Groupe 5 dit « de l’Aval »
Situation
L’espèce de plaine boisée et défrichée (gérée, en somme) des Terres cultes est traversée d’un fleuve, Senna, qui est lui-même nourri de plusieurs ruisseaux de diverses importances. De l’autre côté du fleuve, la forêt est nettement plus présente, également parce que le relief y est caractérisé par ces vallons. Une vaste dépression de ce type a permis l’implantation de peuplades qui, si elles sont moins tournées vers le commerce (et donc le fleuve, qui permet le commerce avec les grandes cités du nord), n’ont pas moins édifié un vaste centre culturel riche de fonctions de gouvernement : celui-ci étend sa souveraineté à l’ensemble de la forêt qui couvre tous les alentours, en toutes directions. La forêt et le centre politique transparaissent dans tous les textes recueillis, auprès de deux groupes distincts, le groupe 5 et le groupe 3 (lui-même scindé en deux sous-groupes).
Textes
52. La belle fleur (Xavier, Irinha, Amine, Safa)
L’un des premiers mythèmes recueillis était très érodé, très parcellaire ; c’est une espèce de fragment poétique, proféré par « une » fleur, entendue ici comme un collectif (puisqu’on en fait des bouquets). Cette fleur est lithophile : elle pousse sur les cailloux, ce qui semble évoquer à première vue l’aridité ou l’oligotrophie et bien sûr la nature rocailleuse du sol, dénotant sa faculté d’adaptation, sa plasticité ; mais ce n’est pas une pierre quelconque, c’est expressément un « mur », c’est-à-dire un ensemble de pierres façonnées en construction par des humains (les même humains qui cueillent ces fleurs pour en faire des bouquets). Le fragment demeure ainsi hermétique au niveau de la signification.
Or un petit syntagme reste, lui totalement, obscur : « comme ma famille ». S’agit-il de la famille des fleurs, des êtres des murs, ou des êtres à l’odeur envoûtante et magnifique ? Impossible pour l’instant de le dire. Mais gardons cela en tête. (Le sens olfactif est peut-être également à rapprocher du sens visuel.)
Je grandis sur les murs.
Mon odeur envoûtante et magnifique, comme ma famille. [se rappeler la carpe noire, G65]
Humains me cueillent pour garnir d’éclatants bouquets.
D’autres fragments tout aussi parcellaires, concernent, eux, d’autres « organes » du végétal, que sont la feuille, et le rameau (ici appelé « bâton »).
54. Mythe de la feuille et du bâton (Ilian, Maxime, Fiza, Fatima, Iris)
Je suis une feuille verte et jaune. Je vois les saisons. J’habille l’arbre, contre le froid. Je lui sers de couverture. Un jour je rencontre un bâton, détaché de l’arbre. Il me raconte son problème. Je décide de le soigner. Nous remontons sur l’arbre. Nous nous aimons.
55. Parole de branche (Sandou, Shams, Flavie, Shajil)
Je parle, oui. Je me fiche des autres ; depuis toute petite je me fais marcher dessus. J’ai froid, je suis rouillée, et n’ai plus de feuilles. J’ai hâte de les revoir, de renaître enfin.
Si nous ne voyons pas directement de relation entre ces deux fragments, on note toutefois une faculté commune : couvrir (protéger) et soigner (pour le premier), renaître pour le second. On peut ici imaginer que c’est le potentiel végétal de la régénération printanière après la chute d’avant l’hiver qui est valorisé. Ce pouvoir est aussi bien soignant, bienveillant.
53. Mythe de la plume (Zézito, Mathilde, Annaë, Mahnoor)
Un autre fragment, qui semble lui aussi isolé des autres, concerne la plume, celle d’un oiseau nommé, le corbeau (probablement plus logiquement la corneille), qui regrette son propriétaire et sa nécessaire solitude.
Mon maître le corbeau noir, mais il y avait beaucoup de vent et je le perdis.
Je vole, vole, vole. [G65, encore]
Je suis noire comme ma famille. [G65, G52]
Je parviens à m’accrocher à un buisson, j’entends la forêt qui respire, et je sens l’odeur humide du vent. Je vois tout, mais la forêt ne le peut pas.
Je suis seule, solitaire, je pleure seule dans la forêt buissonnante, sombre.
La complainte est ce que nous retenons de prime abord. Or certains passages, qui sont obscurs, sont assez étonnants (ils se détachent du dire normal, de la narration propre, tout en les intégrant sereinement) pour ne pas attirer l’attention : les sens, de nouveau, sont mobilisés : l’ouïe, l’odorat et la vue ; mais nous ne pouvons pas encore décider quoi que ce soit. En revanche, le fait que la plume s’accroche à un buisson pourrait bien nous amener vers la piste d’une assimilation entre la plume et la feuille. Quand elle se sépare d’un tout (l’oiseau), la plume est seule, mais elle retrouve une certaine forme de vie et de puissance (« je vois tout ») lorsqu’elle intègre le collectif des feuilles, qui sont certes isolées, mais qui forment bel et bien un ensemble, au sein d’un autre ensemble (la forêt).
Avec tous ces mythèmes d’inspiration végétale et animale, nous n’avons qu’une partie de la réponse, on verra par la suite qu’elles soulignent et fait écho aux éléments des autres groupes.
Pour l’instant nous ne pouvons nous arrêter que sur ces points :
lien plume/feuille > lien animal/arbre ; mais quid de la fleur : fleur > mur/maison ?
élément > tout
le lien avec les humains est de nature minérale (le mur des fleurs)
Restent deux autres fragments, qui semblent appartenir à une tout autre narration. Ils ne parlent guère d’éléments animaux et végétaux, et sont également plus longs et a priori plus structurés. En voici le contenu.
51. Vie de caillou (Benjamin, Alexandre, Raphaël)
Je suis Pierre, je mesure 3 cm de large pour 5 cm de long, et un peu moins de 4 cm de hauteur. Je pèse 167,8 g. Les enfants aiment me prendre dans leur main ; ils aiment me lancer, pour me faire disparaître ; me jeter au sol pour me briser ; me jeter à l’eau pour faire des ricochets.
J’ai perdu mon ami Pierre, mais j’ai rencontré mon ami Pierre dans un fourré. Je disparus de la surface à cause d’un ricochet raté. Telle est la vie de caillou.
La première remarque, qui saute aux yeux, est la répétition du nom Pierre, qui est à la fois un nom propre et un nom commun. Ce minéral doté de parole nous donne sa biographie : ses qualités (mensurations précises), la manière dont il est en mesure de déplacer (par la main des enfants), et sa fin (disparition). Les enfants cherchent, en quelque sorte, à le supprimer, à atteindre son intégrité, en un mot à le transformer : les ricochets sont une aberration pour un minéral (il en est même mort). Cela ne signifie-t-il pas justement que par la main de l’enfant (l’enfant représentant peut-être la pureté originelle, mais aussi l’idée de généalogie), le caillou devient un outil ou un exemple de civilisation ? En outre, on pourrait noter qu’en l’animant, l’enfant est en mesure de donner la vie à ce qui en est dépourvu (le minéral).
Le dernier fragment est encore plus obscur. Il s’agit de la description d’une monture imaginaire.
56. Description de monture imaginaire (Rose, Zainab, Torrenz, Mathys)
Je suis grand, un aileron sur le dos, je sais nager, et mes yeux sont durs comme la pierre.
Certains humains aux pouvoirs fantastiques me montent au moyen d’un harnachement lourd et complexe, fait de boules de fer et de sangles de cuir. Je refuse le mors.
Je vois toutes les couleurs, et j’entends tous les sons.
J’ai aidé les humains dans des milliers de combats.
Je peux survivre plus de cent années.
Monture fantastique, domestiquée par des humains eux aussi fantastiques (littéralement), elle évoque le cheval (monter, harnachement, mors) mais un cheval monstrueux (aileron ? comme un requin ?), et doté de qualités surnaturelles : yeux durs comme la pierre, sens hypersensibles, longévité exceptionnelle qu’on peut assimiler à l’immortalité (puisqu’elle dépasse la vie humaine).
Synthèse
Comment interpréter ce dernier texte, et peut-on le raccrocher aux autres ? A priori non. Entre les trois ensemble : les végétaux, la vie de Pierre, et la monture imaginaire, un seul élément peut les relier : le minéral, ce qui est, là encore, étonnant. Le minéral serait, en quelque sorte, un intermédiaire entre le monde des humains, et le monde sauvage : les feuilles et les plumes, associées comme on l’a supposé, mettent également aux côtés des humains les végétaux et les oiseaux/animaux. Ou, plus exactement, des parties de ces oiseaux (plumes) et végétaux (feuilles), aident, comme le caillou, la mission fondatrice voire civilisatrice de l’homme qui est, précisément, celle de vaincre la mort – i.e. de faire un pont entre le dessous, une fois encore (le dessous de la terre, le dedans de l’eau) et l’inaccessible (l’invisible, l’au-delà : les sens probablement, lorsqu’ils sont pleins et complets, remédient à l’accès à l’inconnu).
Cet ensemble est composite et peut apparaître comme disparate. L’ensemble suivant du Groupe 3, de la même contrée, nous aidera-t-il à y voir plus clair ?
Quoi qu’il en soit, il convient également au chercheur de mythe de se résoudre, parfois, à ne pouvoir correctement accomplir son interprétation ; il en va des mythes et de leur exégèse, comme de tout récit, et donc toute société, comme des êtres vivants. Certains, plus fragiles que d’autres, ne sont pas destinés à perdurer. En ce sens, cet ensemble trop vite caractérisé d’hétérogène, n’est-il pas, bien au contraire, exemplaire de la difficulté de la tâche ?
Voici la synthèse que nous proposons.
Il y a le monde sauvage. Dans ce monde composé d’unités distinctes et a priori inertes (ou, si elles bougent, elles le font de manière mécanique et, de toute façon, elles n’ont pas de langage), il existe des multitudes, dont le caractère multiple dénote une certaine camaraderie, un destin commun, ou mieux, un réseau, voire un possible de communication. Les enfants sont un collectif, demi-humains (car ils ne sont pas adultes) ; les êtres multiples (feuilles, fleurs, plumes) sont également un collectif, également demi-humains (puisqu’ils sont dotés de langage). Une espèce d’union se fait entre ces deux groupes, les fleurs peuplent les murs, les enfants déplacent les cailloux : une civilisation fantastique naît de cet accord, et les humains aidés du monde naturel, accomplissent des exploits (comme dompter des montures fantastiques).