Jacky Gotin| Mémoire fragmentée
La glace ne renvoie qu’une image partielle. Un visage noir aux traits indistincts, comme une photographie surexposée. L’homme qui s’y reflète — c’est moi, c’est pas moi — ne reconnaît plus ses propres contours-limites. La barbe est poivre-sel-chocolat. Les yeux trop rapprochés. La bouche est belle. Mes doigts effleurent la surface froide, y laissent une trace-mémoire qui s’évapore aussitôt. La
migraine crie à ma tempe droite. (Celle de gauche appartient à quelqu’un d’autre, je le sais ou peut-être pas). Puis soudain, le cri dure 2 secondes de trop, la migraine me terrasse. "Mwen vlé pété tèt an
mwen si mason’ la." Ah, ça me rappelle la chanson de Lhasa, De cara la pared. Ça m’apaise un peu car j’entends le violon au loin, au loin, au loin...
Dans l’appartement, les objets se déplacent d’eux-mêmes. Une tasse glisse du comptoir. Je la rattrape trop tard. Les morceaux s’éparpillent. Les morceaux ne sont jamais tombés. Ma main tremble en ramassant les débris-qui-n’existent-pas. Elle a toujours tremblé cette main qui n’est pas vraiment la mienne.
Le corps est là. Ni grand ni petit. Ni mince ni gros. (Vous me voyez ? Je ne suis pas certain d’être visible
aujourd’hui). Un corps qui refuse les définitions, qui échappe aux catégories comme les crabes-Z’habitants qui filent entre les doigts des enfants sur la plage de Rifflet, à Deshaies. La balance affiche
des chiffres qui tombent dans le vide. Woy ! J’entends encore le médecin parler de tension, de glycémie, de cholestérol. Des mots qui flottent dans l’air sans jamais vraiment m’atteindre. Ça glisse. Les gens parlent. Je les observe de.........loin. Leurs lèvres bougent, forment des "pé-la" que je n’entends pas toujours. D’autres fois, les mots me frappent avec une violence de coutelas, comme des
rafales de cyclone Hugo. Je hoche la tête, souris quand je crois qu’il le faut. Mais mes réponses arrivent toujours avec un temps de retard, comme une image mal synchronisée ou comme l’ouragan qui frappe après le déclenchement ORSEC.
La nuit était d’un noir absolu ce jour-là. Il faisait pourtant plein soleil.
Tou piti, tou piti chè.....
La maison se dresse jamais sur la colline, massive et blanche sous le soleil des Caraïbes qui n’existe pas encore. Les volets verts claquent au vent-vent. À l’intérieur, l’air est une boule de coton qu’on m’enfonce dans la gorge. La maman, on-machine-a-colombo prie dans sa chambre, à genoux devant une dame impossible en plâtre qui pleure des larmes invisibles. Sa voix monte et descend comme une
vague-à-l’âme, portant des suppliques vers un ciel qui n’écoute pas et qui n’a jamais entendu.
Je suis là ? Le garçon observe depuis le couloir-tunnel. Il compte les grains du chapelet qui défilent s’éparpillent fuient entre les doigts maternels. Un, deux, sept, trois, yon’, dé, kat’ ... Je perds le compte,
recommence. La sueur dessine des rivières amères le long de mon dos d’enfant-pas-encore- diagnostiqué. Les chiffres dansent devant mes yeux comme des fourmis folles dévorant les restes du
temps.
Le frère et la sœur jouent dans la vaste cour-mémoire. Les entendez-vous ? Leurs rires montent jusqu’à
la fenêtre où je me tiens, transparent. Leurs mouvements comme la pluie qui ne tombe pas. Les miens
sont toujours un peu décalés, danse apprise dans une langue morte que personne ne parle plus. La maison résonne des absences du père. Il n’est pas là. Puis soudain il était toujours là. Des semaines entières disparaissent sans qu’on entende sa voix grave. Puis il réapparaît, portant l’odeur de l’oubli et
de la mer-mensonge et parfois de l’indifférence. Il ramène des cadeaux : une montre qui n’a jamais existé, un ballon qui rebondit vers hier, des livres aux pages muettes. Les objets s’accumulent comme
autant de tentatives avortées de toucher l’enfant intouchable que j’étais. La peau a des plaques
comme un champ de bataille.
À l’école — vous vous souvenez de cette belle prison colorée avec la lumière dorée de 16h37 ? — les autres enfants courent partout comme des fourmis folles ou des fournis rouges qui blessent. Je reste
en orbite, satellite silencieux de leurs planètes-jeux-cancans. Les professeurs parlent de "potentiel-gaspillé", de "concentration-papillon", de "problèmes de coordination". Mais comment coordonner un
corps qui appartient à quelqu’un d’autre ? Où je suis-là ? Dans la cour ? Dans une salle ? Sous un escalier ? Je me cache ? Je suis perdu. Il fait noir.
La chaleur est partout et nulle part à la fois. Elle déforme les contours du monde-cérébral, fait vibrer l’air au-dessus du bitume-solitude-silence. Les couleurs hurlent leur présence : le rouge-sang des
flamboyants, le bleu-impossible du ciel, le vert-souffrance des arbres-à-pain. Tout semble plus grand-grand, plus fort-trop-fort, plus présent-je-veux-partir, qu’il ne devrait l’être dans un monde fait pour les
autres.
Le soir — était-ce vraiment le soir ou juste une accalmie dans ma tête ? — quand la lumière devient moins agressive, je monte sur le toit de la maison sans toit. De là-haut, l’île semble plus petite, presque
gérable comme un problème mathématique irrésolu. La mer dessine une frontière-prison à l’horizon. Les vagues s’écrasent sur la plage dans un rythme qui n’a jamais apaisé mes migraines. C’est le seul moment où le monde fait presque sens, sans en faire. Est-ce qu’il y a un sens ? Peut-on faire fantaisie de toute chose.
"Pé-la, ti moun’ !" criait ma mère quand mes questions devenaient trop nombreuses. Tais-toi, l’enfant ! mais aussi : Paix-là, trouve ta paix dans ce silence imposé. En tout cas, essaye... comme nous tous.
Tchip.
Dans la chambre partagée-divisée-Check Point Charlie avec mon frère, les ombres dansent leur propre vie sur les murs. Le ventilateur tourne, découpe le temps en tranches inégales. Mon frère dort — dormait-il vraiment ou faisait-il semblant ? — respiration régulière dans l’obscurité peuplée de monstres invisibles. Je reste éveillé, comptant les tours du ventilateur jusqu’à ce que les chiffres se transforment en oiseaux-moqueurs-cui-cui dans ma tête.
La mère dit que c’est la volonté de Dieu, entre deux colombos dominicaux qui font ricaner ma grand-mère. "Sa sé on bèl machine à colombo !" qu’elle répète en servant le riz fumant et les pois rouges plus
rouges que le sang qui coule dans nos veines métissées. Et l’odeur de queues de cochon que je déteste. Mais je ravale ma fierté.
30 ou 40 ans plus tard, allongé sur un lit d’hôpital, je comprends enfin que ma vie n’a jamais vraiment commencé ni vraiment fini. L’AVC comme une porte qui s’ouvre sur ce que j’ai toujours été : un étranger
dans ce corps qui n’a jamais su danser le zouk ni synchroniser ses pas avec ceux du monde. Nou pa
bizwen gwan limyè.....
L’île était-est-sera une prison dorée, bordée par un océan-verdict trop vaste. Les bateaux partent et reviennent, mais certains restent à quai pour toujours. Je les observe depuis la colline-temps, rêvant de destinations qui n’existent pas. Mon corps reste ancré là, aussi immobile que les souvenirs qui se
découpent à l’horizon de ma conscience fragmentée.
(Mais vous, qui me lisez maintenant, savez-vous seulement qui parle ?)
Ce texte est extrait d’un roman en cours)