Grünewald, le temps déchiré

« longtemps après / on porte en soi / une brûlure lancinante », Françoise Ascal


Françoise Ascal est depuis longtemps fascinée par le retable d’Issenheim à Colmar. Dans L’obstination du perce-neige (carnets 2012-2017), elle évoque à plusieurs reprises l’œuvre du peintre Matthias Grünewald et se demande comment mettre des mots, des poèmes, sur ce qu’elle ressent face à l’impressionnant retable. Comment dire l’intensité, la charge dramatique et l’incroyable modernité qui en émanent. On la voit tourner autour et, finalement, s’y atteler en 2016. Le livre mettra des années à venir. Le voici désormais publié.

Pour débuter, il faut remonter à l’An 1512, à ce qu’on appelait alors le "mal des ardents" ou "feu de Saint-Antoine", une terrifiante épidémie provoquée par une intoxication due à un champignon microscopique, l’ergot de seigle, qui se trouvait dans le pain noir, celui des paysans, et qui provoquait brûlures, souffrances, hallucinations et décès.

« pain de paysan
pain noir du temps des famines
vénéneux
maudit
porteur de folie et de mort

brûle la peau
dévore les intestins
convulsions délires
pustules nécroses »

Face au désastre, les Antonins, reclus dans leur couvent à proximité de Colmar, offrent l’hospitalité aux contaminés et multiplient prières et remèdes pour tenter d’exorciser le mal. Ils doivent bien vite admettre que cela ne sert pas à grand chose. Seule la vue d’une œuvre forte pourrait peut-être venir à bout de l’épidémie. Reste à la créer. Et à dénicher l’oiseau rare, l’artiste capable de se muer en thérapeute. Ce sera Matthias Grünewald, connu pour ses crucifixions, appelé à l’aide par le précepteur de la communauté.

« Il lui commande une œuvre-choc
une œuvre dont la vue pourrait contrer le feu ravageur
embraser les corps et les consciences
calciner le mal
guérir »

C’est ainsi que voit le jour, en 1516, le retable d’Issenheim. Cinq siècles plus tard, exposé au musée d’Interlinden à Colmar, il déstabilise toujours autant et contraint ceux qui viennent y poser les yeux, à entrer dans l’univers habité de ce grand maître des pigments et à se remémorer, à son contact, des morceaux d’histoire lointaine où il est question de périodes liturgiques très connues qui vont au-delà du mysticisme et de l’art sacré.

« panneaux mobiles
plis et déplis selon le mois le jour la liturgie

théâtre narratif embrassant le cercle
de la naissance à la mort
des anges aux démons

Matthias Grünewald
étiez-vous déjà
entre tous
le grand malade
et le suprême savant

face à l’intraitable réel »

Françoise Ascal ne se contente pas d’exprimer ce que suscite en elle le face à face avec le chef-d’œuvre de Grünewald. Elle va plus loin et pénètre, en huit suites de poèmes, concis et concrets, à l’intérieur d’un monde rougeoyant et déchiré qui ressemble beaucoup au nôtre.

« la peau du monde est en sang »

Elle revient sur l’être ordinaire et solitaire que fut le peintre dont l’identité a longtemps été contestée. Elle évoque également les figures (celles de Saint-Antoine, du Christ et des autres) représentées sur le retable et la postérité de celui-ci. Nombreux sont ceux qui éprouvent le besoin de se ressourcer sur place. Après la première guerre mondiale, le peintre Otto Dix y a puisé son énergie. Et ces dernières années, Gérard Titus-Carmel a réalisé de nombreux dessins, qu’il a intitulé Suite Grünewald, dont certains, reproduits dans le livre, s’accordent parfaitement aux poèmes.


Françoise Ascal : Grünewald, le temps déchiré, dessins de Gérard Titus-Carmel, éditions L’herbe qui tremble.

Logo : Gérard Titus-Carmel, dessin extrait de Suite Grünewald.

Jacques Josse

10 juillet 2021
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