Journal tenu sur le banc d’un cimetière | Samy Langeraert, 3/3
(ce qui précède est ici)
Toujours avant de mettre un mort en terre, les Bassari lui demandent quelle est la cause de son décès. On lui pose des questions auxquelles il peut répondre par oui ou non en faisant avancer ou reculer les hommes qui portent la civière sur laquelle il repose. « Toute mort est anormale et doit être expliquée. » [1]
15 octobre
De retour au cimetière après dix jours d’absence : des feuilles éparpillées partout ; des bougies renversées ; des marrons par dizaines sur les allées ; les écureuils et les insectes, visibles nulle part, mais les oiseaux chantent à tue-tête ; et les grands tournesols se sont couchés.
16 octobre
Problème : le flux de pensées ne s’interrompt jamais.
17 octobre
Sur les tombes chutent sans distinction aucune de gros marrons luisants.
18 octobre
R. a dit qu’elle dormait difficilement, que la nuit, elle avait l’impression que son âme (elle disait son « égo ») se détachait de son corps, et que cette séparation la réveillait et l’inquiétait. Elle me confiait qu’elle s’intéresse de plus en plus à ce qui arrive après la mort, à ce que devient l’esprit une fois le corps éteint.
19 octobre
Les Bongo enterraient leurs morts au cœur de la forêt, et ils leur demandaient de partir pour toujours, de ne jamais revenir dans leur ancien village. « Maintenant que tu es mort, il ne faut pas que tu reviennes chez nous. » Mais ils ne leur faisaient pas confiance. Ils cherchaient à les égarer en les enterrant au-delà de plusieurs cours d’eau et en barrant les sentiers les plus proches. Ils distinguaient tout de même les bons des mauvais morts. Les mauvais morts, ou bidzuru, sont des êtres poilus et minuscules qui marchent à quatre pattes. « Ils dégagent une odeur nauséabonde, comme de viande pourrie ou de fourmi mukutuyu. » [2]
21 octobre
Aujourd’hui, égarées dans le cimetière, une sauterelle verte et une punaise. Sur les troncs, des fourmis picorées par ces petits oiseaux ultrarapides que je ne vois qu’ici. Ce pourrait être il y a dix ans, vingt ans, cette vie-là ou une autre, n’importe qui sur le banc du cimetière un peu après quinze heures, un lundi aux airs de dimanche, un dimanche intérieur. Non pas ces écureuils, mais leurs ancêtres, pareillement vifs. D’autres feuilles mises en tas par un autre jardinier. Un autre été indien. Comme aujourd’hui, il y aurait là quelqu’un qui, pour un temps, ne comprendrait plus ses désirs ni ses angoisses, n’en aurait rien à faire. Un corps vivant sous un érable, assis, entouré de corps morts allongés, invisibles. Un corps, n’importe lequel, qui ne demanderait rien, ou qui ne demanderait qu’à respirer l’odeur des feuilles en décomposition, qu’à suivre, ravi, les mouvements d’une punaise et le passage d’une mouche, le chant d’un merle, les bonds d’une sauterelle verte.
22 octobre
Terrible envie d’écrire, mais aucune phrase ne me vient à l’esprit.