La poire et le souvenir de la poire

Cela fait un moment que j’attends l’occasion de parler aux élèves d’un livre auquel j’ai pensé dès les débuts de cette résidence, à cause de son thème, bien sûr : La Seiche, de Maryline Desbiolles.
La quatrième de couverture le résume ainsi :
« La cuisine et la littérature sont deux arts qui ne souffrent ni diversion ni échappatoire : il faut se tenir à ce qu’on fait. Mais que se passe-t-il quand on conjugue les deux, se pliant aux contraintes de l’une, par exemple une recette de seiches farcies, tout en laissant la bride sur le cou à son imagination et à la rêverie ? »

L’idée me plaisait mais c’est un livre exigeant, pas très marrant, bref je ne voyais pas bien comment l’utiliser pour un atelier. Aujourd’hui, j’ai eu envie de le tenter avec la classe des 2C1, parce que je les sens plus calmes que les autres, plus attentifs, capables de se pencher sur un texte plus long… je me suis dit voyons ce que cela peut donner.

J’ai expliqué aux élèves le principe de ce texte : d’un côté, on est en temps réel, chaque chapitre correspond à un moment de la préparation culinaire (1 Nettoyez les seiches en prenant soin de ne pas déchirer les corps ; 2 Réservez têtes et tentacules, etc.) et de l’autre, tous les temps se bousculent : celui des souvenirs, de l’enfance, des obsessions qui refont surface – tout cela fonctionnant par associations d’idées, digressions propre à l’esprit qui s’échappe au loin tandis que les mains poursuivent docilement leur tâche, pelant, coupant, taillant.

Puis je leur ai lu un passage qui me semble emblématique :
« Lorsque je défis le papier où elles étaient serrées, les seiches se répandirent un peu sur le carrelage de la table de travail où j’allais les préparer. Ce qui se répandit et me sauta aux yeux ce fut leur blancheur de grosse femme qui aurait la peau marbrée. Ce n’était certes pas une blancheur éblouissante. Elle n’avait en tout cas plus rien de la transparence, de la blancheur liquide comme laiteuse de la seiche vivante que j’avais vue il y a bien longtemps au musée océanographique de Monaco. Au vrai on voyait à peine qu’elle était vivante tant on la voyait peu. J’avais mis du temps à la repérer derrière les coraux où elle ne bougeait pas le moins du monde, elle palpitait. »

Petit temps d’analyse : qu’est-ce qui se passe, dans ce texte ? Vous voyez comment se fait le passage du temps réel (celui où la narratrice cuisine) au temps du souvenir (la première fois qu’elle a vu une seiche) ? Qu’est-ce que cela provoque ? Est-ce qu’on pourrait écrire tout un roman comme ça ?

Je sens qu’ils comprennent le mécanisme : la manière dont on peut bifurquer, se laisser porter pour que le récit prenne soudain une autre dimension, de l’ampleur, pour qu’il nous emmène ailleurs d’une manière habile, surprenante.

Alors je leur propose de tenter l’expérience à leur tour, pour voir où cela les mènera. Chacun a pour consigne de partir d’un élément lié à la cuisine et de se laisser porter, par association d’idées, vers le souvenir ou l’histoire que cela lui évoque.

J’ai peur que certains soient bloqués, mais non : ils ont tous quelque chose à raconter, il n’y a aucun problème pour l’imagination ; c’est simplement la fluidité des mots qui leur manque, et cette orthographe hasardeuse qu’il me faudra décrypter au moment de lire leurs textes… Mais toujours, une émotion, une surprise, et des rires quand je demanderai l’autorisation à Nathan de lire son texte devant toute la classe, parce que j’ai envie de l’interpréter tant il m’a plu, et de m’en servir comme modèle pour porter les autres plus loin.

8h du matin  : Ma grand-mère me réveille. Je lui fais comprendre que c’est mort.
8h10  : J’ai la joue en feu, et je me brosse les dents.
8h40  : Ma grand-mère remonte avec un balai pour voir si j’ai fini.
8h50  : On redescend mais j’ai pas besoin de vous expliquer de quelle manière elle a utilisé le balai.
9h  : Elle me demande d’aller acheter tous les ingrédients pour faire des bāozí, avec mon propre argent  !
9h01  : Je la regarde.
9h02  : Elle me regarde.
9h03  : On se fixe.
9h04  : Je cours.
9h20  : J’arrive à Intermarché, pas du tout déterminé. Tout ça va me coûter 20 €, j’aurais pu m’acheter trois skins, j’ai la rage  !
10h  : Je donne l’argent à la caissière.
10h01  : Elle compte.
10h02  : J’attends.
10h03  : Elle compte.
10h04  : J’attends encore.
10h10  : C’est long.
10h15  : Elle me donne le ticket de caisse.
10h30  : Je rentre, exténué, de ce road-trip.
10h32  : Ma grand-mère m’attend avec ce rouleau en bois qui m’a fait faire tant de cauchemars depuis ma douce enfance.
10h35  : Elle me demande de préparer la pâte des bāozí mais cette fois, déterminé pour faire plutôt la farce, je propose un BO3 à ma grand-mère.
10h36  : Beaucoup moins déterminé après m’être pris 3-0, en plus de devoir aplatir la pâte.
11h  : J’ai terminé la pâte, je la laisse reposer, ainsi que mes bras.
11h30  : On se rejoint au salon, elle avec sa farce, moi avec ma pâte, et avec les dernières forces qui me restent je tente tout pour ne pas avoir à découper les cercles de pâte pour les bāozí.
11h35  : Avec la deuxième joue en feu, je m’exerce à ce travail sans grande motivation, et je donne chaque cercle à ma grand-mère pour qu’elle le remplisse de farce.
12h  : On met nos bāozí dans un panier pour les faire cuire à la vapeur. Satisfait, je m’empresse de monter pour faire quelques parties de LOL (League of Legends).
13h  : Elle m’appelle pour manger mais je suis en plein ranked donc impossible de descendre.
13h05  : En entendant ses pas dans l’escalier je retire tout ce que je viens de dire et je me précipite vers l’entrée de ma chambre pour éviter de me prendre un shoryuken.
13h10  : On mange en famille et c’est le genre de moments que je préfère.

Nathan

Premier jour de rentrée pour moi, je suis très déçu par le règlement vestimentaire. Dans ma tête on ne devait se présenter en costume que pour le premier jour, pour le deuxième je me voyais déjà en survet’ avec des Nike Air, mais on m’a fait comprendre que j’allais garder le costume jusqu’à la fin de ma scolarité. Je suis déjà énervé et en plus je me souviens que mon Stéfan n’est pas là, en fait il a changé de lycée pour partir en CAP fleuriste. On me fait visiter le lycée et là mon visage sourit  : je découvre un lieu incroyable. Ah, qu’elle était bien cette journée.
Michel-Evans

Aujourd’hui j’ai un gâteau au chocolat à faire. Les ingrédients sont déjà sur le plan de travail. Ça me fait penser à ma mère quand elle est en train de préparer son gâteau. Elle oublie toujours un ingrédient, pas comme moi. Sans cet ingrédient la nourriture n’aura pas le goût qu’il faut. Pour ma mère c’est dur d’oublier, je lui ressemble beaucoup à oublier les choses, et il ne faut pas oublier les choses qui sont importantes dans la vie.
Abiola

Quand j’étais petit ma maman voulait m’apprendre à cuisiner le paesh. Moi je ne voulais pas et je refusais en prétextant ne pas aimer la cuisine. Elle me répondait «  comment vas-tu faire pour manger si tu ne sais pas cuisiner  ?  ». Je l’ai laissée cuisiner pour moi sans regarder. Aujourd’hui, je veux faire de la cuisine mon métier. Je suis en CAP, je cuisine chaque semaine des plats différents (poulet rôti, purée de pommes de terre…) mais hélas je ne sais toujours pas préparer le paesh. Je suis triste, car il me manque le paesh de ma maman.
Mustak

6h41 mon réveil sonne, on est jeudi et aujourd’hui c’est cuisine. Je prends mon petit-déjeuner et je sors mon chien. En rentrant de cette petite balade je prends ma douche, je me mets en tenue étiollaise et je marche jusqu’à mon arrêt de bus.
7h39 le bus arrive, quelques minutes plus tard j’arrive au lycée, je fonce au vestiaire pour me changer et GO en cuisine. Monsieur Dehove nous explique le thème de la journée  : c’est purée de brocolis avec ballotine de saumon sauce béchamel. Le chef m’envoie sur la purée de brocolis avec un de mes camarades. Je prends un brocoli, et là…
Ce brocoli me fait penser à la forêt de Sénart où j’allais me promener quand j’étais petit avec mes parents, ma sœur et mes deux petits frères, tous les dimanches après-midi. Nos balades duraient très longtemps, on s’ennuyait beaucoup… Jusqu’à ce qu’on rencontre cet arbre gigantesque qui ressemblait à un brocoli. Mon frère a eu la brillante idée de construire une cabane au pied de cet arbre et désormais, tous les dimanches, nous étions impatients d’aller dans la forêt pour améliorer notre cabane. Ce qui est génial, c’est que vingt ans après, toute notre famille se retrouve une fois par an au pied de cet arbre.

Mathis

Un jour je suis partie au supermarché pour faire les courses. Au rayon des légumes, j’ai vu des carottes, j’en ai pris un sac, et là soudain je me suis souvenue de mon lapin. Il s’appelait Pierre, il était tout beau, mignon, gentil et le truc c’est que je ne l’ai plus, il est mort. En pensant à lui, je me suis effondrée en larmes au milieu du supermarché. Chaque fois que je m’en rappelle, à cause des carottes, ça me rend triste. Je pense toujours à lui. Je l’aime encore. Les carottes que j’ai rapportées, ben, je n’ai pas pu les éplucher.
Nourzya

Quand je fais des taillades je me souviens de ma première coupure. J’ai eu très mal et les autres, ça les a fait rigoler. Je suis allé voir le chef pour lui dire que je m’étais coupé et que les autres se moquaient de moi. Le chef les a punis, et moi j’ai fait une petite danse de la victoire pour qu’ils aient la rage. Mais à la récréation, ils m’ont bloqué dans un coin pour me faire des menaces de mort. J’ai eu peur, j’ai crié et les surveillants sont arrivés. Ceux qui m’ont menacé sont passés en conseil de discipline et ont été exclus du lycée. Tout est bien qui finit bien.
Anderson

Quand je regarde la lame d’un couteau, ça me rappelle l’odeur du sang qui coule dans les abattoirs et le cri des animaux. Je me demande s’il y a des végétariens qui travaillent dans les abattoirs…
Pierre

Chaque fois que je dois faire frire un steak, je me souviens du jour où, quand je suis rentrée à la maison, ma sœur m’a dit qu’elle allait sortir un steak du congélateur pour se faire à manger, et je lui ai répondu que j’en voulais un moi aussi. Alors elle a pris les deux steaks et les a mis au four micro-ondes pour les décongeler, puis elle les a assaisonnés et elle a mis de l’huile d’olive à chauffer dans une poêle pour les faire frire. Mais au moment où elle a voulu mettre les steaks dans la poêle, des gouttes d’huile brûlante ont sauté sur sa peau, et ça m’a fait très peur.
Ife

Encore aujourd’hui, je me souviens de mon premier cours de cuisine. C’était un mercredi 9 septembre avec le chef Dehove. Nous avons cuisiné du blé avec un assortiment de légumes pour de la vente à emporter. À la fin du cours, mon ressenti était mitigé  : j’avais très mal aux pieds  ! Et je ne savais pas trop si j’aimais ça ou non, faire la cuisine. Puis au fil du temps je me suis habitué à rester debout toute la journée et je me suis mis à apprécier ce métier.
Matheo

Faire rôtir un poulet, ça donne extrêmement chaud, et cette chaleur, mélangée à l’odeur de la viande, ça me rappelle l’été dernier  : j’étais avec mes amis et on faisait des batailles d’eau. On courait dans tous les sens et comme il faisait déjà très chaud, c’était pire que tout  : on transpirait comme des fous  ! Le soir on mangeait des pizzas et moi je prenais toujours la même, ça faisait rigoler mes copains. Pour savoir qui devait rembourser qui, on faisait des matchs de basket. Une fois j’ai gagné sur un 3 points en switch, et le perdant devait payer à tout le monde la pizza que le gagnant voulait. Pour une fois je n’ai pas été le seul à manger cette pizza qui sentait bon le poulet. Quand j’y repense, c’était vraiment de super vacances.
Mehdi

24 mars 2021
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