Juliette Mézenc, Des espèces de dissolution
éditions de l’Attente, mars 2019
par Cécile Portier
Commençons par le titre, Des espèces de dissolution, comme si ce n’était plus seulement l’espace, comme au temps de Perec, qu’il y aurait à qualifier et à disqualifier, pour admettre enfin qu’il n’est pensable qu’au pluriel. L’enjeu, le jeu, dans ce livre, ce n’est plus le pensable mais le vivable. Et l’espace, c’est trop peu dire, même au pluriel, car il s’agit du temps aussi, où l’on voudrait bien trouver à se loger, s’étendre, parfois fulgurer.
Il s’agit d’espaces, de temps, de vie. Il s’agit de savoir comment vivre au monde, comment y cheminer, y infuser, et peut-être ce verbe qu’il faudrait laver de son eau bénite, y communier ? Comment faire commun avec le monde ?
Alors, « Il » a un projet. Un projet vague, c’est dit depuis le début. « Il » est très déterminé pourtant, à mener ce projet vague. Car il y revient. Il cherche, il essaie, il échoue, il recommence. Il cherche. Comme inventer une relation qui ne soit pas de contrat avec le paysage, comment ne plus vivre selon les catégories de l’intérieur et de l’extérieur, et pas non plus dans celle d’une promesse trop mystique d’unité et de réconciliation ?
Car tout est hétérogène et tout est poreux.
« Il ne le sait pas et pourtant il le sait. Il le respire. La tourbière entre par son nez et ressort par sa bouche après avoir apporté à son sang toutes sortes de choses que seule une tourbière peut donner, elle irrigue son sang et fait battre son cœur à un rythme de tourbière, un rythme très très lent. Tout pulse en lui comme si le cœur avait pris tout l’espace à l’intérieur de son corps, on dirait que son cœur devenu gros bat doucement tout contre sa peau qui vibre et on dirait que les vibrations se propagent. »
Nous ne sommes pas faits de tourbe ni du suc des volcans ni de l’herbe que mangent les ruminants. Mais le sucre n’est pas fait d’eau et pourtant l’accueille, et cela lui fait quelque chose.
Tout est poreux, on dissout. Comme on dit des institutions, quand on n’y croit plus.
La vie se traverse, est traversée. Rien ne ressort indemne et heureusement.
Des espèces de dissolution ouvre sur une appréhension du monde qui se ferait selon les auspices du tactile. Il n’y a qu’à se pencher et cueillir : « Les nuages qui circulent à ras de terre sont encore légers, il les sent plus qu’il ne les voit pour l’instant, il les sent sur sa peau, il les respire par toute la surface de son corps exposé ». Cela fait des siècles qu’on nous refourgue des révélations et Juliette Mézenc donne à connaître cette expérience d’être au monde autrement, avec une autre véracité, qui ne s’embarrasse pas des contours, qui ne se laisse pas éblouir par des soleils uniques, brûlants et autoritaires. Bienheureux les aveugles, ils ont des pulpes de chair qui leur en disent beaucoup plus de ce qu’il y a à vivre que de rester devant à l’admirer.
On ne parlera pas d’expérience, c’est beaucoup mieux que ça. Expérience ça dit qu’il y aurait une hypothèse de départ qu’on voudrait vérifier. Il n’y a pas d’hypothèse. Expérience cela ressemble aussi désormais à une accroche marketing : on ne vend plus des produits, mais des expériences. « Il » n’expérimente pas, il traverse et se fait traverser. Et il est question de le suivre au plus près, sur cette ligne de fuite qui est une ligne de désir, un désir aussi têtu que vague, sur les trajectoires géographiques et psychiques que le récit se propose de tracer. Il s’agira de traverser avec lui des strates de réalité, d’aucunes que l’on aurait tendance à croire plus communes, plus ordinaires, habitées qu’elles sont par des vaches, des graminées et des patrons de bistrot, d’autres qui seraient plus proches du rêve ou encore de l’hallucination contaminée par la pratique du jeu-vidéo.
Dans ces plongées, ces méandres et resurgissements, « il » rencontre des personnages qui sont comme dans les rêves, on se perd un peu, et ce n’est pas grave. Chaque séjour transforme. C’est-à-dire qu’« il » finit par nous traverser aussi, et qu’on se retrouve comme lui à se dissoudre.
De ces temps de latence, d’évanouissement, on ne connaît pas la durée. Mais on en ressort toujours nu.
Tant de naissances pour une vie.
Et d’ailleurs, on croit que c’est fini, que quelque chose de tout cela peut finir de disparaitre ainsi de mieux en mieux, mais non, car à la suite de Des espèces de dissolution il y a le Monologue de Bassoléa, qui est folle et libre et vivante six pieds sous terre, et qui dit : « Ne laisser aucune trace, disparaitre corps et biens dans la vie d’autres vivants. »