Les textes surgissent, la mémoire blessée de l’Algérie...
© Miliana Bidault
Le désir d’enfant, et l’absolu non-désir d’enfant, l’envie d’être stérile, de ne pas donner vie, de ne pas encombrer le monde et au contraire, d’être féconde, fertile, pleine de la vie d’un autre, de l’amour de l’autre.
Paris au retour d’un long voyage, le premier verre en terrasse, les potes qui racontent leur life, qui n’en ont rien à foutre de vos souvenirs.
Asnières qui prend cher, avec trop de « r » dans son nom, qui n’est pas belle, pas autant que Paris, qui n’est que fonctionnelle. Asnières sévère, avec sa mairie, son Monoprix et son terrain de boules.
J’écoute les textes, chaque jour, chaque séance est différente. Les voix des uns et des autres s’affirment.
Fiona est conteuse, Lucile politique, Armand facétieux, Théo bouleversé et Simon romantique.
Simon est un lover, Simon raconte la fille si belle avec qui il fit sa vie, sa voix est une caresse, on l’accompagne, on écoute son texte comme on regarde un film, d’abord la rencontre, puis la première fois, puis les balades en scooter la nuit le long de la Seine, l’amour fou, et puis l’appartement commun, et puis le premier enfant, le second, le troisième, les cris, les pleurs, les rires, et encore les cris, la tristesse, le manque, l’absence, l’indifférence, le départ de la femme aimée. En une centaine de secondes, comme une traînée de poudre, comme des paillettes, la lumière et la nuit, la voix de Simon nous emporte.
(après, on fait le test de le lire autrement ; une comédienne lit le texte de Simon, ça ne fonctionne pas ; l’effet n’est plus le même ; on est tributaires de la voix de Simon).
Il y a aussi Léo et Léa qui ne sont pas là, la maladie frappe, ou les castings, ou les retards, ou la fatigue, Léo s’est perdu dans les rues d’Asnières, Léa est restée chez elle, Jeanne est rentrée de Lyon où elle joue dans une adaptation du livre de Nicolas Mathieu.
On parle de l’écriture, de l’écrit qui n’a rien à voir avec la parole, ou si un peu, Fiona dit que c’est comme deux mondes, deux poches. On parle de légitimité, on dit est-ce que ce sera intéressant ce que j’écris, on se pose les mêmes questions. Moi et les autres. On parle de publication, et d’adaptation au théâtre : qui parle quand ça parle ? faut-il passer le texte au style direct, former des dialogues d’acteur, ou le narrer comme une didascalie, une voix off ? On parle des textes adaptés pour la scène, des Liaisons dangereuses et de Don de Lillo. En venant à Asnières, je suis passé rue Saint-Benoît, j’ai traversé Paris, allant d’un rendez-vous à un autre, sans possibilité de m’arrêter dans un café, mangeant un sandwich poulet curry. Je suis passé par le 6e arrondissement, vide, habité par tant de figures, je passe sur la plaque à Malik Oussekine, rue Monsieur-le-Prince, lavé par la pluie. Oui, j’ai marché rue Saint-Benoît, Duras vécut ici de 1942 à 1996. Pendant 54 ans ! Je l’imagine découvrir cet appartement pendant l’Occupation, s’y trouver bien. Y demeurer après la guerre. Garder l’apparte, le bail, la propriété, jusqu’à la fin, malgré Trouville et Neauphle-le-Château. Lucile aime tout Duras, elle a écrit un beau texte politique, féministe, ça file tout droit.
On parle de l’écriture, c’est politique, c’est poétique.
On n’a pas le temps de tout lire, entre nos bavardages sur l’écriture et nos commentaires sur les textes qui naissent, qu’ils/elles partagent.
On lira la suite demain.
Quand la vie continue, et qu’écrire cette chronique peut-être ne « sert » à rien. Eux/elles, les élèves, se posent les mêmes questions que moi : comment écrire « bien » ? comment écrire quelque chose « qui ait de l’intérêt », qui « ne soit pas nul » ? Ces questions sont posées, après une ou deux pages d’écriture très belle, mais qui s’arrête là. Ecrire de petits textes, OK, mais comment faire un livre ? Comment atteindre cet état, comment les mots atteindront-ils ce moment, cet état, le sommet de la montagne, l’état-livre, quand les mots jetés à la hâte, ou péniblement, deviennent un livre ? Je le vois, ce livre, comme un bloc d’abîme (poke Annie Le Brun), une figure statutaire et sacrée, qui commence par quelques mots tentés. Eux/elles aussi se le demandent, ils me posent la question.
En attendant, ils écrivent. Béatrice s’avoue sous l’influence de Virginia Woolf, on ne cesse de lui dire « c’est pas grave, on adore ce que tu fais, on s’en fout, on n’a pas lu Woolf », mais elle, elle dit, « ça ressemble à Virginia Woolf », comme si l’écrivaine britannique allait la démasquer, lui demander des comptes, la ridiculiser en place publique. C’est beau ce qu’elle écrit, Béatrice. Ça me donne envie de lire Woolf.
Partir d’une sensation, d’une situation, d’un souvenir. D’un objet, d’un lieu, d’un corps, d’un sourire. Et continuer.
C’est ce qu’elle fait.
Les textes de Béatrice se déploient comme une bulle de savon, immense, qui grandit, grandit, grandit, irisée, puis explose avec le mot « fin ». Avec la chute.
La voix de Béatrice retombe, et on applaudit.
L’atelier continue, les élèves écrivent, je circule entre les chausse-trappes de l’écriture inclusive, je cherche des mots épicènes.
Ils ont la gorge nouée, ils/elles se mettent à pleurer, la lentille de contact a glissé, il faut la ramasser, la rincer, les yeux sont rouges, le souffle expire, nous sommes extrêmement silencieux, nous n’osons pas bouger, nous sentons l’émotion de l’autre, nous l’accueillons sans bruit, de peur d’effrayer, d’être lourds, inconvenants, nous sommes à l’unisson de l’émotion.
Béatrice nous raconte ce coup de foudre entre deux filles, un été, sur une plage de Méditerranée. Elle nous raconte plutôt l’espace entre deux baisers, le moment opportun, ce qui aurait pu être, si n’étaient pas arrivées, lourdaudes, deux voix mâles d’amis ou de pères, de frères.
On est suspendus à ses lèvres.
La parole tourne, un autre texte s’élance.
On laisse un peu de temps.
On attend.
Puis ils/elles parlent à nouveau, « oh j’ai écrit ce texte comme ça », « je viens de l’écrire », « j’avais pas prévu de le lire mais bon »...
Histoire de jouissance, quand Louison s’y met, textes politiques et féministes. Histoires de souvenirs, quand on passe par les mots magiques, « Je me souviens », comme Perec.
Ils se souviennent et leur enfance est là, le père violent, la chambre solitaire, les devoirs interminables, souvenirs plus récents aussi, des attentats de 2015, mais avant tout souvenirs d’enfance, comme Perec. La phrase est piégée. « Je me souviens » et c’est toujours l’enfance qui vient, jamais le souvenir d’un moment récent.
Je me souviens que je vivais à Hendaye au Pays basque, nous avions l’océan, nous avions la pluie, nous avions les vagues, nous avions les attentats indépendantistes.
Je me souviens que je vivais dans une rue au nom d’aviateur, dans le quartier des aviateurs, Mermoz, Guynemer, Saint-Exupéry, Mouchotte et consorts. Je me souviens que nous avions un chat, tigré, qui passait sa vie dehors, comme nous les enfants, à construire des cabanes dans le petit bois.
Je me souviens que nous allions à l’école à pied, en passant par le raccourci.
Je me souviens qu’une année, nous avions classe dans les « préfa », avant l’inauguration de la nouvelle école. Je me souviens que j’avais peur des chiens, peur la nuit, et pas peur dans les vagues, dans l’océan, même les jours de tempête. Nous jouions à nous faire éclabousser par les vagues de décembre qui traversaient le boulevard, roulaient sur la digue.
Je me souviens d’émotions que j’ai mises dans un livre – pas ici.
Je me souviens du livre de Perec, que j’ai lu quand ? Je ne me souviens plus.
Je voudrais garder une trace, et retenir le temps de ces saisons à Asnières.
Hiver, et bientôt le printemps – demain.
Puis l’été qui viendra.
Et à l’approche de l’automne, nous nous retrouverons. Pour faire spectacle de ces mots, ces émotions.