Grégory Rateau | Poèmes


RETOUR A LA BOUGIE

Plus de courant
Plus de divertissement
Des natures mortes ici et là
Ça grouille dans tous les coins
L’angoisse sur une corde à linge
L’ennui
Le rien
Je saisis mon briquet
La flamme s’étire lentement
Puis se prosterne devant son ombre orgueilleuse
La pièce est prise de délires
On ne peut plus l’arrêter
Un kaléidoscope prophétique se déploie dans toute sa splendeur
Je dois absolument calligraphier dans l’urgence
En simple exécutant
Je suis le passeur
Des non-civilisations à venir
Une vieille plume traîne dans un tiroir
Un peu de salive
De l’encre injectée
Et la voici qui exulte
Qui pénètre la page
S’incurve dans sa blancheur
Image du monde inversée
Tout y est frustration
Souvenir d’une existence
Entièrement déréglée par la lumière bleutée des algorithmes
Dépendance volatile
Altération de tout
Du moi
Un vaste réseau fantôme aux ramifications profondes
Tous reliés aux quatre coins du monde
A rejouer sans cesse les mêmes notes privées de musique
Jusqu’à cette libération honteuse
Retour à cet anonymat définitif
Quand soudain
D’autres sons grignotent la piste
Des gémissements de l’aube
Un beat orchestré
Dont mes oreilles serviles
Ne pouvaient plus s’émouvoir
Avant ce Black-out passager
Terreurs nocturnes providentielles
Je prête l’oreille à l’inconnu
J’entends l’appel
Les mains jointes vers le portrait du jeune poète
Et dans un dernier mantra de jazz
Je tourne sur moi-même comme un derviche
Pour que l’on scelle enfin la connexion mystique
J’aimerais tellement en être
Que les mots coulent comme une étreinte
Que la vie s’y consume
Un nouveau croyant
A genoux devant la fulgurance du verbe
Que je souhaite égale à la grâce des feux-follets
Ces âmes persécutées
Hurlant dans les caves
Pour qu’on les libère
Prenez-moi, quel qu’en soit le prix, je suis prêt !
A mon tour de prier
Que la bougie ne faiblisse
Avant que mon pouvoir
Ne s’obscurcisse
Que ma médiocrité
Ne soit révélée
Qu’à la lumière du jour enfin ressuscitée


EN TRAVAILLANT LA TERRE

Le vieux est là
Muet comme une souche
Il attend que le nuage passe
Ses outils sont comme des promesses
Un supplément de force
Malgré les années
Chaque muscle est à sa place

Pour faucher
Bêcher
Ratisser

Je regarde ma main
Pas un pli
La finesse des doigts qui ne trompe pas
Elle n’a donc servi à rien
Le vieux ne me le dit pas
Trop brave
Sa poigne montre l’exemple
Mes pas deviennent les siens
Je suis vite à la traîne
Sans un mot
Le voilà qui porte deux fois plus que moi

J’ai vu la ville de près
ses fulgurances
Ses éclats mystiques
Ses passions au rabais
Rastignac du pauvre
J’ai croisé le fer avec elle
Ne blessant que moi-même
Le vieux n’a rien vu lui
Aucune lutte
Une simple ligne d’horizon
Des remparts de forêts sous un ciel vide
Il ne goûtera jamais à l’ennui qui élève
Aux délices de la foule
Son champ sera sa seule ivresse
Compagne sans reproche
Et pourtant lui en a palpé de la terre
Sué pour la rendre fertile
Son nom restera une empreinte

Que laisserai-je dans le bitume ?

Des projets froissés
Des rêves léthargiques…

Au loin je vois des tours
Les murs se rapprochent

Que restera-t-il du vieux
Quand même les arbres alentour seront maigres comme mes dix doigts ?


A VENDRE

Ce portail déjà repeint
D’un blanc clinique, sans légende.
L’hésitation de l’étranger
De celui qui n’est plus invité
Le pousser pour la dernière fois
Cette allée qui n’en finit pas
Ridicule en ce jour de contre-vérité
Trop poli, taillée au carré.
Là où autrefois
Tous les jeux étaient à la fête 
Cricket, pétanque, balle au prisonnier
Le temps entre les hautes herbes, dévoré
Parcelle d’un rien mais tout mon univers

La vieille d’en face me comprenait
Elle m’a vu évoluer entre les branches
Bachoter mes crimes
Badigeonner son linge blanc de cerises pleines à craquer
Puis prendre la fuite
Egrenant de petites taches rouges sur mon chemin.
Autrefois drapée dans son rideau
Les yeux furibards
Elle n’est plus là
Une fenêtre vide ne donnant plus sur rien
Le pâle reflet d’un autre temps
Je ne peux plus m’excuser
Mais quelle importance
C’est à mon tour à présent
D’observer des vies s’inviter par-dessus d’autres vies
L’enfance s’arrête ici

Derrière la porte, un seul rescapé
Posé bien droit sur une chaise pourtant boiteuse
Mon bigoudi fluorescent vert et rouge
Sur les murs, en apesanteur
Des cadres fantôme
Révélations photographiques sans mémoire
Je décrypte quelques hiéroglyphes sur le tapis
Comme mon bureau qui devait se trouver là
Dans ce coin vide
Sur ces quelques planches Ikea
Je me réinventais une vie
Je bûchais l’avenir
Mon père m’agaçait
Mastiquant des cacahuètes derrière mes oreilles
Le sèche-cheveux de ma mère à plein régime
Le problème insoluble des équations insondables
L’arbre qui poussait si vite que ses branches s’invitaient dans ma chambre
La promesse du printemps dans une maigre corolle
Les yeux de loups incrustés dans le bois
Hurt de Johnny Cash sur une vieille radio oubliée dans le grenier


BEYROUTH BY NIGHT

Un taxi noir
Celui d’après minuit
Mon chauffeur qui slame
Un mix de plusieurs langues
Et ses sourcils de loup-garou
Dans les nuits fauves de Beyrouth
Cette montagne dressée au loin
Constellation d’un Pollock en transe
Je décroche
A côté de mes pompes
Tel un somnambule
La ville jappe
Puis bat la mesure en rythme
Malouf à la trompette
Par la fenêtre
Des fils électriques tressés à l’infini
Tout va trop vite
Ça défile
Appartements percés de part en part
Eclats de balle
Des trous de la taille d’un obus
Un goût de poussière
Odeur de pneus brûlés
Ma tête prête à exploser
Comme si des doigts essayaient de me faire avouer
Mais quoi ?
Je délire
Un gamin court après la voiture
Le feu passe au rouge
Des scooters nous tournent autour
Regards de chiens enragés
Haine de l’étranger
On fonce
Sur les bords de mer
La lune fait du sur-place
Le ciel pris de folie
Des lucioles rebondissent sur le sable
Des chars défilent
Tremblement
La terre entame son solo de jazz
Je rêve d’une femme
La peau claire
Aux cheveux noirs
Mais j’ai droit à la lampe d’un militaire
Braquée dans mes yeux
Il nous fait ranger sur le bas-côté
Fouille au corps
Vérification des papiers
Le loup-garou ne veut pas aller plus loin
Je longe la plage
Des couples se cachent dans des voitures
Tous phares éteints
Dans l’eau, elle est là
La femme à la peau claire
Aux cheveux noirs
Elle n’a pas peur des flammes
Des reflets brulants sur les vagues
Je plonge avec elle
Sous l’eau, une autre nuit
Une longue phrase
Sans un mot
A love supreme

9 mai 2021
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