Laurent Givelet | Duino, un nom d’élégie



« Certes, il est étrange de ne plus habiter la terre, de ne plus exercer des usages à peine appris, de ne plus accorder aux roses et à tant d’autres choses, pleines de leurs propres promesses, le sens d’un avenir humain ; de ne plus être ce que l’on fut dans des mains infiniment craintives et de délaisser son nom même comme un jouet cassé. Il est étrange de ne plus désirer ses désirs, étrange de voir voleter, dispersées dans l’espace, toutes ces choses qui étaient jointes. Il est difficile de vivre dans la mort. »
Rainer Maria Rilke, Élégie de Duino I, traduction Rainer Biemel (1949), rééd. Allia, 2015.




Le château de Duino dans le soleil couchant sur le fond de la mer Adriatique n’était pas en photographie dans le disque central de la couverture blanche de mon édition des Élégies et des Sonnets de Rilke comme je le croyais. Et pourtant c’est cette image à laquelle je pensais quand, dans le train qui relie Venise à Trieste, j’ai reconnu ce lieu. Le train passe en surplomb de la côte et à flanc de rocher au-dessus de la mer se dresse un château sur le fond de la lagune de Grado. C’est là ! m’étais-je dit en pensant à cette couverture qui me permettait, pensais-je, de le reconnaître et de l’identifier. Mais cette couverture représentait Prague sur fond de soleil couchant. Alors, je ne sais d’où pouvait venir cette impression de déjà-vu qui attira mon regard avec la certitude de savoir que c’était bien lui.



Le mystère du nom Duino s’était résolu dans cette confusion. Duino était d’abord le nom des élégies de Rilke avant d’être un lieu. Duino pouvait être partout, localiser l’endroit ne m’avait jamais vraiment occupé. Ce nom était remplacé par celui de l’Ouvert, dans la huitième élégie, qu’on avait commentée avec sérieux, du temps de mes études, pour en faire presqu’un concept, qu’on n’était pas peu fier de manier. Et alors Duino voulait dire : poèmes de Rilke. Aller à Duino n’était venu à l’esprit d’aucun de mes amis admiratifs de Rilke. Ce sont les mêmes qui, pourtant, sur boulevard Saint-Michel se rappelaient le passage des Cahiers de Malte Laurrids Brigge dans lequel un passant à la danse de saint-gui, et moi-même, comme eux, à Chartres devant la statue de « l’ange du méridien » à l’angle de la tour sud de la cathédrale pensait au poème que Rilke lui consacra après la découverte du lieu en compagnie de Rodin. Quant à Duino, ce lieu n’existait pas au-delà de son nom.



Et puis un jour enfin Trieste. Voilà plusieurs années que je m’étais donné cette ville comme destination. Parcourir les villes d’Italie, je l’avais fait avec beaucoup de bonheur. De Ravenne à Rome, j’avais parcouru l’histoire de l’art, des mosaïques byzantines à l’art baroque ; de la Sicile à Naples, j’avais vu les ruines grecques et romaines. Mais au-delà, c’est-à-dire plus proche de nous ? L’architecture fasciste me répugnait mais je suis, tout de même, allé voir l’E.U.R. dans les faubourgs de Rome. J’ai vu Turin et le développement urbain d’une capitale industrielle. Mais Trieste, c’était autre chose. À deux pas de Venise, Trieste est éclipsée par le rayonnement de sa rivale. Une ville autrichienne, portuaire et frontalière n’est pas très attirante. Seule la littérature impose sa présence : le long séjour qu’y fit Joyce ; les œuvres d’un des plus grands romanciers italiens, Italo Svevo, et d’un des plus grands poètes, Umberto Saba renvoient à cette ville ; la figure de Claudio Magris qui nous ouvrit le monde danubien et dont le nom est attaché à cette ville. Une fin d’octobre, nous voilà à l’aéroport de Venise où nous laissons les touristes rejoindre la Sérénissime et nous prenons le train en gare de Mestre, direction Trieste son terminus. Pas de vol direct depuis la France, et d’ailleurs, les Français si souvent croisés dans toutes des villes d’Italie, sont ici bien absents, au point que pas un garçon de café ne tente de s’adresser à nous dans notre langue ! C’est à Monfalcone que la ligne de chemin de fer oblique un peu en se resserrant le long de la côte, poussée vers la mer par le Karst. C’est un peu après qu’en surplombant cette côte, on découvre sur un éperon rocheux, un château féodal qui se détache sur la mer et sur le fond industriel de la lagune de Grado à l’horizon.


Depuis la place Oberdan à Trieste, l’autobus 44 parcourt le Karst jusqu’à Duino. Nous quittons la ville en montant sur le plateau. Le paysage change : si l’on regarde la mer à gauche, on voit le trafic maritime qui parcourt l’Adriatique et amène au port des marchandises du monde entier ; mais si l’on regarde à droite, on voit la végétation rase, des champs enclos où paissent quelques troupeaux, des villages isolés, des forêts sombres. Puis en redescendant, l’autobus s’arrête sur une place de village. D’un côté, un café au style montagnard fait de lambris et de poutres en bois, de l’autre un porche blasonné ouvert sur un chemin qui descend vers la mer. C’est l’entrée du château de la famille Thurn-und-Taxis. Celle-ci avait fait fortune grâce au réseau postal qu’elle avait développé et dont elle avait eu le monopole dans l’empire austro-hongrois et était devenue propriétaire du château au cours du XIXe siècle. En 1923, alors que Duino est devenu italien, le roi crée le titre de duc de Castel Duino pour le prince Alexandre Thurn-und-Taxis qui, avec l’obtention de la nationalité italienne, italianise son nom en Della Torre-e-Tasso.


Le soleil de cette fin d’automne a encore sa vigueur estivale et le jardin a toujours sa splendeur. La mer sur laquelle le soleil dépose de vifs éclats d’argent et d’or scintille entre les feuillages au fur et à mesure qu’on s’avance vers le château. On suit un chemin, laissant sur le côté une pièce d’eau rectangulaire, pour se resserrer entre une balustrade ornée de statues sur fond de mer et une arcade vitrée faisant une sorte de serre en guise de vestibule.



Dans ces demeures encore occupées par les descendants des illustres familiales à qui elles doivent la célébrité, on éprouve toujours des sentiments mêlés. Il y a une sorte de fierté comme si nous étions les invités privilégiés du lieu. En ce début d’automne, le château se prépare à fermer aux visiteurs. A la caisse, notre italien fait illusion jusqu’au moment où je présente un guide en français. Le caissier s’adresse à nous en nous complimentant dans notre langue puis, devant notre surprise à l’écoute de son français parfait, il nous explique que sa mère est française, de Picardie ! C’est le dernier jour d’ouverture mais déjà les visiteurs sont rares. L’impression d’être comme les invités du lieu, parcourant des salons, des chambres, des couloirs comme si nous y vivions est contrebalancée par l’usage des vitrines qui rassemblent les objets, des cordons qui délimitent et contiennent notre progression, des étiquettes qui indiquent la provenance des œuvres. On sent bien que tout cela n’est fait que pour nous, visiteurs ignorants, afin de répondre à nos attentes car nous sommes ici pour mettre nos pas dans ceux que l’histoire a laissés. Ces vitrines laissent une impression de bric-à-brac finalement assez plaisante. Ainsi que font là cette boîte en bois et ces deux clous posés sur le couvercle qu’on nous dit provenir du navire « La Belle poule » ? Toute une série de lettres sont exposées pour témoigner des liens de la famille avec les grands de ce monde. Une carte du Général de Gaulle qui « remercie bien sincèrement de la sympathie que vous m’avez témoignée » ou cette lettre du même datée d’un 29 octobre : « Vous êtes très aimable de vouloir nous avoir samedi ou dimanche après-midi. Il se trouve que nous avons toutes sortes de choses à faire ce jour-là... ». Ces courriers sont des archives qui ne trouvent de valeur que dans la signature et non dans le contenu.


Les souvenirs de Bonaparte abondent au château. Ainsi l’affiche d’adjudication du château de la Malmaison en date du mardi 5 juin 1888 à midi, « entrée de jouissance de suite. Mise à prix : 250 000 francs (prix payable en cinq années avec faculté d’anticiper) » Marie Bonaparte, de son union avec la Prince Georges de Grèce, a eu deux enfants dont une fille qui se remaria en 1949 avec Raymond de Tour et Taxis, celui-ci avait fait la conquête de l’Éthiopie dans les années 1930 avant de combattre sur le front russe pendant la Seconde Guerre mondiale. Il retrouve son château libéré de l’occupation étrangère et se consacre à la mise en valeur du patrimoine, à la promotion de la paix et de l’éducation et au développement du souvenir de Rilke. Marie Bonaparte se rendit souvent à Duino et les souvenirs soulignent sa présence. Ainsi ce livre que je découvre : Topsy, les raisons d’un amour. Ce livre raconte son amour pour son chien, un chow-chow, de la même race que Jofi, le chien de Freud. Imagine-t-on que Jofi joua un rôle important dans l’histoire de la psychanalyse, lui qui resta silencieux au pied de son maître pendant les séances ? Sigmund et Ana traduisirent le livre de Marie Bonaparte à qui Freud écrivit : « Meine liebe Marie, j’ai reçu à l’instant votre manuscrit sur Topsy. Il me plaît : il est si émouvant de naturel et si véridique. Ce n’est pas un travail analytique mais on perçoit, derrière cette création, le besoin de vérité et de savoir de l’analyste. » Tous les deux échangeront sur le comportement de l’animal notamment durant les épisodes de santé difficiles : « J’aurais aimé que vous puissiez voir avec moi quelle sympathie Jofi me montre pendant ces jours infernaux, comme si elle comprenait tout ». Ce goût de l’observation animale ramène sans doute le vieux Freud à ses débuts d’étudiant qui était venu à Trieste en 1876 pour mener des recherches sur la reproduction des anguilles.


L’encore-habité du château renforce le déjà-musée qu’il semble au premier abord contredire. Pénétrer dans le salon dont les fenêtres viennent d’être ouvertes sur la mer, entrer dans la salle à manger dont la table est dressée, dans la chambre dont le lit est fait laissent à penser que l’on pourrait s’installer, déjeuner ou dormir. Mais ce n’est qu’un effet de notre imagination qui ne fait que répondre à un effet de mise en scène. C’est un mannequin qui porte la livrée, les assiettes resteront vides, le lit ne servira même pas de divan et les canapés nous refuseront un moment de lecture.



L’image de la vie est figée dans sa reconstitution. La table très bien disposée sert d’indication au lieu que nous traversons, elle nous dit qu’ici se trouve la salle à manger. Parfois il faut renforcer l’indication par le cartel : l’un indique que sur ce piano Liszt composa, que sur cette terrasse Rilke écrivit, ou que ce salon rouge était le préféré du poète. Cependant un lieu ne ment pas tout à fait, c’est la bibliothèque. Elle a sédimenté le souvenir de la présence d’écrivains, Rilke bien sûr, mais aussi Valéry et d’autres, elle a assemblé des livres et quelques autres objets de collections qui portent une mémoire sans avoir à farder une fausse présence pour perpétuer le souvenir. Tout amateur de livres aimerait y passer du temps car il sait que la bibliothèque a une atmosphère organisée et changeante selon les places que l’on se donne, assis au bureau ou sur un fauteuil prêt d’une lampe, fumant un cigare ou regardant les livres. Le meuble de la bibliothèque couvre les murs d’un bois mordoré dont les séparations entre les étagères sont des colonnes aux chapiteaux ioniques. Les livres souvent reliés parlent plusieurs langues, allemand, italien et français surtout, des photos associent Rilke à des membres de la famille, des objets précieux, vases, coupes, médailles sont disposés sur les étagères. On accède au lieu par un long couloir qui borde le bâtiment et expose sur ses murs divers tableaux. Ce couloir traverse le bâtiment qui est la base du triangle adossé à la mer que constitue le château autour de sa cour intérieur dont la pointe est une tour crénelé et qui au sommet offre une vue panoramique sur la mer.



Bien sûr, nous aurions aimé « en être », comme aurait dit Proust, en être de ces visiteurs invités à séjourner dans ce lieu. Profiter de la terrasse ensoleillée, du jardin ombragé qui descend vers la mer, de la plateforme au sommet de la tour qui domine la baie. Bien sûr, le visiteur imagine dans ces lieux une forme de vie d’écrivain du siècle passé : hôte d’un mécène qui lui offre le lieu et l’occasion qui correspondent à son inspiration. Car ce lieu qui inspira Rilke lui était également destiné et il n’est pas d’imitation possible. À la différence de ces cafés littéraires qui inspirèrent les écrivains triestins de Svevo à Magris, Duino est un lieu privilégié que le mécène offre au poète errant. Au café, c’est un côte-à-côte d’échanges informels, conflictuels ou complices sans véritable conséquence. Sur la terrasse de Duino, Rilke a fait de son face-à-face avec l’horizon une expérience de l’absolu : « C’est cela qu’on appelle Destin / être en face / et rien d’autre et toujours en face. » La verticalité de la façade du château sur la mer, la terrasse comme le ponton d’un bateau en altitude surplombant l’infini donne les coordonnées abstraites d’une expérience unique. Nous ne pouvons qu’y passer, ressentir au mieux l’intensité que produit cette abstraction du paysage, adossé au confort et à l’assurance de revenir serein dans un lieu accueillant.


Visiter Duino peut se faire sans penser à Rilke, même si j’y suis venu sur une recommandation de sa lecture. C’est un lieu qui illustre une vie d’un autre siècle : la forteresse médiévale dont la situation inconfortable au bord du précipice n’a de raison que militaire est réhabilitée en un lieu de villégiature raffiné, ce qui dénote un goût du siècle passé pour la conciliation des extrêmes. Il s’agit de vivre dans ces lieux avec le confort des villes, il s’agit d’y venir avec facilité, il s’agit d’y recevoir dans un cadre original. Et le siècle a construit des villas dans des endroits improbables comme si l’inconfort des lieux amenait un renforcement du plaisir. Il faut aimer ces lieux en ce qu’ils témoignent d’une assurance face à l’avenir que nous avons perdu au siècle suivant. La Renaissance et l’âge classique avaient aimé construire dans des plaines où les fleuves amenaient le confort, où le relief procurait la sécurité, où les forêts délimitaient les jardins. Seuls quelques solitaires cisterciens ou jansénistes avaient osé s’installer par goût spirituel du dépassement dans des lieux inhospitaliers mais il semble qu’au XXe siècle on a aimé investir ces lieux et refaire ces gestes radicaux. Penché sur le vide depuis le balcon, je ressens encore ce sentiment de vertige, d’une intensité recherchée mais vécue dans l’angoisse que Rilke a peut-être ressentie, en tout cas que la lecture m’a donné à lire.



29 septembre 2024
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