Ils m’inspirent, ils me donnent envie d’écrire...
© Miliana Bidault
Dimanche, je marche dans Paris, le 19e, quai de la Gironde, rue Barbanègre, toutes ces rues aux noms lointains, « les quartiers lointains » dont parlait Modiano, désormais transformés, avec la gare Rosa Parks et la promenade Cesaria Evora. Le bar « La plage » est fermé, comme tous les autres. Le canal se fend, se sépare à jamais, il laisse la Villette au milieu, et part d’un côté au nord (canal Saint-Denis), de l’autre à l’est (canal de l’Ourcq). Je marche en pensant à la vie. Je ne tiens pas un journal. Je pense à Paul B. Preciado et à son journal dans le journal, sa chronique hebdo, à son style biopolitique. Je pense au journal d’Arthur Dreyfus, que l’on feuillette tous (et tous) en librairie en ce moment, avec son papier bible sale, de tant de mains, mais qui donne envie d’écrire aussi. Seule la fiction échappe. L’histoire inventée. Je dis aux élèves oubliez l’autobiographie, oubliez la fiction, ils écrivent des portraits, ils font leur autoportrait, on ne sait si c’est réel ou inventé, toutes ces frontières ont sauté depuis longtemps. Dites je, dites il, dites nous. Mélangez tout. Mélangez les époques, l’imparfait et le présent, le plus-que-parfait qui nous échappe. Dans le bus, derrière moi, un homme disait « moi j’aime que ce soit parfait, je préfère 20 sur 20 que 19 et demi, je te le laisse ton 19 et demi, ton 19, ton 18 et demi. Tu aimes le bain à peine trop chaud ? à peine trop froid ? Moi j’aime quand la température est parfaite ». Et il parlait, parlait... Lire la ville est infini. Société philanthropique sur une façade rue de Crimée (épuiser l’écriture pour tuer la fiction, le projet de « roman », écrire son journal inutile et invendable). Oui, toute image se transforme en mots. En ville. Tandis que je marche. Rue de Crimée, à quelques rues, à quelques pas plutôt, de la rue Mathis, la rue du cours Florent, où j’allais il y a... trente ans ? J’avais 18 ans. Beaucoup d’élèves ont fait le cours Florent. Avant de passer les concours. Et de réussir l’école d’Asnières. Chaque image c’est des mots. Dealers en noir rue Curial, un jeune homme cache un bout de shit sous une voiture. Le couvre-feu est là, les hommes sont dehors, il ne fait pas nuit. La rue est plantée de palmiers, c’est Rio sans le soleil. Ils parlent, tchatchent, font des rondes avec leurs trottinettes, en noir, noirs, noir, tous en noir. Seules les laveries sont ouvertes, encore, on les range, les fermera bientôt, il est vingt heures, avec leur odeur de propre, toxique. Marcher et attendre le bus 71. Un bus à deux chiffres, en plein Paris, pas comme à Asnières. Marcher en fin de journée, en fin de dimanche, j’aime quand Paris se vide à l’heure du couvre-feu, quand la ville s’éteint tout doucement comme la flamme d’une bougie. Marcher, penser. Longer en autobus les Buttes-Chaumont aimées de la nouvelle classe dirigeante – j’aime répéter cette expression déjà employée plus haut, longer ce parc qui est le Jardin du Luxembourg des bobos. Des joueurs de pétanque, certains trentenaires, d’autres tout simplement vieux, ne sont pas rentrés. Un homme danse ou fait du taï-chi. La ville, tacitement, ne contrôle pas les gens. Elle éteint simplement les lumières. Je lis le journal d’Arthur Dreyfus et je pense au sexe – à avant.
Cette belle jeunesse, je ne connais pas leur vie. Je ne la partage plus. C’est comme dans la BD de Riad Sattouf : la vie secrète des jeunes.
Ils et elles se confondent en une unique figure, ce pourquoi je mélange leurs noms, il n’y a pas de personnages, juste des apparitions.
Je ne les connais pas.
Ils ne savent rien de moi, sauf ce que les réseaux laissent filtrer (ou les livres), ce qui est beaucoup et peu à la fois, trompeur, tellement menteur.
(...)
Je ne sais rien d’eux, à part leurs textes, leurs autobiographies contenues dans ces exercices donnés à l’atelier, livrés brutalement, aussi parcellaires et trompeurs, au fond, que les traces numériques.
Je ne les connais pas.
Ni eux, ni moi.
On ne se parle pas.
J’arrive à 15h00, je pars à 18h00.
Il n’y a pas d’autre espace, c’est l’espace de l’enseignement, du transfert, dont mon ami Ch. dit qu’il ne faut pas franchir la frontière.
(...)
Quand je marche dans la ville, c’est comme un corps qui se plie et se déplie.
Le lendemain, je suis à Garches, je n’étais jamais allé dans cette ville, plantée d’ifs et de cèdres du Liban, où les maisons en meulière sont plus grosses, plus belles qu’ailleurs, où elles ont de l’espace dans leurs parcs, à bonne distance les unes des autres. L’une a une piscine, je l’aperçois à travers le portail. L’autre est jardinée avec amour, gazon bien tondu et camélias en fin de floraison. Lilas épuisé, roses naissantes. C’est la banlieue ouest, la plus belle, la plus chère. Je continue mon exploration de la région. Le train file, traverse Asnières, ne s’arrête pas, traverse la Défense, s’arrête puis repart, il y a cette vue magnifique depuis le Val d’Or, au nom sublime, puis le train s’enfonce dans la banlieue qu’on dit résidentielle, alors que dans le 93, les gens résident aussi. Mais ici tout est plus beau, plus verdoyant, plus élégant, plus préservé, plus silencieux, plus rond, plus assis, plus établi, même les HLM sont proprets, pimpants. Et, ici comme ailleurs, tous les commerces sont fermés.
J’interviewe une puissante femme d’affaires à Garches, je sors un peu de mon rôle d’écrivain en résidence, pourtant les écrivains aussi ont besoin de manger, et même si ma résidence asniéroise est payée, je multiplie les projets, je me déploie aisément, dans cette grande ville jouet, tout en restant dans la région, puisque les déplacements interrégionaux sont maudits, proscrits.
Demain, je retourne à Garches, je retrouverai ces essences, ces arbres à feuilles persistantes, ces fausses orchidées blanches et le résultat d’une vie réussie, dans les replis secrets des villas en meulière, dans l’écho des murs. J’écris sans même y penser, mais je tisse le récit de ces errances, dans et autour d’Asnières.
Je mange une salade comme un voleur, avant le train, voilà à quoi nous en sommes rendus. L’accès aux toilettes coûte 90 centimes.
J’ai la nostalgie de Garches, de cette enclave, des autres vies.
Mais je retourne à Asnières, Asnières revient, et sa banalité me saute aux yeux, ni vraiment Paris, ni vraiment Garches, ni vraiment Sarcelles.
Je retrouve les élèves, ils sont presque tous là, rescapés de leur septaine, rebootés, frais et dispos, comme neufs. L’énergie est là.
Et soudain c’est le miracle, un texte extraordinaire, une voix claire, les cheveux platine, une recherche en train de se faire, un texte laboratoire comme dit Ahmed, c’est celui de Cassandre, dont « la pensée passe la douane », même la pensée passe la douane, elle n’est pas libre, de penser ce qu’elle veut, elle est seule dans ce grand corps, isolée, cernée, délivrée par l’autre. Comme nous – quand on se voit, tous, quand on se parle, se lit – délivrent les mots. Le mot délivre, les mots des livres : bien sûr. Et soudain c’est le miracle, la magie, le texte de Cassandre beau et clair, pur, simple, essentiel, il ne faudrait pas rajouter de mots, beau comme une aurore. Un texte premier. Comme il y a des arts premiers, et aussi parce que c’est la voix de Cassandre qui s’élance, si jeune, ce sont les premiers mots de Cassandre comme ceux d’un enfant, la voix qui gronde, qui commence, et peut-être grandira, traversera les jours, les semaines, les mois, les années peut-être, jusqu’à devenir une rivière fière, un fleuve puissant, une rivière aimable, plaisante, une voix torrentielle, une eau nourricière, bienfaitrice, bénéfique. Et soudain c’est le miracle, il y a le texte de Jean-Eudes aussi...
Cassandre est émue quand elle lit, elle pleurerait presque, et moi, et nous, c’est en écoutant Jean-Eudes, aussi, qui nous embarque, qu’on est émus, « on voyage tous les jours avec Jean-Eudes », dit Cassandre, il nous emmène dans les bars de Pigalle, une faille spatiotemporelle s’ouvre sous nos pieds, dans nos mémoires, Jean-Eudes a un groupe, il joue pour deux francs six sous, les rencontres d’après minuit sont, pour Jean-Eudes, comme les virées d’Henry Miller, les errances de Kerouac, Jean-Eudes est punk, Jean-Eudes écrit comme dans les années cinquante, soixante, et pourtant c’est beau, ce n’est pas un pastiche, je vire, je fonce, je tourne dans la ville obscure et illuminée comme Owen Wilson dans Midnight in Paris de Woody Allen, la ville est transformée, elle a basculé dans le passé, à mes yeux hallucinés – car j’écoute Jean-Eudes mais mes yeux voient des images, ressentent des sensations – je fais un tour de grand huit dans la ville, dans les petites rues derrière Pigalle, on entre dans un club par une porte surbaissée, c’est comme un soupirail, dans ce bar les putes se désapent (j’écris comme Jean-Eudes), le barman casse la gueule à un serveur et un tabouret vole à travers la pièce, atterrit sur le piano. Les overdoses se passent en direct et le jour ne suffit pas à la nuit, les suicidés, les fracassés et les petits tétanisés se pressent en masse, un peu d’alcool, pas vraiment de sexe, la grâce aérienne d’un texte qui n’a rien de glauque, dans ce Paris préservé, préservé du temps et de ses outrages. Remonter le temps avec ce jeune homme, cet acteur.
Waouh. Quel voyage. Merci Jean-Eudes, et merci Cassandre, pour ta voix si différente. Et merci Ahmed, et merci tous, de me réveiller, de m’éveiller quand j’étais fatigué, de m’avoir donné de l’eau quand j’avais soif, du pain quand j’avais faim. Comme dans la Bible, nous vivons de récits.
C’est un feu d’artifice, il y a aussi Amanda, qui s’éveille d’un long sommeil, et celles et ceux qui n’ont pas écrit ce coup-ci.
C’est comme à chaque fois, quoi.
Cassandre dit qu’elle ne peut pas réécrire (comme moi), elle ne peut pas corriger, l’écriture est un moment, qu’on ne pourra jamais changer.
Ainsi soit-il. Soit-elle.
Tel est-il, le mot, le texte, en train de se faire.
On vit et on écrit comme on respire, tout ça en même temps.
Vivre c’est respirer, écrit Cassandre.
Je leur proposerai l’exercice, écrire à partir de cette phrase, de Cassandre, « vivre c’est respirer ». Et qu’est-ce qui vient après ?
Nul ne le sait.