Lors du premier cours de mon atelier d’écriture, Damien Masson, maître de conférences en urbanisme, est venu présenter le concept de « géographie des émotions ». Tous les étudiants ont été invités à écrire un texte à la suite de cette intervention. L’un d’eux, Thomm Coalporter, a rédigé ce conte à partir de tous les textes écrits.
Mathieu Simonet
L’Ogre Paillasse au pays des Poucets
Conte de Thomm Coalporter
Extrait 1 : Les Poucets
Les paupières enveloppaient les regards distants des Poucets se reposant dans leur étrange palais. Perché au sommet d’un mont escarpé, ses murs, ses créneaux, ses tours, sa grande porte, tout n’était que paille, comme le nid des pigeons qui le bâtissaient. D’ailleurs, les fauteuils, les bancs, les lits, les tables, tout le mobilier était l’œuvre de ces menuisiers emplumés. Des œuvres dans lesquelles les Poucets passaient leurs journées, et parfois même leurs soirées, à rêvasser. Parfois, ils croyaient voir se dessiner sous leurs paupières des fruits que leurs lèvres n’avaient jamais effleurés. D’autres fois, ils scandaient de magnifiques tirades aux foules invisibles de leurs songes.
Il y avait les rêveurs nonchalants, les paresseux, les tranquilles, mais aussi des rêveurs soucieux, anxieux, plus partagés, ou encore les rêveurs colériques, énervés, prêts à en découdre depuis les tours de leur paillais. Et pourtant, les Poucets étaient aussi oisifs que leurs compagnons aviaires. Ils récupéraient les longues plumes de ces derniers pour se caresser, s’éventer ou bien se gratter le bout des pieds, fatigués à l’idée d’un quelconque effort. De tout temps, à tout instant, ils pensaient aux choses du monde et d’ailleurs.
Nez-propos
L’article qui va suivre a été retrouvé il y a peu à la frontière d’un pays lointain grâce au chien des douaniers. C’est une abomination comme on en voit peu de nos jours. Le lecteur y trouvera des morceaux de pensées, des quignons d’analyses, des plaintes et surtout des mots, beaucoup de mots qui ont malheureusement subis certains dommages lors du voyage. Il est difficile en tant qu’archiviste d’assurer les lecteurs de la véracité des propos, de leur authenticité, ou devrait-on dire, de leur réalité. Que ce soit dans l’écriture, dans le matériau utilisé ou dans le sujet même de chaque fragment, rien n’indique la quelconque cohérance de l’ensemble. Il ne reste qu’une seule chose à faire, que le lecteur reste vigilant et garde son flair au fil des lignes, qu’il prenne conscience de l’inconstance de ces paragraphes, de leur existence et de leur but.
« La géographie est un peu comme une langue étrangère pour moi. Un flux sonore dont je ne capte que des bribes éparses qui m’embrouillent plus qu’elles ne m’éclairent. [...] Déjà que je ne suis pas certaine d’être au clair avec la droite et la gauche, imaginez le niveau d’abstraction que peuvent atteindre pour moi des notions telles que le Nord et le Sud… [...]
Une vague impression serait moins près de la vérité qu’une impression de vague. »
Camille Fayolle
Introduction à la géographie des émotions :
étude de cas en milieu académique
Analyse et observations, claires et sérieuses, par Thomm Coalporter
Buffet et ses bouchées
Dans les esprits, Maître Simonet était devenu ce jour-là l’excentrique tenancier d’un magasin de farces et attrapes chez qui l’on se rendait avec l’appétit de passer une après-midi joyeuse et loufoque. Ce premier cours avait gravé dans les mémoires une croyance ou peut-être même une conviction, celle que ces deux heures seraient à chaque fois un moment d’enchantement, peu importaient les autres cours de la semaine ou les affres du monde. On s’y rendrait bras dessus, bras dessous après le déjeuner, la poche remplie de pièces amassées par-ci par-là, avec l’espoir d’empâter ses amis avec quelques tours, leurs bouches arrondies ou étirées par la surprise, la saveur d’une réjouissance toute simple et pourtant délicieuse glissant sous le palais. La Tour s’érigeait comme le rendez-vous des extravagants et des introvertis, de la joie et du dépaysement, un banquet sans complexes. Là-haut, là où l’on pouvait toiser la ville, en piocher l’aimable et la beauté, son odeur d’urine, on bouffait de rire.
« Savez-vous ce qu’est un nudge ? Moi, je ne savais pas.
Quand on nous l’a expliqué en cours, on nous a parlé de la place des mousses au chocolat qu’on échangerait avec celle des yaourts. Alors je me suis dit "un nudge, c’est une sorte de recette en fait". Parfait. »
CLD
« Damien, quand je l’ai vu la première fois dans le couloir, j’ai cru qu’il venait par curiosité, comme moi. Je me disais que je ne serais pas le seul intrus ».
« Bip. Bip. Bip.
Le vacarme strident du signal automatique retentit dans la rame de métro. Les portes s’ouvrent, laissant entrer une masse ordonnée de trench-coats et de chapeaux melon. Une voix mécanique sortit des hauts parleurs :
This is Vauxhall. This is a Victoria Line train to Brixton.
Please stand clear of the doors. »
C. de Sena Caires
Snake oil Salesman. Cela ressemble aux expérimentations de la psychologie sociale. Le compère entre dans la salle, l’expérience débute. Les paroles s’écoulent naturellement et l’on se surprend à leurs y prêter un intérêt. Pourtant, on devine une sorte d’empressement chez Damien, une sorte d’inquiétude. C’est le trac de l’horloge, celle du temps, un tic tac mentholé sous la langue pour ne pas totalement se détraquer. Va-t-il avoir le temps de tout dire ? C’est comme un colporteur qui doit réussir au moins une vente pour garder son emploi. On s’attend presque à ce qu’il demande à Mathieu de servir de cobaye dans une démonstration truquée. Doit-on lui faire confiance ? Certains répondent que non :
« Je suis assez peu convaincue sur une possibilité de "quantifier" - en quelque sorte – une chose aussi subjective/changeante/imprévisible que l’émotion. Je trouve ça presque cynique de vouloir l’analyser, comme si l’humeur et les sentiments ne dépendaient plus d’une personnalité particulière mais d’un ensemble de causes données en fonction de l’environnement dans lequel elle évolue. »
Comme la sorcière appâtant les enfants vers sa demeure, Damien continue sa présentation, il l’a répétée. Il parle avec aisance et défait un à un les clapets de sa serviette d’où il ressort quelques papiers, remplis de formules malignes, et un ordinateur. Le projecteur grave des lignes sur le tableau qui se gonflent de gammes, d’idéogrammes géographiques, de prix. Le long des rues et devant nous, les acteurs dansent, répètent leurs répliques encore et encore, emprisonnés dans cette comédie à l’échelle d’une carte. C’est un sortilège baroque, une catharsis qui transcende l’individu et le questionne sur sa propre expérience de l’espace et du monde :
« Après les attentats de 2015 à Paris, j’ai arrêté de prendre les transports.
J’ai arrêté d’aller aux terrasses des cafés.
J’ai arrêté d’écouter de la musique dans la rue, afin d’être plus vigilante aux bruits autour de moi.
J’ai arrêté d’aller au cinéma.
J’ai arrêté d’assister à des concerts.
Je me suis éloignée du monde, éloignée de la foule.
[...] Par peur, j’ai fait l’amalgame. »
Claret Marie
La géographie des émotions gronde sa musique à l’imaginaire grouillant, décrite en ton et en tare, en hauteur et en profondeur, en couleurs et en sons. Il y a de l’espace en nous. On le fuit, on s’en éloigne. Un réseau terrible et ridicule dans lequel il est trop complexe de se digérer. Pourquoi cherche-t-on toujours à ressentir de la tristesse ? Pourquoi exerce-t-elle une telle attraction comme une lune lointaine qu’on n’ira jamais décrocher ?
« La mer de la Tranquillité.
La rue de l’espérance. L’impasse du bonheur.
Les émotions courent les rues. Est-ce après les émotions que courent tous ces gens, et les astronautes ? »
Philippe Mertz
Extrait 2 : L’Ogre
Un beau jour, alors qu’un soleil de plomb dominait le ciel et ses invités,
le paradis de paille s’ébranla sous l’appel d’un corps tonitruant.
Les murs s’écroulaient par endroits et les longs divans d’osier cédaient sous le poids de
leurs occupants qui se
jetèrent
sous des tas de bois comme des rongeurs dans leur terrier.
Une ombre couvrit alors le pays des Poucets, celle d’un géant dont
l’estomac grondait aussi violemment que l’orage et dont les mains étaient
deux chaînes de montagnes qui
fendaient
la roche et le palais.
À la place du soleil, une face gigantesque scrutait les Poucets.
La masse de chair était un masque tout à fait grotesque.
« Il forme un beau duo avec Mathieu. Ils ont la même manière de nous regarder, je trouve. »
La sueur coule le long du front alors qu’on s’évente à coup de papiers, de cahiers, d’ordinateurs s’il le faut, si c’est pour ne pas avoir trop chaud. C’est un test d’endurance, de famine. Le corps est dans la rétention, retenir l’information. Au bout il y aura un rendu, une preuve de notre réussite ou non au test. C’est l’angoisse qui tord l’intestin
« Une carte absurde, alambiquée. Mais une Russie pas très émotive, ça reste crédible.
Mais plus le temps passe, plus il est difficile d’ignorer son vrombissement. C’est un appel. Il vous parle. Il chuchote à votre oreille. Penser à autre chose. Penser à autre chose. Penser à... »
Lise
Tous, ils espèrent encore, ils croient encore au fond d’eux que ce n’est qu’une mauvaise passe, que l’on retrouvera bientôt les bals, les danses, les silences et les rires. Tous ils s’accrochent follement à cette idée qu’ils ne sont pas perdus, qu’il y a un sens dans le méandre de leurs réseaux routiers. Et si ce sens doit être cherché sur l’une de ces cartes, alors on s’en emparera à plein corps, on immaculera leurs légendes pour n’y trouver plus que soi, ses émotions, sa vie, se trouver enfin. Pour trouver cet endroit, celui où tout n’est que jouissance, où l’écriture est un plaisir et non plus un outil. Ni un besoin mais une mélodie que l’on fredonne sans même s’apercevoir qu’elle s’est retrouvée couchée sur du papier, ou peu importe, sur du carton, un bout de serviette, un mur ou à même la peau, sur la bouche tant qu’elle est là prête à être entonnée à nouveau.
Consinge proposé
Vous êtes invités à écrire un texte en lien avec l’intervention de Damien. Vous n’êtes pas obligés de faire un « résumé » ou une « critique » de son intervention. Vous pouvez aussi écrire, par exemple :
* vos impressions ;
* votre souvenir d’une carte en particulier ;
* vos réflexions sur un aspect particulier de la « géographie des émotions » évoquée par Damien ;
* etc.
Le corps humain n’est pas fait pour se défendre. Mis à part son cerveau qui est enveloppé de couches et de surcouches de peau, d’os, de chair et de liquide, le reste est exposé aux contacts, aux chocs, aux regards. Alors, quand il se retranche dans son fort, boudant ce qu’on veut lui apprendre, c’est le corps qui déguste. On voit naître le battement de plus en plus rapide d’une jambe manquant de sucre, prête à s’élancer en chasse. Elle est bientôt suivie des mains qui torturent une ficelle, encore et encore, comme le singe décortique patiemment la cosse où réside sa survie. Dans cette disposition en U, on est tous le singe de quelqu’un d’autre, à scruter le TIC qui frétille sous le masque figé, l’erreur ou plutôt la seule vérité.
« Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé à ça…
Je ne saurais dire.
Peut-être parce que j’ai tiré le rideau…
Je ne sais pas.
J’ai vu ses lacets.
Encore faits.
Ça a surgi.
Comme ça.
Mon corps plié sur une chaise et ma pensée aux lacets.
Je ne sais pas si c’est le débit de la parole de l’intervenant qui coulait trop vite ou bien moi au ralenti,
obsédée par cette pensée, peut-être, sûrement d’ailleurs, peut-être, oui, peut-être parce que j’ai tiré
le rideau. »
Nathalie B. Roger
Extrait 3 : Paillasse et les bottes de sept lieues
L’ogre n’avait pas de face ou, plus précisément, il n’en avait pas qu’une comme tout le monde. Ce qui avait semblé au premier abord être une peau grêlée pour les Poucets était en fait un amoncellement de têtes, de visages tronqués et boursouflées. Les gros nez de ceux d’en haut servaient de front à ceux d’en bas. Au-dessus des joues, les globes oculaires se rejoignaient, formant des sortes de huit, les pupilles s’étirant à l’horizontal en un épais tracé sombre et grossier comme le faisaient celles des moutons. On devinait les différentes parties de son anatomie par la proportion d’yeux, d’oreilles, de bouches qui s’accumulaient les uns sur les autres à tel ou tel endroit de sa masse. Ainsi, lorsqu’il leurs parla, les Poucets furent transporter d’émerveillement, car au lieu d’un cri atroce et monstrueux, l’ogre chantait de mille voix magnifiques.
Partout, les Poucets sortaient de leur cachette pour entendre de plus prêt l’ensorcelante mélodie de son discours qui, pourtant, n’avait rien d’intéressant. L’ogre se dénommait Paillasse. Il voyageait par mots et par vaux à la recherche d’acquéreurs pour son unique paire de bottes. Les Poucets tendaient l’oreille sans rien entendre de tout cela, trop absorbés par la langueur, la nostalgie, le retour de leurs rêveries. Les voix guidaient leurs pensées vers des pays lointains qu’ils avaient un jour dû quitter, vers ces contrées qu’ils devaient rejoindre sans jamais y parvenir. Ils se mirent bientôt à pleurer, pleurer et pleurer encore à blanches larmes en pensant à ce terrible sort qui les attendait, peu importait l’histoire. Le chant de l’ogre continuait quant à lui, les chœurs toujours plus déchirants, parfois si purs que l’on aurait juré entendre jouer des violons. Il peinait à trouver quelqu’un d’assez gentil pour le débarrasser de ses bottes qui n’avait rien à envier à des chaussures plus soignées. Enfin, il y avait cependant ce malheureux malencontreux malentendu, si peu audible que les Poucets se contentèrent encore une fois de l’ignorer. Peu importait la marche que l’on adoptait avec ces bottes, elles vous faisaient de toute façon bondir de sept lieues à chaque pas qu’il soit petit, chassé ou cloche-pied. L’ogre sans s’en apercevoir, s’était ainsi perdu et n’avait jamais pu retrouver son chemin. Et rien ne servait de les retirer, dès le battement des paupières, elles se retrouvaient comme par magie sur les pieds du propriétaire. Non, le seul moyen était qu’on veuille bien les lui enlever...
« Le vote avec les pieds. Cela veut dire que plus les gens aiment un lieu, plus ils le piétinent. Pauvre sol.
Imaginons un sol sensible à l’impact des pas. Les pas lui font mal. Ou un sol qui éprouverait des émotions en fonction de comment les gens marchent. S’ils le font avec douceur ou sans aucune délicatesse, en trottinant en direction de la bouche du métro. Personne ne fait attention au sol à Paris. Après tout, ce n’est que du béton couvert de bactéries. »
Personne suivante
« Un jour, j’ai vu quelqu’un dans la rue qui lui ressemblait. J’ai été fortement perturbée. Depuis, j’ai oublié son visage. »
Le cours s’arrête. Les mains et les doigts se détendent et retombent. On écrira des textes intéressés, ennuyés, farfelus. Les bottes de sept lieues sont sur nos pieds, on saute d’un endroit à l’autre, d’un sujet à son opposé, avec cette contrainte de nommer l’émotion que l’on ressent dans ses méandres.
Qu’est-ce que je ressens en écrivant ce texte ? De la fatigue, du doute, de la colère. Je prends du recul et regarde à bout de bras l’ensemble, un enchevêtrement difforme, dix formes différentes c’est cela. J’ai choisi par hasard de travailler sur toutes ces impressions et je n’arrive pas à les faire coïncider. Je n’arrive pas à me faire coïncider, qu’est-ce que j’écris ? Quelle est mon écriture, ma frontière ? Où je commence, où je finis. Je n’y arrive pas. Je n’arrive pas à rendre chair ce que sont toutes ces impressions. Je n’arrive pas à me faire comprendre, le conte, la narration, la métaphore, la libre association.
Voilà mon impression, celle qui ne se résume pas par des mots mais plutôt par cet ensemble bileux, comme une angoisse dégénérée, celle qu’on tente de vomir sans y parvenir. C’est l’ogre.
Thomm Coalporter
Voici tous les textes écrits par les étudiants du master : https://remue.net/textes-des-etudiants-du-master-l-ogre-paillasse-au-pays-des-poucets
17 avril 2019