Ils lisent, ils sont filmés...

© Miliana Bidault

Ils lisent, ils sont filmés, un homme à la caméra les saisit, j’écoute les textes, je retrouve ce que je connais, je me souviens de la première fois, la première fois que j’ai entendu ce texte que j’aimais, et qu’ils répètent ici. Debout, sous la lumière, face à l’œil de la caméra. Anna a enlevé ses lunettes, Zorah a mis du font de teint.

J’écoute les textes, je me souviens, c’était si beau, si étonnant la première fois. Antoine se surpasse, Titouan répète le texte, mot pour mot – c’est écrit – avec son calme touchant, imperturbable, serein comme le Léman.

Je connais les mots, je connais les visages.

Parfois, le silence se fait, plus profond. On atteint une émotion.

Et, mystère du théâtre, on la partage tous.


Le texte de Nina sur l’hôpital. Celui de Pedro sur son père. Celui de Maroussia sur les cases dans lesquelles on nous enferme – particulièrement les actrices. Celui d’Eva sur les mille lumières qui l’aveuglent, quand elle pénètre sur la scène, celui sur le regard aimant, troublant de ses parents – comme s’il n’y avait jamais eu un tel regard.

C’est au tour de Sabrine. Elle refait le texte, elle lit deux fois. Elle dit les mots crus, aveugles, qui nous aveuglent à chaque fois, on se détourne en riant.

Eva – encore elle – commet de beaux lapsus, reine de Saba, la brutalité devient brutale idée. Et les yeux fermés, des yeux fermiers.

Magie du théâtre, du souffle, du verbe.

J’ai déchiré le destin – pardon, le dessin.


Après, on boit un verre, on se dit adieu – ou au revoir.

Adieu à ce moment.

Que vont devenir les textes, les imaginaires ?

Les chemins continueront à courir à travers la lande fertile de leurs idées, de leurs expériences, de leurs souvenirs, de leurs espérances ?

Les chemins ouverts, dans les textes, vont-ils se refermer ?

Ou certains, vont-ils continuer, sans moi, à fracasser la beauté, à être, selon le mot célébrissime de Kafka, la hache qui brise la mer gelée en nous – en vous – en l’autre. Le nous de Kafka est un vous, un autre.

Nous c’est les autres.

Continueront-ils à écrire, ces mots entendus ici seront-ils la matrice, le germe, d’un spectacle, d’un livre ?

Peut-être.


Je quitte la ZAC des Grésillons, où cette fois, nous nous sommes rencontrés.

Retrouvés autour des textes dits pour la caméra.

C’est toujours Asnières, mais au bout. De l’autre côté de la Seine, c’est Saint-Ouen. La Seine se fait Tamise, fleuve marin, agité, on est pas loin du port autonome.

Un vent glacial souffle rue Olympe-de-Gouges.

J’ai eu soudain envie de vivre ici. Il y avait de la lumière, des programmes neufs. Et soudain l’air qui manque à Paris, dans nos habitudes.

Il faisait si froid, à cause du vent du nord.

La vendeuse de cafés à emporter, sans masque, me souhaite la bienvenue dans le quartier.

– Oui, il fait froid, c’est à cause de la Seine.

Je reste longtemps à penser à ça, au froid, à l’humidité, au souffle glacial venu du fleuve. Le fleuve se libère, il a quitté la ville et les ponts de pierre, les monuments puissants, hautains, précieux. Il coule vers Le Havre, vers l’avenir.


Je quitte la ZAC des Grésillons, il fait nuit déjà, on attend le train sur le terre-plein, au-dessus de la tranchée. Une autre vie est à venir. Dans les logements Nexity, Eiffage ou que sais-je. La vendeuse de café m’a donné le nom des marques d’immeuble. Certains sont sales déjà, vieillis.

– Parce que ça dépend du constructeur, tout n’est pas de même qualité.

Je me crois aux Etats-Unis, au Canada, très loin de Paris.

Je rentre en ville, à Belleville, dans ma ouate familière, une ville à la mesure du passé.

Asnières, c’est fini pour un temps.

*
* *

Ça recommence.

Les acteurs sont toujours les mêmes, et jamais les mêmes. Minces et tendus, élégants, étranges, ébouriffés, hagarde, scotchée à son téléphone, claire et lumineuse, un je ne sais quoi d’Anaïs Demoustier, ou de Louise Chevillotte, ils sont la beauté même, je remarque ce jeune homme à la boulangerie, je le retrouve dans mon groupe. Ils et elles sont présents, répondent à l’appel, ils ont entre 21 et 29 ans, ils sortent de scène, un jeune homme sort d’un long sommeil, c’était le premier rôle de ce film sauvage, il a la voix grave et caressante, sauvage.

Je change de groupe.

Je découvre de nouveaux visages, une nouvelle allure. Nous n’écrivons pas encore.

Ils écrivent depuis toujours, elles avaient un journal intime avec la petite clé. L’une ne voulait pas laisser de traces, écrire simplement des pensées, pas des faits. L’autre pensait qu’il fallait écrire sur les autres, jamais sur soi. Un autre enfin prenait des médicaments, il écrivait sous la contrainte. L’une ne voulait pas écrire, jusqu’à ce que ça jaillisse comme un besoin, vers 17 ans. Je découvre de nouvelles personnes, de nouveaux élèves. Non, nous n’écrivons pas encore, nous parlons autour de la table. Je les découvre peu à peu, comme une image se détache du brouillard, neuf visages émergent de la fumée, du brouillard de la première fois, de la première image.

Il fait clair.

Il fait de plus en plus clair.

Dans Asnières, rue des Jardins, le mimosa a fleuri, il éclate. Plus loin, un arbre mousseux, rose, c’est l’éclosion. Il fait si beau, si clair, il y a des couleurs.


Ces nouveaux apprentis, je ne les connais pas, ils ne me connaissent pas.

Dans l’escalier de l’école, je croise Meredith, élève du groupe de janvier.

– Oh !

On se manque.


Asnières immuable, toujours confinée, de ce confinement si particulier qui semble ne jamais nous quitter, avec ces terrasses fermées depuis l’éternité, la poussière sur les tables, le café du théâtre justement, où se retrouvaient les élèves.

Dans la rue, l’affiche d’un film sorti mi-décembre, jamais vu. L’affiche, jamais ôtée.

Asnières se déploie, avec ses caméras de surveillance, son square du maréchal Joffre (je vérifie sur Maps) qui revit alors que l’hiver finit. Chaque fin de semaine, quand je passe devant, il y a de plus en plus de monde, sur les pelouses à l’anglaise, de plus en plus de cris, un petit parc où s’étendre, s’allonger comme je le faisais autrefois, pris par la fatigue. Dans Paris solitaire. Sur les bancs de clochards, dans la rame de métro, sur les bouts de pelouse, aux quatre coins de la ville. Dès que le soleil venait.

Marcher dans ces rues de banlieue me rappelle ma vie : passer sur la Seine et penser à Clichy, à mon ami G. qui disait « je bosse à Clichaille », en prononçant à l’anglaise. Arriver à Asnières, penser à Ch. qui travaillait dans ce théâtre, celui d’Asnières, où je vais maintenant. On marchait vite, autrefois, il y a quelques années. C’était la nuit. Et on allait voir le spectacle que Ch. avait mis en scène, à Asnières, dans ce théâtre, avec les élèves de l’école. On rentrait en taxi, en Uber.


Je marche et je les retrouve, les élèves d’aujourd’hui.

Je recommence à parler.

Mais je n’ai pas envie de dire les mêmes choses, dire qui je suis, répéter un programme.

Je vais essayer d’inventer.

Je suis curieux des mots qu’ils vont inventer, des histoires qu’ils vont tisser, des images qu’ils vont créer.

Aujourd’hui, fin février, la ville est plus enfermée que jamais, il y a de plus en plus de monde dehors, le soir. Mais rien d’ouvert.

A l’heure où un nouveau confinement se profile...


Le lendemain, j’y retourne, la séance passe en un éclair, ils lisent les premiers textes. Une élève raconte une femme étrange, dans le RER, sale et violente, elle est notre guide, notre figure, pour des textes à venir. Le jeune homme sauvage et mystérieux parle de l’absence, absence du père, avec des images justes. Une élève dit qu’après ce texte, si émouvant, on n’a pas envie de commenter. Le groupe se met en place lentement.

Après je marche, dans la ville désertée, ce n’est plus Asnières, c’est Paris, le quartier des grands magasins, où l’on débarque après quelques minutes de train. Je me rends à un dîner. Les grands magasins sont éteints, les cafés ne brillent plus, les grandes carcasses du Printemps et des Galeries Lafayette abritent quelques formes étranges, perdues dans les parkings, massées à deux ou trois devant l’entrée de service, la rue de Provence est déserte, il n’y a plus de prostituées rue de Mogador, ni de fêtards, de filles, de garçons qui traînent, qui trinquent, plus d’éclats de voix dans les rues, de phrases captées à la volée, de rires perlés, un peu trop forts, de verre de blanc sifflés un peu trop rapidement, il n’y a plus cette foule, cette faune, du quartier des grands magasins à 20h00. Dès 18h00, tout se vide.

Je marche dans les rues noires, abandonnées, comme après un bombardement silencieux, la ville est intacte, et pourtant elle est morte.

29 mars 2021
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