. J’imagine l’estrade… Je n’ai rien vu. Je ne l’ai pas vu. Des gens, comme moi – surtout des femmes, m’a-t-il semblé –, étaient venus pour l’entendre et le toucher, se pincer comme dans un rêve. Mais par naïveté, sans avoir réservé sa place et en arrivant à l’heure juste, c’était trop tard. Par la porte du fond de la salle entrouverte, plusieurs personnes dont j’étais tentaient d’apercevoir, de voir de l’autre côté, au-delà de la foule assise. La salle comble. Le bonheur comble de l’écrivain vieilli, honoré dans un autre pays que le sien, un pays qui lui était familier aussi… L’Américain à Paris. Entre deux portes, dit-on…
Echec.
C’est un livre merveilleux, que je regrette de ne pas avoir écrit.
Dans un autre récit, il raconte l’histoire d’une femme qui meurt à Paris, brusquement, en ayant caché sa maladie à son compagnon. Deux Américains, il neige, il pleut dehors, c’est l’hiver, leur chambre donne sur le cimetière Montparnasse.
Qui meurt volontairement, s’administre une solution.
Matthews arrive trop tard, elle a voulu faire vite. Une situation difficile.
Toute ma vie, dirai-je en tête, la situation a été difficile. Mon père mort, pas enterré, et je suis arrivé trop tard. Je suis descendu de l’avion. La route depuis Roissy était silencieuse et longue. C’était un jeudi. Un jour d’été – un jour ou deux après l’été. Mon père mort, le cercueil fermé, pas de procession, pas de darshan.
La procession des jours. Des jours à faire vivre ma mère.
J’étais en Inde. J’avais vu des idoles, des temples et des cimetières. J’étais jeune.
La vie commençait.
Les parents sont en nous. Nous sommes entre eux. L’héritage est immatériel. La vie continue.
Sur le tard, ma mère a eu une idée : afficher, sortir de l’ombre d’une bibliothèque, d’un arrière-plan, le portrait de l’ancêtre. Comme dans les galeries nobiliaires. Comme dans les châteaux. Nous avons pris une photo de ma mère posant à côté du portrait de l’ancêtre. Une gravure des années 1820. On ne savait plus qui était qui. La ressemblance est un phénomène génétique. Deux siècles ont passé. Le ténor chantait, il était italien, venait avec femme et enfants en France, à Paris, pour y vivre, pour y chanter, pour enseigner et faire carrière. Assez modestement. Stendhal le trouvait froid, inexpressif, et la voix faible dans certains registres – mais il chantait juste. Berlioz le jalousait : ils avaient été collègues au Conservatoire et obtenu la Légion d’honneur en même temps, ce qui était un affront ! Balzac se souvenait de l’avoir entendu, au Théâtre Italien. Des écrivains et un musicien qui l’ont vu – et entendu. Sur la grande scène.
Il est possible que je ressemble à mon père, à ma mère. Qui sait ?
Je m’occupe aussi d’autre chose. Des gens, du monde.
Le darshan, c’est l’apparition, la monstration, c’est être vu et voir.
Provisoirement, mon père et ses restes sont au cimetière Montparnasse, dans le caveau de famille de ma mère. Provisoirement.
C’est déjà ça.
On peut donc y lire son nom et ses dates, sur le côté d’une tombe.
C’est déjà ça. C’est la Légion d’honneur. Le firmament.
De la fenêtre de l’hôtel, dans le récit de Richard Ford, on peut tout voir, tout lire. Mystérieusement.
C’est ce que je veux croire.