La fourmi infinie, 2
La fourmi de Langton, j’ai déjà écrit dessus, la fourmie infinie. Je recopie ici le début, et donne une forme de suite.
- si la fourmi est sur une case blanche, elle tourne (de 90°) à droite et va sur la case voisine.
- si la fourmi est sur une case noire, elle tourne (de 90°) à gauche et va sur la case voisine.
- à chaque pas elle inverse la couleur de la case d’où elle vient
Les tous premiers pas, en boucle ici pour détailler l’algorithme présenté.
On pourrait se dire que ces règles symétriques, simples, et le début que l’on voit, mènent tout simplement à un motif qui boucle sur lui-même. C’est ce qui se passe au début, il y a 2 pétales, puis 4 qui grandissent.
Or après 400 pas environ, la fourmi de Langton commence à dessiner un motif chaotique où il n’y a plus aucune symétrie. C’est au pas n° 10100 environ — je reviendrais sur ce "environ" — qu’elle commence à aller tout droit, à dessiner une autoroute.
Cliquez ici pour voir ci-dessous, ou là dans un nouvel onglet. Au départ, en haut à gauche, les premiers pas, d’abord lents puis accélérés, jusqu’à ce qu’apparaisse au milieu la fourmi repartant du début mais en vitesse très rapide pour aller jusqu’à cette "autoroute".
Il n’y a pas de démonstration mathématique qui explique ce phénomène, cette émergence de l’autoroute. Ou alors la démonstration est le programme et il n’y a plus rien à expliquer. Cette émergence, communément admise comme apparaissant à ce moment du programme, je pense au contraire que c’est une fin. Le motif répété de l’autoroute signe la mort de la fourmi, qui vivait son chaos. Ce sont de ces règles simples et symétriques qu’avait émergé, après un temps de symétrie, un chaos digne de la vie elle-même. Pourquoi à partir du pas 400 le chaos émerge-t-il ? Pourquoi l’autoroute signe le terme de ce chaos après 10100 pas ? C’est ce pourquoi qui nous bloque. Le programme fait ça, mais pourquoi le fait-il ? Pourquoi les fourmis réelles construisent-elles une fourmilière organisée socialement (nourrices, gardiennes, il y a un cimetière, un élevage de puceron, la culture d’un champignon, certaines savent coudre des feuilles ensemble à l’aide de larves, elles communiquent des informations à travers les générations...) quand chacune prise individuellement semble incapable de ne rien faire [1] ? On pourrait trouver des réponses dans la longue évolution animale, l’ADN qui se reproduit, l’instinct, que sais-je. Mais un programme ?
Maintenant, si la fourmi se déplace dans un monde sans bord, comme Pac Man où sortir de l’écran à droite fait revenir à gauche, et réciproquement, ainsi que pour les directions haut et bas [2], dans ce monde la fourmi va au bout de son autoroute rencontrer son ancien lieu de vie, et y recommencer ses formes chaotiques, avant de redevenir autoroute, et ainsi de suite. Et toujours un épisode chaotique se terminera par une autoroute, qui amènera un nouveau chaos. Au bout d’un moment il y a même des autoroutes noires, le motif change, je ne sais pas si c’est un souci de mon programme ou si c’est encore un autre attracteur que cet algorithme chaotique (au sens propre, voir plus en détail la fourmi infinie) fait émerger. Ensuite, les autoroutes (qui sont une sorte de mort temporaire, d’attente de réincarnation) changent encore de motif et deviennent plus large, plus épaisses avec des sortes de créneaux, tandis que d’autres restent fines. Puis quand elles sont suffisamment épaisses pour se rejoindre, elles conservent leur propriété d’autoroute d’aller tout droit, ne deviennent pas une autre surface chaotique.
Si le programme est l’explication (ceci est dessiné parce que tant de milliers de pas ont été accomplis selon ces règles) il reste à obtenir un pourquoi qui ne soit pas tout à fait mathématique, ou pas seulement, ou comme souvent en mathématiques en allant chercher dans un autre domaine des outils de compréhension. Cela ressemblera sûrement à quelque chose de fractal car lorsque les autoroutes se rejoignent elles dessinent un nouveau motif avec de plus grands créneaux, comme si l’on avait zoomé, mais ça n’est pas si net. En tout cas on irait alors du côté du plan complexe s’il s’agit bien de fractales, et peut-être jusqu’à l’hypothèse de Riemman et donc aux nombres premiers, soyons fous ; mais je n’ai pas encore trouvé d’article mathématiques à ce sujet.
Sans aller aussi loin, voilà qui fait écrire, de s’intéresser à un algorithme et lui trouver des enjeux philosophiques : pourquoi vivons-nous ? Pourquoi une étoile qui fabrique les composants de la matière par nucléosynthèse [3] en arrive à produire des systèmes planétaires et, le cas échéant, la vie ? C’est pour moi le lien direct entre la Fourmi de Langton et une certaine métaphysique.
"Nous sommes plus que jamais entourées de fourmis", dit sa lettre. Inquiètes, ventre à terre elles poussent des poussières. Elles ne s’intéressent pas à nous.
Pas une ne lève la tête.
C’est la société la plus fermée qui soit, quoiqu’elles se répandent constamment au-dehors. N’importe, leurs projets à réaliser, leurs préoccupations... elles sont entre elles... partout.
Et jusqu’à présent pas une n’a levé la tête sur nous. Elle se ferait plutôt écraser.
Henri Michaux, Je vous écris d’un pays lointain.
[1] Nous en sommes, humains, sans doute au même stade
[2] ainsi qu’on se déplace sur une sphère, une planète : aller tout droit mène à un endroit qu’on a déjà vu. Pacman, arrivant en bas depuis le haut, et à droite depuis la gauche, et réciproquement, vit sur la surface d’un tore.
[3] C’est-à-dire qu’à partir d’un gaz d’hydrogène (l’élément le plus simple et plus répandu dans l’univers) qui s’effondre, une étoile née et fabrique un à un tous les éléments chimiques élémentaires par fusion. De l’hydrogène (1 proton) au silicium (14 protons) en passant par des phases successives par addition : hélium (2 protons), béryllium (4 protons), carbone (6 protons), oxygène (8 protons), néon (10 protons)