Gérard Cartier | Du coup de foudre
On se souvient que dans La Grande Beune (Verdier, 1996), un jeune homme est nommé instituteur à Castelnau, un village imaginaire des fins fonds de la Dordogne, dans les « cercles du bas » du pays néolithique. Dès qu’il la voit, il tombe raide de désir pour la buraliste, une grande femme vive et laiteuse, « vaste mais étranglée », parée dans ce trou perdu comme une actrice hollywoodienne, des sequins d’or aux oreilles et des talons de fable. Après ses cours, il se poste sur la via Yvonnae, le chemin qu’emprunte Yvonne pour rejoindre son amant dans les bois, et il reste là jusqu’au soir à l’attendre, dans l’angoisse du désir, qu’il dépense en folles imaginations. Tout le récit, noyé dans un long automne de pluies noires, le montre qui se consume sans esquisser un geste pour accrocher ce beau morceau – le thème de la pêche, passion et gagne-pain d’un des personnages, traverse les pages en leitmotiv. La rencontre attendue a pourtant lieu, dans une scène belle comme une crucifixion ; c’est un saisissement, un vertige ébloui, mais elle n’a pas de suite : le livre se termine sans conclure (Michon avait rédigé d’autres chapitres, qu’il a ôtés à la publication), en queue de poisson, ou plutôt en queue de sirène – celle qui règne sur le bureau de tabac, le bas du corps caché par le comptoir, qui vaut la reine des eaux, « qui est carpe du nombril en aval ».
Les deux Beune reprend ce récit (sans y changer rien, semble-t-il) en lui donnant la fin qu’il appelait obscurément : si la Grande Beune est le roman des tourments du désir, l’éternelle histoire de « ce qui vous pousse au ventre, ou […] ce qui vous fend le ventre, vous pousse à l’envers », la Petite Beune est celui de l’accomplissement – presque : le livre s’arrête au moment où Pierre, l’instituteur, dressé devant Yvonne au fond des bois, trousse haut ses jupes, ce « fourreau de nuit sous quoi régnait, absconse, absolue, la fente considérable ». Car le désir vaut mieux que la jouissance ; « fallait-il même conclure ? » s’interroge le narrateur – et l’écrivain avec lui, peut-être. Toute cette fin, scandée par le saut des truites dans la rivière proche, est magnifique : elle s’inscrit dans la mémoire ; il est peu probable qu’elle en sorte de sitôt.
Comme l’amour, rite qui veut des apprêts, des bijoux, des poses (« l’accouplement est un cérémonial – s’il ne l’est pas, c’est un travail de chien »), l’écriture, pour Michon, est de l’ordre du sacré, d’où la parcimonie avec laquelle il y recourt. Il y invite l’univers entier, l’inerte et le vivant, toute la géographie, et toute l’histoire humaine depuis Lascaux (l’avenir, non : Michon écrit comme les écrevisses, à reculons). On le voit à nouveau ici, où affleurent les grands mythes fondateurs (Yvonne est « la grande callipyge » ; « vieille sans doute, mais comme l’est Junon au regard d’une petite nymphe des bois à cuisse de garçon »), avec beaucoup d’autres, de Pompéi (« Hic fututa sum ») et du Moyen Âge, qui a enfanté tant de légendes encore actives, jusqu’aux mythologies modernes qui nous ont façonnés, à commencer par celle des Jules à barbiches de la IIIe. À l’instar des poètes (qui l’ont d’abord lu et défendu), mais avec les moyens de la prose, plus amples et plus précis, Michon rapproche du présent ces réalités éloignées et fait circuler entre elles un brusque courant d’images. Cette esthétique de la fulguration, du coup de foudre, peut être définie par ce credo, qui évoque le saisissement de Pierre devant Yvonne : « Je ne crois guère aux beautés qui peu à peu se révèlent, pour peu qu’on les invente ; seules m’importent les apparitions. » Le roman est un vase d’électrolyse ; le sens y court entre les lieux, les époques ; Castelnau est en Valachie et Yvonne est « de l’âge du renne ». L’objet le plus ordinaire, un flipper ou un trident de pêche, l’être le plus banal, une buraliste de campagne ou un pêcheur vivant d’expédients, y devient légendaire.
Le procédé s’étend à la construction même du récit. Michon tisse un vaste réseau de scènes et d’images qui se répondent de loin en loin. Une grue tuée par des chasseurs annonce Yvonne que l’on voit, dix pages plus loin, « haut talonnée comme une grue », le cou cinglé au fouet par son amant. Certaines scènes ne sont peut-être nées que pour trouver un écho ailleurs. Nous sont ainsi données des pages qui sont de pure littérature, apparemment inutiles à l’économie du roman, reliées à l’intrigue par un fil léger, mais qui en sont peut-être la plus belle justification – la dépouille d’un renard pendu à un bâton que des enfants exhibent dans les fermes contre un tribut de quelques œufs, ou bien Jean le pêcheur jetant dans la Beune, pour accrocher le Grand Brochet, le « petit morceau de civilisation » qu’est l’hameçon de huit :
[…] quand on a largué tout ce petit bataclan dans la gueule de truites intraitables ou la plus grande gueule du grand Brochet qui depuis les origines de la pêche digère en se riant tout hameçon, os ou acier trempé, interdit qu’on poursuive la pêche et de ce fait est le maître de la pêche ; en est l’intangible objet et la défense expresse, c’est-à-dire la loi ; ou encore quand on a tout laissé, fils et amorces, dans les branches basses des saules – car, tout Jean le Pêcheur qu’on soit, on rate son coup comme un autre ; et parce que les saules peut-être prennent ombrage de tout ce micmac sous eux, ils ont commerce avec le grand Brochet.
« La jouissance, lit-on dans La Petite Beune, est une phrase. Longue, contournée, obéissant à des rites, des formes ». Longues ici aussi, les phrases ; mais plutôt que contournées sinueuses, ponctuées de points-virgules qui permettent au récit de se déployer avec une grande souplesse, de couvrir le champ d’un regard mobile, les étapes d’une action, sans changement de plan en quelque sorte, lequel advient avec le point. J’ai cru reconnaître ici et là, dans la découpe de la phrase, une discrète influence de Claude Simon (« la belle écriture vaine, ronde, encombrée, fervente… »), mais peut-être n’est-ce que l’effet de mon propre tropisme. Si elle est inventive de bout en bout, l’écriture a un peu évolué entre les deux parties. La Grande Beune, qui semble écrite dans une sorte d’ivresse, déploie une grande richesse d’images ; c’est une étoffe somptueuse, une moire, une draperie vénitienne ; jamais buraliste n’a été ainsi parée dans un roman : Yvonne est l’Isabelle d’Este de Michon. Dans La Petite Beune, l’écriture est souvent plus retenue, et plus muable : aux longues périodes succèdent de courts paragraphes, parfois d’une seule ligne – on y trouve même l’amorce d’un dialogue (y a-t-il d’autres dans l’œuvre de Michon ?) –, en particulier dans les derniers chapitres, qui semblent courir vers la scène finale. Ceci sans dommage pour l’ensemble, car cette variabilité épouse les deux moments du roman.
Qu’on lise l’une ou l’autre Beune, chaque phrase est invention, du choix des mots (un dieu « calendérique ») et des images (à propos d’écrevisses : « l’obscure nichée de pinces »), jusqu’aux aphorismes qui souvent, au bout d’un paragraphe, encapsulent un mystère – ainsi, dans une page où le désir contamine le paysage, où le vocabulaire s’enfièvre, où tout n’est plus que fourreau, gaine, dentelles, ce décret : « le monde est une femme ». Et parfois, au milieu de ce trésor de langue (de langues, car tous les registres y participent, les mots nobles comme les familiers – rigolo, par exemple, à la longue résonance), Michon jette tout à coup une folie : « le miasme universel à tête de mouton mort, à dents de loup ». Au plaisir des mots :
C’étaient eux encore une fois, mes petits élèves, mes sempiternels nabots, cette humanité bruegélienne, vieillotte, affairée, naine, affublée de caftans et de touloupes ; c’était Annie, Madeleine, Micheline, Jeannine ; Jeannot, Pierrot, Jean-Pierre. Et Bernard, avec sa natte du Mékong. Ils apprenaient en versant des larmes les accords verbaux ; ils m’apportaient des bifaces à quoi je donnais des noms ronflants qu’ils écoutaient en penchant un peu la tête sur le côté, Saint-Acheul, Le Moustier, La Madeleine ; limande, coup-de-poing, feuille de saule. Les noms que j’avais dans la tête aujourd’hui, l’ourlet, la fente, les fesses, je ne pouvais les leur dire. Ils passaient. Ils avaient l’air de flotter. Ils eurent tôt fait de disparaître, ils couraient dare-dare rejoindre les ancêtres avec leurs paniers d’œufs pour le voyage.
Craignons de noyer le Cantique des cantiques sous les commentaires. Il suffirait peut-être de dire ceci : que ces Deux Beune réjouissent mieux et plus durablement que tant de romans qui paraissent tous les jours, tant de « travail de chien » qui s’efface aussitôt de l’esprit.