Journal tenu sur le banc d’un cimetière | Samy Langeraert, 2/3
(lire le début ici)
Bruit des arrosoirs vides qui s’entrechoquent. Bruit des merles fouineurs. Bruit des cloches des églises des parages. Bruit étouffé des cars qui glissent derrière les murs. Bruit de la circulation plus loin. Bruit du tram qui s’arrête et repart. Bruit d’un bébé qui pleure. Bruit de l’eau qui remplit les arrosoirs. Bruit d’un avion qui passe. Les merles qui fouinent encore. Une pousse de capucine au pied du banc. Un groupe de cinq touristes longe l’allée principale. Le tram, de l’autre côté cette fois. Les tombes à l’abandon, entièrement recouvertes de lierre, de « mauvaises herbes » ou de feuilles mortes, et celles soignées jusque dans les moindres détails. Ici repose : Hier ruht… Ici reposent toutes sortes de gens. Un baron a perdu sa femme (« meine liebe Frau »). Elle est morte à quarante-huit ans. Il a vécu encore trente ans avant d’aller reposer avec elle, mais curieusement son nom à lui se détache moins nettement sur la pierre, comme s’il avait été gravé bien plus longtemps auparavant. Le même groupe de touristes repasse en sens inverse (ignoraient-ils que l’entrée ouest est fermée le dimanche ?). Bruit d’encore quelques cloches qui ne s’arrêtent pas de sonner. Bruit de cloches qui ne sonnaient pas jusqu’ici. Un érable mutilé, frappé par la foudre ? Bruit léger des moulins à vent sur la tombe d’Emilio. De petits morceaux de bois formant un cœur. Un couple est venu l’autre jour, s’est assis en tailleur sur l’herbe devant la tombe. Quelqu’un ratisse, plus loin. Soleil et ombre. Pratiquement plus un souffle de vent.
23 septembre
Que la terre au pied des bancs soit si poudreuse, je ne le comprends pas. Je rechigne encore à l’admettre.
25 septembre
Un autre jour de pluie, on notera tout d’abord que les bruits de la circulation augmentent d’un cran. Ceci est dû à l’espèce de friction collante qui se produit entre les pneus et la chaussée humide. J’appelle nuage mouillé un nuage plus gris et sombre que les nuages qui l’environnent dans un ciel non uniformément gris. Et je pose le principe que c’est d’un tel nuage que tombent le plus de gouttes. D’un ciel non uniformément gris se propagent des lumières variées, des lumières qui varient selon la plus ou moins grande proportion de nuages mouillés et secs (j’appelle sec un nuage d’où a priori aucune goutte ne tombe). D’un tel ciel nous parviennent des lumières grises et douces, tantôt plus chaudes, tantôt plus froides. Et ce que ces lumières ont d’étonnant, c’est qu’elles s’infiltrent partout et ne produisent aucune ombre à proprement parler. Sous le banc : aucune ombre. Sous les arbres : aucune ombre. Aucune ombre devant ni derrière les tombes. Sous mes pieds, à peine quelque chose qui mériterait le nom de petite d’ombre, ou d’ombrette. En résumé, ce qui s’offre à nos yeux un jour de pluie dans le cimetière, c’est un paysage mouillé sans ombre, entre le chaud et le froid, sans écureuils ni guêpes ni pères ni mères, la progéniture est au sec, un paysage sur lequel tombent des gouttes tantôt directement du ciel, tantôt passées par le feuillage des arbres (pour ainsi dire agglomérées, agglutinées d’une feuille à l’autre, comme on l’a déjà signalé, des feuilles les plus élevées aux feuilles les plus basses). Un jour de pluie, seuls les parents des enfants morts font une apparition. Les fenêtres de l’école de l’autre côté du mur restent fermées et aucun son ne s’en échappe (alors que les enfants, derrière, s’agitent !). Les gouttes qui tombent pourraient à la rigueur être comparées à d’étranges tapotements effectués du bout des doigts sur une boîte en carton. Les parents d’Emilio font le tour du cimetière. La lumière grise, gris clair, gris jaune, sur l’herbe et la terre brune et noire ne produit pas le moindre commencement d’ombre. Je soulève avec précaution une feuille tombée, jaune-beige : toujours pas d’ombre.
27 septembre
Des nuages de mouchettes, ce soir. Des écureuils qui se disputent et se poursuivent autour du tronc d’un marronnier (leurs griffes comme de petits grattoirs, des brosses aux poils très durs). Des mouches aussi, nombreuses. L’une d’elles est venue se poser sur une page de mon livre (sur le mot « confortable » !). Une autre mouche sur la pointe de ma chaussure gauche. Une autre sur la poignée de mon sac à dos, encore une autre sur le livre mis de côté le temps d’écrire ces quelques lignes. (Et après coup, encore une mouche, sur le mot « tare » que j’avais lu quelques instants plus tôt !)
29 septembre
Surtout, ne pas dire le « ballet » des écureuils !
30 septembre
Des mégots, des fourmis. Dans les tilleuls, les feuilles jaunissent d’un coup, par grappes. Les feuilles des marronniers progressivement et une par une. Ce matin, un bouquet de fleurs blanches couché devant la tombe d’Emilio. C’est le jour des pères, mais je n’en vois qu’un seul. Des merles, un photographe professionnel à qui la lumière naturelle ne suffit pas (il déballe son matériel d’éclairage devant l’air amusé de l’homme dont il tire le portrait), deux jardiniers qui passent sur l’allée principale, un courant d’air là-haut qui fait claquer les feuilles, puis le silence revient pour quelque temps, puis l’ambulance, le tram, trois touristes têtes baissées. Je m’aperçois qu’une femme nettoie une tombe à quelques mètres, elle était cachée par un gros buisson. De nouveau les feuilles tremblent, il y a deux hommes qui passent, une femme en noir, toujours pas d’écureuils en vue. Les fourmis continuent leur ronde. Un ciel uniformément gris. Ci-gisent les guêpes. Où est passée la pousse de capucine ?
2 octobre
Dans une tribu du Rwanda, on plaçait (place encore ?) sous le nez des personnes gravement malades une plante à la mauvaise odeur pour voir si elles réagissaient encore ou si elles étaient mortes. Avant que le cadavre ne se raidisse, on lui imposait la position accroupie et on le ligotait « La tête est penchée en avant, les bras sont repliés aux coudes, les mains ramenées sur les clavicules et les genoux sous le menton, d’où l’expression : “Twamupfunye nk’igitebo : nous l’avons replié comme un panier, nous lui avons donné la forme d’un panier.” » On ne laissait au mort que ses affaires les plus précieuses. S’il avait des enfants, on l’enterrait sur le côté, sur son bras droit, pour l’empêcher de frapper son épouse et sa progéniture. « Avec la main gauche il ne pourra frapper que très maladroitement. » [1]
3 octobre
Gris, le ciel. Gris, les troncs. Gris le vent, gris l’air. Gris les oiseaux qui ne chantent pas, et les fourmis en bandes. Grises les guêpes mortes, vivantes. Les vivantes plus grises que les mortes. Les mortes un peu plus légères. Gris le cri d’un oiseau perché sur une branche grise. Grise la bougie dont la flamme grise vacille depuis deux jours, grise la cire évaporée. Gris les petits panneaux avec le numéro des tombes. Gris même le bleu qui apparaît au ciel, entre deux nuages gris. Trop tard, le bleu du ciel, trop tard le blanc. Grises et froissées, grises et sèches les feuilles tombées, grise la terre, la poudre que survolent les guêpes. Gris leur survol, gris leurs virages. Grise la pointe des sapins sur le fond à nouveau grisâtre du ciel. Gris les pétales des tournesols. Gris le rose, gris le vert, grise l’herbe moelleuse. Aussi grises que sèches les miettes laissées pour les moineaux. Aussi larges que grises les blessures de l’érable mutilé. Grises les odeurs de buis. Gris les petits valons creusés par le râteau des jardiniers. Grises toutes les traces de pas, mais grise aussi la terre ni ratissée, ni foulée. Gris tout autant les murs. Grise la lenteur de l’écureuil engourdi par le froid. Gris le banc, gris les ongles. Grises les petites figures des lettres. Du gris de l’une à l’autre. Grise même l’idée qui les relie. Et les souvenirs. Et les dernières pensées jusqu’au point gris.
4 octobre
Traduit ce jour dans un logiciel de gestion : « Sie können sich nicht selber löschen » (« Vous ne pouvez pas vous supprimer vous-même »).
[1] R. P. M. Pauwels, Imana et le culte des mânes au Rwanda.