Jérémy Liron | G - comme La solitude Gilgamesh

« Yhwh voit sur la terre le mal immense de l’adam et au quotidien tous ses mauvais projets Yhwh regrette d’avoir fait l’adam sur la terre et ça lui fait très mal Yhwh dit de la surface du sol je vais effacer l’adam ma création L’adam comme la grosse et la petite bête comme tout ce qui vole dans le ciel Oui je regrette de les avoir faits. » [1]

« On n’est jamais à l’abri d’une idée qui vous traverse. » « Au fond, la cause de la plupart des crimes c’est peut-être ni plus ni moins la possibilité dans laquelle on se trouve de les commettre. »
Marguerite Duras

« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. »
Blaise Pascal

C’est lassitude ; et sans doute plus que ça. Il s’imprime chaque jour tant de pages et tant de livres. Des romans, des récits. Témoignages infinis de choses et d’autres ; mots choisis, ton enjoué ou grave. Formes éprouvées ou singulières. Essais, autofictions, poèmes. On immerge dans les eaux froides, on climatise dans le désert des serveurs accumulant d’invraisemblables Babel. Le monde doublé, démultiplié de spectacles, d’excitants et de confessions. La vie et ses réverbérations pour la fuir ou pour en vérifier la réalité, en tâter la matière.

On n’en revient sans doute jamais vraiment de ce qu’on est, de ce que la vie nous fait. Quand bien même sur des parchemins, des tombes et des palais, sur les parois de grottes, sur des tablettes d’argile auraient été depuis longtemps déjà décrits, narrés, les réussites et les échecs, les élans et les doutes, les méditations qui agitent l’âme humaine – jusqu’à ce rêve prédisant le déluge qui inspira les auteurs de la Bible et dont on use encore aujourd’hui, la survie de l’humanité passant, veut-on parfois croire, par cet exil sur une arche toute semblable à celle dont un Dieu donna l’idée à Gilgamesh et à Noé, peut-être encore à l’aristocratie eugéniste de la Silicon Valley qui se voit déjà contempler à bonne distance dans une structure futuriste la Terre qui s’effondre sur elle-même.

« Suave, mari magno turbantibus æquora ventis
E terra magnum alterius spectare laborem ;
Non quia vexari quemquamst jucunda voluptas,
Sed quibus ipse malis careas quia cernere suavest.
Suave etiam belli certamina magna tueri
Per campos instructa tua sine parte pericli ;
Sed nihil dulcius est, bene quam munita tenere
Edita doctrina sapientum templa serena,
Despicere unde queas alios passimque videre
Errare atque viam palantis quærere vitæ,
Certare ingenio, contendere nobilitate,
Noctes atque dies niti præstante labore
Ad summas emergere opes rerumque potiri. », écrit Lucrèce.
(« Il est doux, quand la mer est haute et que les vents soulèvent les vagues, de contempler du rivage le danger et les efforts d’autrui : non pas qu’on prenne un plaisir si grand à voir souffrir le prochain, mais parce qu’il y a une douceur à voir des maux que soi-même on n’éprouve pas. Il est doux aussi, dans une guerre, de voir les grands combats qui se livrent en plaine, sans que soi-même on ait part au péril. Mais rien n’est plus doux que d’habiter ces hauteurs sereines que la science défend, refuge des sages ; et de pouvoir de cet asile jeter ses yeux sur les autres hommes, et de les voir çà et là s’égarer et, vagabonds, chercher la route de la vie, faire assaut de génie, se disputer sur la noblesse du sang, nuit et jour s’efforcer à un dévorant labeur pour s’élever jusqu’à la fortune et posséder le pouvoir. »)

Ils le liront peut-être de là-haut en confirmant - « c’est bien vrai ». Il semblerait que l’on trouve toujours quelqu’un pour dire avec une justesse qui nous échappe ce que l’on est amené à vivre, à ressentir ou ce que l’on vivait sans savoir.

« Homme de Shourouppak, fils d’Oubar-Toutou
Démolis ta maison et construis pour toi un bateau
Abandonne tes biens et tes richesses
Demande la vie sauve
Rejette tes possessions et préserve ta vie
Charge dans le bateau
La substance de tout ce qui vit. »

Sur les tablettes à la pulpe des doigts on déchiffre l’avertissement «  il pleuvra en abondance  » car « les grands dieux ont décidé de faire le déluge ».
Faire le déluge, comme on disait dans la cour de récréation faire la bagarre, comme plus tard on ne disait pas faire l’amour. Mais c’était peut-être le déluge qui faisait pression ici et là, pluie et tempête sous une forme ou une autre.
On imagine aujourd’hui la sècheresse et le feu dévastant les plaines, les épidémies et les guerres provoquées par les « grands » que nous sommes – et sans doute sommes-nous trop grands pour nous – qui ont fait Dieu à leur image en prétendant l’inverse.
Lassitude de ça aussi.

On fait et on refait ce même rêve depuis des millénaires. Et l’enfant qui demeure en nous à l’heure critique appelle le regard bienveillant, compatissant qui se penchera sur lui, la main qui in extremis le tirera de là. Oui, nous serons épargnés. Notre égo le réclame. Ce qui nous fait nous dresser et avancer conquérants est adossé à une telle précarité, une telle fragilité, et une abyssale impuissance en regard de notre aspiration à une sorte d’élection ! Nous refaisons ces rêves avec insistance comme on se berce en marmonnant des mélodies gravées au palimpseste de la mémoire. Tantôt nous survolons les choses, abattons les murs ; rien ne peut résister à notre colère, notre justice. Tantôt nous nous blottissons dans les plis du monde, réclamant d’être repris par le grand tout comme on fait le mort dans les herbes hautes sous les corps sans vie et les chevaux couchés dans le désastre d’un champ de bataille.
On voudrait s’aider d’un livre. Pouvoir s’aider d’un livre. Oubliant qu’on l’a soi-même écrit dans le délire et la fièvre. Sans cesse oubliant pour mieux croire.
Le rêve peut prendre tant de formes.

C’est Loth qui intime à ses gendres et à ses filles de quitter les lieux car l’Éternel va détruire la ville. Dès l’aube du jour les anges qui insistent car l’Éternel voulait l’épargner.
« Sauve-toi pour ta vie, ne regarde pas derrière toi et ne t’arrête pas dans toute la plaine »
Dans le rêve encore on marchande sous les traits de Loth. Gagner les montagnes avant que le désastre ne l’atteigne ne se peut, il l’estime d’un coup d’œil. Cette petite ville là-bas peut-être. L’Éternel accorde cette grâce. « Je ne détruirais pas la ville dont tu parles. Hâte-toi de t’y réfugier, car je ne puis rien faire jusqu’à ce que tu y sois arrivé. »
On s’étonne avec le recul de ces arrangements improvisés, de ce Dieu si limité dans l’exercice de son pouvoir, improvisant, bricolant. Mais sur cela comme sur le reste on passe. Seul le mouvement importe. On le suit pour ce village minuscule qui pourrait faire île et refuge.
Là-dessus « L’Eternel fit pleuvoir du ciel sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu ; détruisit ces villes, toute la plaine et tous les habitants des villes, et les plantes de la terre ». La femme de Loth comme Orphée se retourne en arrière. Il était dit de ne pas. Devient une statue de sel. On la laissera à sa statufication. Loth peu rassuré par ses transactions avec l’Éternel quitte Tsoar – le petit village – pour une caverne plus élevée encore. C’est peu de temps après que ses filles pour conserver sa race le font boire et le violent. Chacune sera enceinte et multipliera la descendance dont elles sont, se faisant mères et sœurs de leurs fils.
On se réveille en sueur. Certains sans doute s’y voient jouer un rôle ; ils cherchent à ce jour un village sur les hauteurs dans le système solaire où perpétuer leur race dans la consanguinité d’une élite autoproclamée.
« J’ai porté dans le bateau tout ce que je possédais. » L’argent, l’or, les animaux, la famille et les parents, les bêtes domestiques et celles de la plaine, les artisans aussi. Ainsi des principes auxquels peut se réduire le monde et desquels tout peut repartir et fructifier. Tous à bord de cette nef des fous, de ce radeau baroque, de cette arche, de ce tombeau retourné. On s’étonne un peu de pour quelles transactions l’argent et l’or dans un monde dépeuplé voué à la survie.
Et comme le pilote prévient d’une secousse à venir, d’un coup de vent, d’un grain : « Lorsque le soir celui qui tient les tempêtes fera pleuvoir la pluie de malheur entre dans le bateau et ferme la porte ! »
La vaste terre se brisait comme une jarre. Le Dieu devancé de ses messagers saccageait le palais du ciel, basculant à terre ses piliers. On se demande même comment dans ce déluge ils réussirent à mettre le feu partout en tâtant de leurs torches. Il fallut six à sept jours pour que la fureur et le tumulte se calment. Sept jours on resta donc ballotté dans la nuit de la boîte.

Qui déjà dans l’épopée fondatrice avait envoyé à Atra-Hasis un songe qui lui appris le secret des dieux et maintenant décide de son destin ?

On replonge dans le rêve. C’est un autre livre, mais le même récit.

« Dieu dit à Noé
Fin de toute chair
Avec eux la violence est partout
Avec la terre je vais les ruiner »

(Genèse 6,12)

Là-dessus conseille de bâtir une sorte de boîte calfatée de bitume dont il précise les dimensions. Et pendant qu’à Noé de réaliser sur plan et d’y faire entrer
« une paire vivante de toute chair
mâle et femelle
De tout ce qui vole
Selon chaque espèce
De toutes les bêtes
Selon chaque espèce
De tout ce qui se faufile ras du sol
Selon chaque espèce
Une paire de chaque »

Avec réserve pour nourrir tout le monde.
Dit : « Moi je ferais faire s’abattre le déluge
Des trombes d’eau sur terre
Pour ruiner toute chair qui respire »

La folie humaine et ses collatéraux. Effectivement aujourd’hui, parcourir le monde, échanger des biens, se divertir cause la perte en premier des vies les plus humbles.
« Si ce n’est toi c’est donc ton frère, du moins quelqu’un des tiens ? » La vengeance, aveugle dit-on, comme un coup d’humeur, n’est pas la justice – qu’il en soit ainsi. Quand il était d’usage d’écrire dans l’argile fraiche ou dans la cire, repartir à zéro se disait tabula rasa. On raclait la surface, comblait les sillons, faisait taire les signes. La surface retrouvait son calme initial.

Homme de Shourouppak, fils d’Oubar-Toutou avait-on lu, ce bateau que tu construiras, que ses mesures soient exactes, que sa largeur égale sa longueur. Outa-Napishtim en fait témoignage à Gilgamesh : cent vingt coudées la hauteur, cent vingt coudées chacun de ses côtés. Pour arche un cube. Une grande boîte cubique. Six Sar de goudron, autant de bitume pour la rentre imperméable. Sar de Babylone que l’on estime à 35 de nos actuels mètres carrés ou 144 coudées-carrées. Une coudée : 44 à 52 de nos centimètres selon l’époque et la région. Combien à l’intérieur du rêve ? Le délire n’empêche pas la précaution. C’est que d’elle vient la caution. Il n’est jamais assez de comptes, de listes et de détails.

N’empêche, on se berce à cette litanie. Comme à celle de cette littérature des contrats et transactions qu’on retrouve gisant dans la même argile durcie que celle qui conserve l’épopée de Gilgamesh.
Le déluge marque l’origine des dynasties de Sumer. La première fut celle de Kish, la deuxième celle d’Ourouk. Le cinquième roi de celle-ci en bâtit dit-on les murailles et régna à ce qu’on s’en souvient cent vingt-six années vers 2800 ans avant J.C. Héros mythique ou roi véritable ? Les textes statuent ainsi : « pour deux tiers il est dieu, homme pour le tiers restant. » Et il plait de se le rappeler, de l’inscrire dans l’argile à la pointe d’un stylet en parallèle des commerces ordinaires.
« terrain vague,
depuis
le lot constituant les acquisitions
de Galzi, leur grand-père,
le fils d’Ayi-qudādī—adjacent au lot de Martiya
fils d’Iddin-Assur, attenant à la maison
de Šumu-libsi fils de Dada,
adjacent à la maison d’Ikūnaya
fils de Kubiya, adjacent au lot
(constituant) la part héritée d’Apapa,
fils d’Iddin-Assur,
et à côté de la place (de la ville) —
(constituant) la part héritée du fils d’Iddin-Assur,
le fils aîné, et Maṣī-ilū (le fils cadet),
fils de Šamaš-mušêlī,
pour 3 minas de... argent,
Iddin-Assur
le fils aîné et Maṣī-ilū (le fils cadet),
fils de Šamaš-mušêlī,
à Šamaš-taklāku
fils de Warad-Šeru’a
vendu et
l’a satisfait. »

Plaisir arachnide d’arrimer les choses entre elles et de tisser par ces liens la surface du texte. Graphomanie, pulsion graphique ? Tout est si lâche dans le rêve.

Dans tous les arts on chante inlassablement l’amour et le désamour, la mélancolie, l’indignation, les souvenirs, la trahison et la vengeance. Les films comme au temps des tragédies antiques rejouent la guerre, le triangle amoureux, la trahison, le dilemme.
Cela nous concerne, nous transporte, nous émeut, nous excite, nous plonge dans des abîmes de circonvolutions et nous épuise au moins autant. Car nous butons sur ces ressassements, sur nous-mêmes sans jamais nous dégager de rien, à user la matière dans un monde dont nous avons fait une salle des pas perdus. On ne pense bien dit-on qu’en marchant. Rêveries du marcheur, flâneries urbaines, dérives psycho-géographiques, philosophe d’altitude… alors nous marchons en tous sens, un carnet à la main, des choses à dire et à redire.
Beckett à Robert Pinget : « Si on se donne tout ce mal fou ce n’est pas pour le résultat mais parce que c’est le seul moyen de tenir le coup sur cette foutue planète. Avec ce besoin-là beaucoup de misère mais pas de problème. »
Tant que vous évoluez dans le rêve rien ne peut vous anéantir.

Au septième jour on lâche la colombe qui revient. On lâche l’hirondelle qui revient. On lâche le corbeau qui ne revient pas. On ouvre le bateau et dissémine sa cargaison. La chose est indubitable : regardez autour de vous : ces choses du monde distribuées sur l’étendue.
« Soyez féconds, multipliez, et remplissez les eaux des mers, et que les oiseaux multiplient sur la terre. » Cinquième jour. Aux hommes (ce fut entendu) « remplissez la terre et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur terre. » En sus, toute herbe portant semence et tout arbre ayant en lui du fruit d’arbre.
De quoi re-commencer.

3 novembre 2024
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[1Genèse 5,20 (traduction Frédéric Boyer, Jean L’Hour - Bayard)