Jour 11 : Dézingage
Que la publication d’Oublier Camus les ait fait resserrer les rangs, cela te met en joie. Comment attenter à l’image de cet humaniste idéal, dont l’œuvre et l’ambition concourent à tous leurs mythes ? Tu te pinces à les parcourir, journaux de droite et de gauche, hier encore discordants, qu’un docteur Outre-Atlantique peut réunir demain. Tu te régales de leur indignation, ou de leur affolement comptable, on ne saurait trop oublier sept millions de petits Meursault…
Ce qui t’importe dans cette drôlerie est moins la méthode du dézingage, que la béatification. Qu’il suffise de choisir dix livres en partance pour l’île déserte et bing ! rien n’est moins sûr que ton désir de savoir quel jour maman est morte.
Fabriquer Camus (et quelques autres) : voilà la question plus perverse. Tu la sais, tu l’as servie toi-même souvent, la divinité, comment on la bâtit, comment on la consolide, comment on ne l’interroge plus.
Si par métier il l’a fallu, par conviction tu n’as qu’un mot : en art, comme ailleurs, la seule posture, c’est l’impiété.
Ce qui t’importe dans cette drôlerie est moins la méthode du dézingage, que la béatification. Qu’il suffise de choisir dix livres en partance pour l’île déserte et bing ! rien n’est moins sûr que ton désir de savoir quel jour maman est morte.
Fabriquer Camus (et quelques autres) : voilà la question plus perverse. Tu la sais, tu l’as servie toi-même souvent, la divinité, comment on la bâtit, comment on la consolide, comment on ne l’interroge plus.
Si par métier il l’a fallu, par conviction tu n’as qu’un mot : en art, comme ailleurs, la seule posture, c’est l’impiété.
« Que nous soyons arrivés à ce point de l’histoire où la question se pose à chaque homme qui pense, j’en vois une autre preuve dans l’enquête de Raymond Queneau sur la Bibliothèque idéale. Il sollicita plusieurs dizaines d’écrivains, et obtint d’une bonne part d’entre eux qu’ils choisissent sur une liste d’environ 3500 titres une bibliothèque idéale de cent œuvres. (…) Après avoir dépouillé les 61 réponses qu’il obtint, Queneau dressa le tableau des cent titres. En tête Shakespeare et la Bible, dans cet ordre, puis Marcel Proust ; 60 titres français et 39 étrangers, voilà déjà qui m’inquiète. Ceci plus encore : de ces 39 étrangers, 9 sont écrivains anglais ou américains, 8 appartiennent à la littérature grecque, 6 sont de langue allemande, 6 russes, 4 des auteurs latins, 3 de langue espagnole ; l’arabe, le danois, l’hébreu et l’italien obtenant un titre chacun. Vous devinez sans peine que 58 des 61 écrivains qui répondirent étaient français : Henry Miller, Marianne Moore et Frédéric Prokosch représentent à eux trois l’opinion étrangère.
Alcools d’Apollinaire étant par mégarde cité deux fois, au 25e et au 85e rang, me serait-il permis de suggérer qu’au lieu de ces deux Alcools on glisse le Genji monogatari, le Hong leou mong, le Pançatantra, les Jataka, le Tzurezuregusa, le Tchouang-tseu, Wang Tch’ong, les Prolégomènes d’Ibn Khaldoun, l’un ou l’autre des milliers de titres qui valent mieux ou du moins autant qu’Alcools ? »
René Étiemble, Essais de littérature (vraiment) générale, 1974.
Alcools d’Apollinaire étant par mégarde cité deux fois, au 25e et au 85e rang, me serait-il permis de suggérer qu’au lieu de ces deux Alcools on glisse le Genji monogatari, le Hong leou mong, le Pançatantra, les Jataka, le Tzurezuregusa, le Tchouang-tseu, Wang Tch’ong, les Prolégomènes d’Ibn Khaldoun, l’un ou l’autre des milliers de titres qui valent mieux ou du moins autant qu’Alcools ? »
René Étiemble, Essais de littérature (vraiment) générale, 1974.
15 février 2024