Déposition en quatre planches. Nicole Caligaris

J’ai commencé cette recherche, non pas, comme ces entreprises coûteuses en heures sèches l’imposent en principe, de mon propre mouvement, mais pour ne pas me dérober au mouvement décidé pour moi par un autre, dont ni la position ni la proposition ne me semblaient pouvoir faire l’objet d’un refus, du moins pas au moment où la commande ou, plus courtoisement, l’invitation à venir donner une conférence sur l’autorité aux élèves officiers de l’École d’instruction du service d’État-Major m’a été passée par un ami qui ne voulait pas, malgré mon âge, me voir m’écarter trop durablement de son bureau au prétexte que mon utilité avait depuis longtemps cessé d’y justifier mes allées et venues de plus en plus oisives et, il me faut bien l’avouer, de plus en plus désemparées, dans ces couloirs dont j’avais l’illusion qu’ils m’avaient vu naître et la pénible conscience qu’ils ne me verraient pas mourir.
Avant que me soit transmis le bordereau de la commande officielle, l’accord s’était conclu de façon amicale, dans un certain café que nous avions coutume de fréquenter tous les deux. Ma parole était donnée, à ce moment-là je ne pensais pas devoir la reprendre.

À mesure qu’elle devenait plus noire, la voûte de la chapelle perdait de la hauteur, elle finissait par s’enfoncer dans un boyau qui avait tout d’une grotte, dont la paroi semblait avoir accroché les poussières millénaires et les suies indélébiles des chandelles que chaque procession renouvelait et que devaient renouveler aussi des mains régulières car, si elles étaient basses au point que leur petite flamme ne produisait presque pas de lumière, elles semblaient devoir ne jamais s’éteindre et brûler indéfiniment, les unes succédant aux autres, au pied du drap bleu de la robe sainte que le contact des bouches pour un baiser, des doigts pour ceux qui n’osaient pas même en approcher les lèvres, avait creusée, graissée, noircie autant que les murs qui l’abritaient et dont on ne voyait plus la peinture ni les ors sous l’épaisse couche déposée par les fumées. Ce que les gens venaient suspendre sur ces murs en offrande à la sainte dépasse l’imagination. Les tableaux et les dessins naïfs en nombre tel qu’ils se poussaient les uns les autres, qu’ils se pliaient quand c’était possible, qu’ils se superposaient, qu’ils se chevauchaient, que, comme les chandelles, ils se succédaient sans pour autant disparaître de la surface du mur. Glissés parmi les images, comme si l’espace était encore extensible, quelque objets, une béquille, des chemises, des brassières en trop grand nombre, des bouts de drap, une jambe en bois, qui portaient eux aussi un remerciement, une date, quelquefois une signature, autant de malheurs qui avaient bien tourné sur l’intervention de la sainte, dont chaque procession faisait monter le souvenir le long des murs de la chapelle.
Parmi ces images naïves, un grand panneau que je pris d’abord pour du drap mais qui était plus probablement une voile, recouvrait à lui seul une bonne partie du mur dont il se trouvait détaché, sur ses angles inférieurs, de sorte qu’à la chaleur des chandelles il se soulevait tout doucement comme un drapeau contre quoi le vent joue. Sur ce panneau s’étalait un dessin d’une facture spéciale, à l’encre noire et au lavis, qui représentait sans minutie une scène étrange. Au premier plan, le visage énorme et déformé d’un jeune enfant joufflu, riant comme un angelot, tendant les mains ouvertes comme vers des bras accueillants que le dessinateur ne représentait pas. Montait au-dessus de la tête du bébé un jeune homme en soutane, une croix au cou, la tête doucement inclinée, le visage paisible. Et de derrière ce jeune prêtre encore, montait le dessin d’un cercueil, dont l’encre était beaucoup moins intense, plus apparente, presque grise, à l’exception du cœur et de la croix qui occupaient le centre exact du panneau. Plus haut que tout le reste, de façon lointaine, à une échelle plus réduite, la vision hallucinée d’un sauvetage. Un radeau de mauvaises planches gréé, sur un mât de fortune, d’une voile seule, peut-être bien ce même panneau qui offrait la scène, gîtait spectaculairement, dans le creux d’une vague verticale et de hauteur phénoménale dont le dessin ne montrait pas mais dont la raison devinait qu’elle était sur le point de s’abattre et d’emporter, vers le fond noir d’où elle naissait, le petit bâtiment et la vie à bord, à savoir, non pas des hommes, des pêcheurs, comme on aurait pu s’y attendre mais deux ou trois familles entières, qui se serraient pathétiquement sur ce rien du tout, avec des enfants nus au bord de l’épuisement, des hommes terrifiés, à genoux, en prière, des femmes jeunes et vieilles aux foulards noués d’une drôle de façon et aux costumes dont les couleurs chatoyantes et les motifs ornés désignaient à coup sûr une provenance exotique et probablement un voyage dont l’origine était lointaine et le terme hélas imminent, ne fût-ce l’intervention de la providence que le tableau figurait par un trait d’incandescence qui reliait directement une trouée du ciel et le petit être souriant dont le regard en était comme transpercé, dont le corps tout entier semblait se tenir soulevé par la force de ce rayon qui descendait du ciel jusqu’à lui.

Je n’étais, jusqu’alors, collectionneur en rien. Je n’avais fréquenté de bibliothèques que celles des salons de grandes maisons à l’heure du cigare, sans prêter, je le confesse, nulle attention aux lignes couchées sous les plats lustrés à la cire d’abeille, estampés d’un monogramme qui me semblait suffire à justifier leur existence comme à clore leur intérêt et dont je n’eus pas volontiers soulevé le cuir que je voyais serré là-dessus pour le repos de tous, dans l’intention louable d’enfermer à l’abri des vents tout ce que l’âme humaine avait pu produire de vains tourments. Je songeai d’abord à commencer de la façon la plus concrète cette leçon que j’avais promis de donner sur l’exercice de l’autorité, dans le programme des conférences de l’École d’Instruction des Officiers. J’avais en tête les promotions de tout jeunes hommes qu’il fallait préparer, non pas à obéir, mais désormais à commander et à se faire obéir, sans les courber trop, sans brusquerie, sans provoquer l’irrémédiable, à se faire docilement écouter des têtes les plus rétives qui composent l’ordinaire des troupes qu’on envoie, pour l’amour d’un général et sur un mot de lui, soudées par la boue, par la pluie, par l’épuisement plus que par la foi, mesurer leur obstination à celle des troupes ennemies et exercer sans haut-le-cœur l’épouvantable métier de soldat. Je pensais à ces officiers promis aux meilleures carrières, qui étaient encore en âge de faire des caprices d’enfant et qu’il fallait préparer à rendre consentants les hommes chevronnés que nous offrons en sacrifice aux forces de la nation adverse pour en épuiser la puissance avant de lui porter nos coups.
Je n’étais pas certain de savoir à quoi je m’étais engagé mais j’avais le sentiment de savoir pour qui et, avant même d’imaginer comment m’y prendre, je voyais mentalement défiler les élèves que leur tenue gênait et dont les visages n’avaient pas vécu, au moment où, désormais dignes de porter leur première barrette, tolérant sur leur cuisse le battement de l’épée dont ils ne se serviraient pas, ils avançaient du même pas, concentrés, impeccables, pour leur dernière marche dans le silence de la cour, nerveux comme des chevaux qu’un rien fait tressaillir et qui ont appris à ne pas broncher, malgré leur nature bouillante, pour cette dernière marche qui ne mènerait qu’à son propre terme, le moment de rompre les rangs qui allait les séparer pour de bon et les livrer chacun à sa propre conscience, dans une ville de province qui serait grise quelle que soit la région et envers laquelle la plupart de leurs épouses concevrait spontanément une aversion irréversible. Ils seraient seuls.

L’enfant était-il seulement né au moment du désastre ? Au moment du désespoir puis de la trouée inespérée dans les nuages, au moment de la journée noire et blanche, l’enfant était-il seulement au monde ? au moment où il fut promis, sa destinée scellée par un vœu qu’au nom de la paternité quelqu’un qui venait de le concevoir ou qui ne l’avait peut-être même pas conçu encore, prononça sur sa tête dans l’espoir de sauver son petit monde sur le point de sombrer, et que le jeune homme qu’il allait devenir n’aurait sans doute pas la force de dénouer de son propre chef.
La voile peinte était sans signature et elle avait jauni, elle s’était patinée de suie, vieillissant le bébé et le prêtre, elle s’était tannée jusqu’au nuage ouvert dont l’éphémère blancheur paraissait d’autant plus intense et dont paraissait d’autant plus terrible l’œil sans pupille qui commandait à la lumière et rappelait une parole que jamais personne ne pourrait reprendre puisque, depuis l’instant où elle avait été lancée au-dessus de la vague, elle appartenait aux colères qui associaient le ciel aux profondeurs de l’eau dont la bouche s’ouvrirait toujours pour réclamer son contingent d’âmes, de négligeables petits hommes qui ont commis l’imprudence de s’aventurer en mer. Toute parole contient ce rayon qui la conduit d’un terme à l’autre indépendamment de celui qui la retient ou qui la lâche, la moindre promesse engage un destin, le moindre mot est un globe terrestre dont les continents sont petits, les océans immenses.

Non, je n’étais pas collectionneur, je n’entendais rien au monde assis, aux faisceaux de poussières qu’attirent les lampes sous l’abat-jour de pâte cuite, au silence qu’une toux discrète perce et qui se rétablit pour une durée que pas une horloge ne compte et qui finit emportée par le sommeil. Je pensais donner une forme vivante à ma leçon en réunissant deux ou trois exemples, en rappelant quelques articles du règlement militaire et en préparant un répertoire d’anecdotes qui devaient instruire les jeunes gens par des situations que leurs prédécesseurs avaient connues et surmontées. À cette fin, je commençai à interroger quelques figures de l’État-Major et c’est ainsi qu’avec quelques officiers généraux de mes amis, que leur goût portait à raconter et à entendre les histoires, nous primes l’habitude de former le cercle selon une tradition plus britannique que continentale, autour d’une bonne bouteille de Cognac, dans le salon confortable que le propriétaire d’un beau domaine racheté aux abbés dont la congrégation ne recrutait plus et qui se trouvaient trop âgés pour entretenir les bâtiments, avait équipé de fauteuils profonds et d’une provision de bois qui réconfortait nos vieilles articulations en flambant sans restriction dans la cheminée tout aussi profonde. Il avait laissé sur les étagères, pour la décoration plutôt qu’autre chose, les ouvrages rassemblés par les pères et c’est sous le vénérable patronage de ces noms latins que j’avais oubliés depuis mes classes, pour ceux qui ne m’étaient pas inconnus, que je commençais à rédiger mes notes en consignant ce que je parvenais à attraper au vol des récits de mes compagnons dont les souvenirs devenaient chaque soir plus étranges et moins en rapport avec ma leçon sur l’autorité. Du moins en apparence.
Nous étions six ou sept, pas toujours les mêmes. Mes compagnons avaient vécu et voyagé. Notre salon semblait se refermer sur lui-même et sur le feu dont les caprices métamorphosaient la pièce, pendant que la nuit se laissait absorber par un noir sans étoiles, dans cette combe forestière que la brume ne quittait jamais.

La Nadejda passait l’hiver à quai, dans un bassin dont la température était clémente et le voisinage pas trop querelleur. Ensuite elle repartait vers le nord. C’était un drôle d’endroit qui faisait table ouverte pour quelques pièces de monnaie et qu’avaient pris l’habitude de fréquenter, non seulement les mariniers qui y trouvaient une soupe à bon compte et des nouvelles de telle place ou telle autre et de tel compagnon qui s’y trouvait, mais aussi quelques messieurs, parfois poudrés, que ce qu’ils prenaient pour la canaille et qui n’était que la besogneuse camaraderie des hommes taciturnes qui se louaient loin de chez eux, à la journée, et dont l’existence se passait dans le bitume à genoux, que ces hommes qui n’étaient ni tout jeunes ni bien vieux et dont les visages ne quittaient leur air soucieux que le dimanche, lorsqu’ils étaient lavés de frais, rasés, une chemise qui sentait encore le bleu de rinçage et qu’ils avaient passée pour se sentir pleins d’espoir le temps que l’accordéon tire une belle fin pleine de mousse au jour du Seigneur, enfin, que ces hommes sans parole, qui posaient avant toute chose leur couteau sur la table, mettaient dans tous leurs états.
La Nadejda se signalait par une lanterne jour et nuit allumée sur le pont, dont le verre culotté laissait passer une lueur japonaise, presque éteinte, d’un rouge cuit, dont le fanal descendait se promener sur l’eau, insaisissable comme une idée mauvaise, en faisant scintiller au passage les cuivres et les bois vernis du bateau.
À l’intérieur, il ne faisait pas plus clair. Les pipes, les vêtements humides, le bouillon permanent des gamelles et les lampes produisaient là-dedans une fumée volcanique que le patron chassait d’un coup de torchon chaque fois qu’il s’écartait du fourneau. C’est à l’entrée de la péniche que se trouvait épinglée l’exposition d’une bonne centaine de cartes postales dont la provenance dessinait la mosaïque à peu près complète de toutes les possessions, des plus fragiles aux mieux établies, qui devaient permettre de prolonger non seulement sous d’autres latitudes mais surtout dans le siècle à venir, l’éminence de notre petit pays sur le globe que ces vues assemblées par hasard faisaient apparaître fixe, discontinu et heurté comme une existence d’homme, et auquel les fusains et les sels de la photographie donnaient leur couleur grise ou l’estompe brunie des sépias légers dont la douceur entretenait l’illusion d’un monde où le sang ne coulait pas.

Mes notes ont commencé à souffrir d’un phénomène, compréhensible pour un homme de mon âge, que l’excellent Cognac de notre hôte aidait à se produire, avec exactitude, une heure avant minuit quand nos soirées se prolongeaient jusqu’à l’aube : je m’assoupissais. Le feu offrait à mon sommeil son milieu sans rupture, la voix patiente de tel ou tel conteur de notre assemblée guidait cet énigmatique travail que sont les rêves, si bien que, lorsque je reprenais conscience, ignorant de mon absence, je continuais du mieux possible à écrire sous la dictée un récit dont je me rendais compte ensuite que je n’avais que des fragments et dont je finissais par ne plus être certain qu’il ne venait pas de mes rêves puisqu’il se dérobait à ma mémoire dès que je me trouvais à ma table dans l’intention d’examiner ma collecte, concentré sur mes notes que je ne comprenais plus, dont je m’obstinais à faire l’effort de les saisir mais qui se dégradaient dans les blancs de mon écriture quand elle perdait sa fermeté, laissait entre les paragraphes des espaces, peinait à rejoindre les bords du papier, de plus en plus larges, qui exerçaient une étrange attraction. Cette faiblesse qui me laissait des heures à sec devant ma page rongée de trous n’était pourtant qu’une mince difficulté par rapport au doute qui commençait à naître dans mon esprit à mesure que se rapprochait la date prévue de ma leçon pour laquelle je voyais bien que je n’avais pas réuni grand chose, quelques histoires dont j’avais perdu le début, dont le fil m’avait échappé pour aller se mêler à d’autres fils qui se promenaient, flottants, dans ma conscience, et dont je ne saisissais pas le rapport avec ma conférence.
Dans le carré formé par les jeunes officiers, au centre de la cour, qui attendaient de rompre, les pieds joints, le corps parfaitement tenu et qui n’exprimait rien, ni impatience ni patience, que cette rigueur incarnée qui était la condition manifeste de leur disposition à commander et à servir, seuls le visage qui pourtant ne disait rien et, moindrement, la taille, faisaient de chacun un homme singulier dans cette tenue commune à tous qui disait au contraire qu’aucun homme n’est singulier.
J’avais fait une promesse et, de cette promesse, j’avais aussi perdu le fil. Je ne voyais plus avec précision en quoi devait consister cette leçon qui allait former ces hommes à être des chefs avant de les envoyer vers leur destin sur lequel nous n’avions qu’une certitude, celle qu’il ne ressemblerait que de loin à ce que nous en concevions. Je m’interrogeais sur ce qui donnait à un homme, particulièrement à un homme jeune, de l’ascendant sur ses semblables et sur des hommes plus âgés que lui.
Une assemblée de jeunes gens à la face lisse, sans cicatrices, sans coutures, une assemblée de jeunes gens qui n’avaient pas été blessés, qui n’avaient encore connu que la boue des promenades à la rivière et des jeux du dimanche ou des terrains collants pour l’exercice à cheval, des hommes, tout juste sortis des draps brodés où ils étaient arrivés au monde, allaient se mettre au garde-à-vous à mon entrée derrière le Commandant de l’École d’instruction dont ils devraient écouter l’allocution debout, c’était l’usage, et fixes, puis s’asseoir à leur pupitre toute une matinée pour essuyer le plan canonique de l’exposition des problèmes et du répertoire des solutions possibles pour se tirer d’affaire dans des situations qu’ils ne connaîtraient jamais, en tentant de faire croire à des sous-officiers ou à des sans-grade quatre fois débrouillards et dont la peau ne comptait plus les trous, qu’ils savaient s’y prendre. Les plus fragiles se feraient broyer dans l’année, les plus dociles trouveraient vite comment maintenir coûte que coûte les ordres dans les troupes quelles que soient les circonstances et c’était ce que l’État-Major attendait de ses cadres, qu’ils sachent contraindre sans user de force, menacer sans user de mots.
Je n’ignore pas que, sous la raideur de l’uniforme, nombre d’émotions agiteraient les poitrines et avant tout l’appréhension. Appréhension justifiée. Oui, il arriverait un jour où le bois serait profond, le chemin rien moins que sûr, le climat défavorable, le terrain dangereux, la compagnie isolée, l’État-Major lointain, les ordres difficiles à comprendre, la faim et la fatigue à leur comble, oui. Alors, il faudrait à chacun de ces hommes en position d’officier réaliser ce paradoxe qui fait obéir le plus grand nombre à un seul.

À l’intérieur de la Nadejda, divisées en parcelles dont ni la contiguïté, ni la régularité ne faisaient illusion sur l’unité géographique du monde, entraient des pays où le bateau n’irait pas. Sur les rectangles de papier s’offrait toujours un là-bas désirable, à une exception près.
C’était en noir et blanc, une photographie, rehaussée en couleur au crayon et à l’encre ; une foule massée, attentive, regardait sans expression en direction d’un attelage conduit par une chaîne qu’un homme en costume de cérémonie tirait, sous le regard d’un officier français qui assistait, les mains dans le dos, au passage du défilé. L’attelage était un joug qui entravait le cou, les épaules et le torse d’un prisonnier presque nu, fléchissant sous le poids de la pièce qu’il trouvait à peine la force de porter et qui l’obligeait à rester les bras en croix pour avancer au rythme de l’homme qui le menait en tirant sur la chaîne. Le cortège était en train de passer devant un palais aux torsades écarlates, aux ors généreux, aux bronzes énormes, grimaçants, gueules ouvertes, entre lesquels un adolescent se tenait assis, dans un costume aux pans immenses ramenés en plis empesés qui le faisaient tout entier disparaître avec son siège dans leurs rigides cascades et lui rendaient impossible de fléchir. Il ne pouvait pas même pencher la tête sous la coiffe qu’elle portait, de dimensions et probablement de poids bien au-delà de ce que les forces d’un enfant de douze ou treize ans pouvaient soutenir des heures durant et qu’il tenait tout de même, assis raidement, sous le regard de son peuple assemblé pour la circonstance et qu’il ne regardait pas, lui, comme il ne regardait pas l’homme à la chaîne ni le prisonnier qu’il tirait. Lui aussi, le prince, était là pour la circonstance, consentant aux entraves que le costume de cérémonie lui imposait, épousant cette roideur que des générations de dignitaires et de rois avaient composée avant sa naissance et dans laquelle son rang lui ordonnait de se fondre sans résistance et peut-être même sans pensées. Exposé ainsi paré comme on le ferait d’une relique ou d’une sculpture sainte, son corps n’était pas celui d’un enfant aux yeux du peuple qui était là pour manifester son obéissance mais tout aussi bien pour surveiller chez cet enfant que l’ordre fût représenté sans faute et garanti, sans un regard et sans un mot, face à l’officier français dont les jambes écartées trahissaient le relâchement, les mains dans le dos la naïveté, et qui ne savait pas porter son couvre-chef, c’était un corps immatériel, qui ne pouvait en rien se comparer aux autres, ni rien réclamer de ce qui leur était nécessaire : le repos, le mouvement, d’étroites limites à la patience, la dispense de la fixité, le soulagement de pouvoir se détourner du spectacle odieux de la marche aberrante de l’homme au carcan tiré par une chaîne.

C’était peut-être le Cognac, c’était peut-être la douceur du feu ou l’entourage des livres qui avaient fini par m’attirer à l’intérieur de leurs plats de cuir blasonné, je ne savais plus qui, par ma voix, qui, sous mon nom, allait s’adresser aux officiers de l’École d’instruction du ministère de la guerre, les plus prometteurs de nos meilleurs éléments. J’oubliais la nature même de cette conférence ; mes amis se lassaient, eux, d’entreprendre leur mémoire, qui ne les servait plus aussi fidèlement qu’autrefois, pour extirper de leurs faits quelquefois peu avantageux la réponse à une question dont ni eux ni moi ne comprenions le fond et dont nous ne parvenions pas à trouver l’énoncé clair qui pourrait aiguiller plus exactement mes explorations.
Au bout d’un certain temps, le salon de mon hôte se trouva occupé par moi seul. Bien que mon ami hospitalier y allumât toujours une flambée accueillante, je ne sais quelle lassitude de cette étude qui n’était même pas commencée et qui m’apparaissait peu à peu démesurée, impossible, me prit, j’avais, je ne sais comment, perdu le goût d’adresser de fermes recommandations aux hommes qui allaient en mener d’autres vers un sort que la boue trop certainement signerait.
Une raison plus extravagante me fit peu à peu glisser dans une région de moi-même qui m’était aussi grise, aussi morcelée que le paysage aux reliefs incompatibles dont les courriers postaux singéniaient à transmettre le plus sûrement possible d’un point à l’autre du globe les souvenirs oblitérés d’une flamme. L’autorisation officielle du ministère qui m’avait passé commande avait été biffée, à la suite de ce qui nous était apparu d’abord, à mon ami comme à moi, une amusante erreur de nos bureaux, dont il ne fallait pas tenir compte, mais qui, au fil des mois, non seulement n’avait pas été rectifiée mais s’était aggravée de façon inextricable par les efforts mêmes que nous entreprenions pour en débrouiller l’écheveau. Je me trouvais suspendu à un coup de crayon dont je ne parvenais pas à comprendre l’origine et qui ne signifiait en rien la nette interdiction de professer à l’école d’instruction, interdiction qui, exprimée, aurait, sinon dû, du moins pu faire l’objet d’arguments susceptibles d’être contredits et cette contradiction plaidée devant le Conseil, au lieu de quoi cette simple biffure rendait seulement ineffective l’autorisation antérieurement accordée.
Qui avait porté ce coup de crayon ? Il nous fut impossible de le savoir. Quelqu’un, dans les bureaux, avait eu une raison de le faire et l’intention d’annuler le bordereau qui prolongerait officiellement la légitimité de ma présence au sein de l’armée française. Quoi qu’il en fût, notre enquête n’aboutit à découvrir aucune main réglementaire. Il n’empêche que cette biffure infondée mais pas inexplicable, raisonnée, au contraire, anonyme mais logique, comme je le compris par la suite, une fois portée sur le bordereau, y produisait immédiatement son effet suspensif et ne pouvait en aucune façon se faire gommer ou rayer à son tour, même par décision d’un officier général supérieur, et c’est la chose la plus énigmatique que cette prévalence d’un trait anonyme sur les plus hauts galons que son mystère inquiétait au point d’en anéantir la volonté.

Une compagnie grotesque fermait la marche derrière l’homme au carcan. Quatre ou cinq de ses membres parodiaient un pas militaire avec la dernière énergie, dans un déhanchement et une rigidité des bras et des jambes, une crispation des muscles de la face qui les faisaient ressembler à des pantins plus qu’à des hommes dont un sergent major de carnaval à leur tête, mobilisant une force inouie pour lancer au ciel son bâton chevelu de rubans, lourd de sonnailles, semblait tirer les ficelles qui les animaient sans doute en cadence mais sûrement pas avec ensemble. Ces semblants de soldats portaient un uniforme fantaisiste dont, par-dessus le short qu’ils n’avaient pas trouvé à la bonne taille, la veste de tapisserie était cousue de galons, de brandebourgs, d’épaulettes, de rubans, de pompons multicolores, de fils dorés, de croix d’étain et de pièces de monnaie disposés dans une singerie de décorations qui faisait écho à leur marche et au salut outré qu’ils adressaient au prince que cette mascarade ne faisait pas sourire.
L’adolescent portait sur le cortège de ces hommes qui étaient ses sujets, depuis le premier maître de cérémonie tenant la chaîne, jusqu’au dernier, presque rampant sous le carcan qui faisait de tout son corps une douleur et une entrave, un regard au-delà de toute lassitude, de tout dégoût comme de tout intérêt, dont l’origine était bien plus ancienne que sa naissance, bien plus ancienne même que le couronnement du premier roi de son sang, un regard dont l’origine datait du premier sacre, quel qu’il fût, sur cette terre-là, réalisant pour la première fois le dépôt des volontés de tous sur une seule tête, sur la coiffe démesurée qui en symboliserait le pouvoir et qui en serait le legs, un regard hérité de cette lignée de têtes uniques dont la coiffe devait garantir la tenue et qui ne disait rien, sinon qu’il reconnaissait la nécessité de garder l’ordre et le désordre ensemble, dans un même cortège allant du même pas boiteux, irrégulier, tiraillant et cocasse, pour une marche fourchue qui ne les diviserait pas. Dans son costume le jeune garçon n’était que le corps patient de ce regard patient.

Je me trouvais heureux dans le salon de mon hôte, je prenais goût, même seul, à y passer mes soirées. J’avais renoncé à l’idée de préparer mon discours comme il se doit pour cette leçon dont la probabilité s’était réduite à une improbabilité par l’effet d’un trait, je ne me résignais pas à abandonner ce qui était devenu pour moi un refuge, à la fois écarté des couloirs du ministère dont l’administration, si énigmatiquement et si irréversiblement, semblait-il, avait rayé mon nom, à la fois appartenant toujours à l’éventualité de cette leçon qui devait me faire revenir aux hommes que j’avais dû quitter et en faisait persister l’hypothèse. C’est dans cette espèce d’élan d’inertie que je me mis à feuilleter quelques ouvrages sur lesquels la lumière du feu ou le sort en personne me fit porter la main.
L’État-Major, par la voie officielle de la hiérarchie, comme par le canal officieux des relations, s’était tenu à ce silence évasif qui différait sine die l’effacement de la biffure et la restitution pleine de l’autorisation réelle de ma conférence. Je n’étais pas interdit, je n’étais pas autorisé, et ce séjour au purgatoire dont je ne comprenais pas la cause et dont je désespérais de la durée me rendit sans doute plus sensible que je n’aurais pu l’être en un autre temps de mon existence à ce grand volume que les planches de Gustave Doré rendaient inoubliable avant même sa lecture et dont je commençai à tourner distraitement les pages mais qui, au bout de quelques soirées, dans ce salon brutalement déserté par mes amis où il représentait ma seule compagnie, me fit entrer, comme dans le milieu d’une forêt touffue, dans l’étonnante bibliothèque que les abbés avaient laissée à mon hôte, avec une fièvre dont je ne me serais pas cru capable.
Mais c’est du purgatoire que je voulais parler. Le seul, peut-être, qui n’avait pas oublié l’idée de cette leçon sur l’autorité programmée sous mon nom dans le cahier des conférences aux élèves officiers édité par l’École d’instruction puis suspendue avant la publication où son intitulé avait été simplement effacé et transformé en ligne blanche, c’était son tout premier commanditaire, cet ami pourtant soumis plus que les autres au silence régnant sur le ministère et qui, non seulement n’avait pas renoncé à la chose mais avait entrepris d’élucider à lui tout seul le caprice de ce coup de crayon qui semblait faire porter une telle infamie sur mon nom que le soupçon lui-même et encore moins sa cause ne pouvaient en être exprimés et dont la trace de graphite semblait s’être répandue comme une traînée de poudre dans les cercles entrelacés des grandes familles et des hautes sphères dont les membres ne me connaissaient plus.
Je revenais chaque soir, comme rituellement, aux planches de Doré ou plutôt au grand volume dans lequel, qui ? mon hôte ? un jeune abbé facétieux ? avait inséré un fin cahier de gravures d’une autre main et d’une tout autre nature, inspirées du maître lui-même inspiré de Dante. Le monogramme de Doré y était d’ailleurs apposé par impertinence et c’était ce monogramme parfait et faux qui m’intéressait dans ces gravures dont la facture par ailleurs était telle que la confusion avec celles du maître ne faisait à première vue pas de doute, et non pas leurs scènes, identiques à celles du maître mais discrètement truffées de motifs licencieux, comme sous-jacents à l’image, comme en peuplant une sous-conscience dominée par ces esprits malicieux que les Mille et une nuits disposent volontiers sous la couche des dames les plus raisonnables durant le jour, les plus agitées dès que ces ifrites s’emparent de leurs songes et je parie que ces contes ne manquèrent pas d’inspirer le docteur Charcot.
Mais c’est du purgatoire que je voulais parler. Et de ce monogramme qui me rendait perplexe, non pas que je fusse intéressé par la véritable identité de l’artiste, habile comme Doré lui-même, qui avait glissé sous la main du maître des scènes qui semblaient être le prolongement naturel des siennes, loin d’en être les parasites, qui semblaient simplement révéler à l’œil attentif ce que ses images contenaient à l’état invisible, mais cet artiste faisait publier, comme semblait l’indiquer le tampon de l’imprimeur hollandais, son œuvre licencieuse, du vivant du maître, sous son nom, et l’idée qu’on ne pourrait, au fond, jamais savoir si Doré lui-même ne s’était pas livré à cette mascarade, l’idée que quiconque pouvait user du nom d’autrui, en user publiquement, glisser sous ce nom d’emprunt des images, des idées qui ne lui appartenaient pas, qui lui étaient prêtées, pour sa notoriété, par une impertinence qui devenait une forme d’hommage, tout cela, dans le faisceau des lampes basses du salon de mon hôte, dont le verre avait pris la couleur du Cognac qui me tenait debout à moitié endormi, dans le cuir des fauteuils et des livres, tout cela me troublait.
Le mouvement induit par l’invasion est celui de la retraite. Une civilisation en pleine expansion provoque la contraction des autres peuples sur eux-mêmes et, sous leur soumission apparente, une fois consommée leur défaite et admise la vanité de leur lutte, sous le chagrin de leur assentiment contraint par la force ou par les circonstances, une infinité de sournoiseries, de stratagèmes, font se glisser la liberté et se réaliser la fuite dans les lézardes les moins visibles d’une possession incontestable. Le classement déconcertant de la bibliothèque dont avait hérité mon hôte avait placé à proximité du Dante illustré par Doré, copié par un pseudo-Doré dont les œuvres semblaient exprimer plus librement les turpitudes en germe dans les planches authentiques, un fascicule sans mention d’édition, probablement rédigé par un amateur qui n’avait pas songé à y apposer son nom mais qui avait rassemblé, sous la forme d’une liste et sur deux cent cinquante feuillets qui représentaient certainement le travail d’une vie, peut-être même de plusieurs, toutes les reprises d’un texte du Vème siècle, connu sous le nom de L’Échelle en référence au système de Jean Climaque dont il aura été la source, et qui forma, jusqu’à Dante et au-delà, plus de dix siècles de pensée. Du manuscrit originel, il semble que nous n’ayons aucune trace, que nous ignorions tout de la personne de son auteur, de la date, même, à laquelle il fut rédigé, du contenu exact de sa version première dont nous devinons, par hypothèses, par recoupements archéologiques, qu’il fut diffusé d’abord dans la région d’Éphèse ; du manuscrit originel, nous avons oublié jusqu’à l’existence, cependant sa conception d’un monde organisé en degrés entre ciel et terre, entre ciel et enfer, entre la hauteur de l’homme et son indignité ou sa honte, pour avoir été maintes fois reprise, maintes fois pillée, maintes fois redécouverte d’un texte à l’autre, maintes fois signée de multiples noms, aura fait de cette œuvre perdue l’une des créations les plus influentes où plusieurs civilisations puisèrent leur esprit, leur essence, sans en connaître la paternité.

Le service n’était pas tout neuf mais les sœurs le tenaient aussi propre que possible et elles avaient, selon les usages patients et silencieux de leur congrégation, accepté sans trop d’effroi les bizarreries du médecin chef qui y avait établi assez discrètement sa pratique d’ancien élève de Mesmer. Il avait cette facétieuse habitude d’inviter, avant le déjeuner, ses amis, particulièrement si des dames étaient de la compagnie, à venir visiter la galerie privée qu’il avait constituée dans le couloir lumineux qui menait, à l’écart des salles de séjour et des dortoirs de l’aile principale, au dernier étage de l’aile administrative, jusqu’à son bureau qu’il avait logé dans la tourelle de l’ancienne horloge dont l’œil-de-bœuf surplombait le parc aux trembles centenaires qui partageaient les pelouses avec des essences rapportées des antipodes par un ancien missionnaire nommé à l’évêché qui en avait fait don à l’asile. Le couloir était étroit, il traversait de part en part toute l’aile et il semblait interminable comme les visiteurs progressaient en petite troupe, de station en station, sous le commandement du médecin qui s’en instaurait le capitaine et le professeur, et qui prenait un malicieux, un intense, un précieux plaisir à faire durer une éternité cette progression dont les haltes étaient d’autant plus pénibles que nul cordial, on le savait, ne viendrait soulager ou récompenser les membres de la petite assemblée une fois le havre du bureau atteint au terme de ce chemin de croix qui n’était pas une ascension vers le ciel mais une lente et certaine descente dans les degrés insoutenables de l’enfer.

Je n’avais pas encore renoncé tout à fait à préparer ma conférence, je m’étais plié à la tradition de réunir un livret de devoirs pour la préparation de mon sujet par les élèves officiers, le commandant en avait accusé réception d’une formule officielle sans toutefois le distribuer encore aux élèves, en attendant, je suppose, la suspension de la suspension de l’autorisation ministérielle. Je n’avais pas encore abandonné l’idée de ressentir à nouveau et pour la dernière fois sans doute cette fugitive contraction du diaphragme en entrant dans l’amphithéâtre, en avançant à la rencontre des officiers debout, une émotion dont je n’avais pas clairement conscience mais dont le souvenir me faisait envisager avec impatience de leur parler encore, de leur parler, pour une dernière fois qui serait la première, non pas, comme le voudrait l’étiquette, comme le voudrait le bordereau du ministère, une fois lavé de cette marque au crayon, pour former leur esprit à ne pas entraver les effets escomptés des enchaînements calculés de mouvements dont les lignes, sur le terrain, peuvent paraître inconséquentes et les raisons opaques mais dont les finalités stratégiques décidées en haut lieu rendent nécessaire une loyauté sans défaut, pour leur parler, pour leur parler sincèrement de la faiblesse de leur condition, de la précarité de leur force et sans doute n’était-ce déjà plus une leçon à proprement parler, cette conférence que j’avais sur le cœur et qui me faisait arpenter désormais les rayonnages de la bibliothèque de mon hôte à la recherche de guides susceptibles, non pas de conduire mes officiers fermement sur les degrés du pouvoir mais plutôt d’accompagner leur descente, leur solitaire descente dans les sables traîtres et profonds de leurs défauts, de leur ignorance sans cesse creusée, de leur instabilité sur terre, de leurs puits internes jamais combles. Soit. J’étais bien au-delà de ce qui aurait semblé raisonnable dans le cadre de l’École d’instruction du ministère et je me demande si cette biffure, que personne ne semblait vouloir ôter de mon nom mais que je considérais encore comme une erreur, n’avait pas déjà eu pour effet de me séparer du ministère et des devoirs que je pensais, que nous pensions, tous, lui être dus, dont le premier, assurément, était la louable obéissance sous quelque forme que cette obéissance prît. Je ne sais par quel mécanisme, cette marque sur le papier, qui me distinguait des autres pour quelque cause obscure, m’avait bel et bien rendu distinct, rendu à moi-même, et il m’était désormais plus précieux de servir, à travers leurs futurs officiers, les hommes, plutôt que les membres de l’État-Major dont les vues ne m’apparaissaient plus aussi compréhensibles, plus aussi sérieuses que par le passé.

Toutes les photographies exposées le long du mur qui conduisait, du dernier palier d’escalier, au bureau aménagé dans la tourelle, avaient été prises dans le service, par le médecin chef lui-même, et plus exactement dans le laboratoire, depuis le début des séances qu’il patronnait tous les matins depuis qu’il avait pris la tête de ce service quelques années auparavant. Toutes représentaient des visages, des corps en pleine crise, retenus par les infirmiers alors que l’agitation semblait en métamorphoser la nature, en diminuer l’humanité, en accroître, au contraire, la brutalité à son paroxysme. Les sœurs contribuaient parfois à maintenir le patient ou plus souvent la patiente, dans l’axe de l’objectif et immobile, autant que faire se pouvait, pour garantir la netteté de l’image où un temps de pause incompatible avec la fureur introduisait presque toujours un esprit de passage, une ombre blanche plus ou moins fumeuse dont la matérialité imperceptible aux yeux se révélait par le truchement de la technique, et qui semblait posséder le corps arqué qu’elle soulevait comme une plume, qu’elle traversait de part en part ou dont elle avait l’air de vouloir s’enfuir sans pouvoir se résoudre à le quitter tout à fait. Les yeux étaient exorbités, larmoyants, blancs d’avoir fait rouler leur globe à l’intérieur des paupières pourtant écarquillées, les bouches écumaient, les lèvres retroussées sur les gencives, les faces étaient fixées dans une expression dont l’imbécillité pouvait hanter pour longtemps vos cauchemars. Quand les pupilles étaient visibles, elles étaient comme des puits, comme des gouffres, c’étaient des pupilles qui avaient soif, c’étaient des soifs à l’intérieur d’orbites humaines et l’expression tout entière de ces faces qu’une volonté parasite tordait disait cette soif épouvantable, cette urgence de remplir une gorge brûlante dont l’irritation ne s’apaiserait pas, dont l’aridité interdirait éternellement d’en dompter le feu, d’en retenir l’humus, les humeurs végétales qui lui rendraient quelque fraîcheur et combleraient de feuilles et de mousses le néant minéral qui aspirait tout à lui, qui voulait tout, qui ruinait l’être de ces hommes, de ces femmes impérieusement commandés, pour leur malheur, par une volonté qui n’était pas, qui n’était plus la leur, qui était un bain, dont les sels chimiques avaient révélé quelque chose par l’effet de ce hasard technique, de cette coïncidence qui veut que l’art, qui ne connaît rien à la vérité, la transporte, de mauvais gré, aveuglément, comme une bête de somme inconsciente de la valeur du chargement qui l’encombre, qui rend contrainte sa marche entraînée par la longe, mais qu’elle porte sur des distances considérables et qu’elle finit par prendre pour son propre corps et pour son propre poids.

Tandis que les professeurs du génie s’efforçaient de préparer nos officiers à la précision, à la rigueur méthodique, à l’exactitude, à la connaissance sûre des corps, des matériaux, des éléments réagissant à la gravité et dont les propriétés allaient déterminer le comportement, j’envisageais de les préparer au doute, depuis que cette marque sur mon nom m’avait écarté de mes semblables et plongé dans l’opacité d’un règne où les causes se dérobaient à mon intelligence, où les effets semblaient régner par eux-mêmes, libres de toute logique, tintinnabulant au gré des soubresauts du fou qui les sortait de son bonnet. Dans cette opacité, je n’étais pas tout à fait seul. De l’intérieur du ministère, l’ami qui se trouvait à l’origine de tout, petit dieu des dossiers en souffrance et bien humain vivant qui n’oubliait pas de m’extraire, d’un coup de gueule s’il le fallait, du cercle mélancolique des lampes de la bibliothèque de mon hôte pour aller boire l’absinthe dans un café que nous connaissions tous les deux à Montmartre, aussi loin du ministère que pouvait l’être le Tibet, où nous étions certains de ne pouvoir rencontrer ni les uns ni les autres des familiers des Invalides, cet ami enquêtait toujours.
C’était un coin qui ne fermait pas, ce café, ce quartier. Bien entendu, là-bas, nous ne portions pas l’uniforme. Nous y retrouvions l’un et l’autre l’habitude de tenir longtemps après la fin de la nuit et, à l’heure du battement à vide de Paris, quand il fait encore noir mais déjà moins sombre, quand il fait plus tranquillement noir sur les pavés que les talons et les fiacres laissent, les messieurs rentrés, les blanchisseuses encore au chaud, nous trouvions au comptoir des opiomanes en tête à tête avec leur verre, qui subissaient sans dire un mot les suées de leur organisme puni par le reflux de son extase, nous trouvions là, qui finissaient leur nuit, le veilleur d’un service d’aliénés dont le patron tenait à se faire appeler “psychiatre” et des ouvriers typographes avec qui nous causions beaucoup alors qu’ils ne savaient rien de ce que nous étions, sinon que nous préférions l’absinthe à laquelle ils ne touchaient pas, au rouge noir auquel ni un empire, ni un Champagne du meilleur crû n’aurait pu leur faire renoncer.

Ce n’était pas l’expression qui était saisissante, sur l’une des rares photographies cadrées plus largement que le visage seul, de sorte à montrer le torse, les épaules ou quelquefois le dos nu d’un patient dont on voyait les membres tenus par des mains épaisses dont les efforts faisaient saillir les veines, sur cette photographie qui portait un prénom et une date, l’expression du jeune homme était pour ainsi dire paisible mais c’était son buste qui frappait, comme rongé sur tout un côté par une morsure en arc-de-cercle dont les blessures, loin de sécher, semblaient se nourrir de sa peau, foncée, plissée, suintante, sous laquelle on voyait courir les muscles, terriblement noués, qui faisaient un champ de bataille de la moitié de son corps dont on aurait dit qu’il portait l’empreinte d’un baiser. À la lumière intense des lampes dirigées sur cette peau ravinée comme un terrain difficile, cette empreinte traçait distinctement le dessin une paume avec cinq doigts dont on n’aurait su dire à un être de quelle espèce ils appartenaient, un être qui avait posé sa main sur l’homme et qui, visiblement, le possédait toujours. Pour en user de quelle façon ? à quelles fins ? ou pour ne pas en user du tout, qui le possédait absolument, sans destination particulière, pour le simple loisir de le tenir disponible à l’exercice de sa puissance dont la puissance était telle qu’elle ne s’exerçait pas, qu’elle n’avait pas à être exercée pour agir.

J’ai souvenir d’avoir trouvé dans un volume dont les feuillets avaient été eux-mêmes biffés à de nombreuses reprises et qui réunissaient les œuvres de Voltaire dont bien des pages manquaient, une lettre priant le roi de ne pas lui imputer tous les titres publiés sous son nom, dont certains abusivement, les plus impertinents, assurément, mais aussi les plus relâchés quant à leur style. Je n’ai pas écrit certains de mes livres, pas composé le mauvais style des phrases qui provoquèrent la rage de mes supérieurs et firent prononcer, derrière le capiton du double battant des portes, le terme de trahison à mon sujet, ou de gâtisme, pour m’offrir, en récompense des services rendus pendant une carrière sans faute, la sortie indulgente qui m’éviterait la peine de la dégradation.
Je ne parlerai pas devant les élèves officiers. J’ai déposé l’ambition de parler en mon nom. Suis-je celui que le crayon a biffé sur le bordereau du ministère ? Ai-je écrit un mot, un seul, des pamphlets publiés par un imprimeur de Berlin, et dont j’ignorais l’existence jusqu’à ce que les typographes de la place Blanche, qui avaient entrepris de les publier en France, en apportent les bonnes feuilles au café où je suis tombé sur mon nom, imprimé partout avec une coquille qui lui ôtait son souffle mais pas son titre qui leur avait paraît-il servi de passe pour réussir le tour de force d’en faire publier des extraits spécialement choisis en pleine page d’un numéro du Figaro que j’avais dû manquer, dont pas une de mes connaissances n’avait osé me dire un mot et dont le tirage faisait se congratuler nos typographes que leur amis berlinois pressaient d’achever au plus vite leur édition clandestine de mes œuvres certainement pas complètes encore mais déjà répertoriées à mon nom, avec ou sans son hésitation, je le savais grâce à l’enquête de mon ami, dans les dossiers du ministère où l’opération des fiches, qui éclate à présent dans le scandale que l’on sait , était en train de commencer le plus discrètement du monde ?

Plus haut que tout le reste, le carré de lumière qui perçait le mur de la chapelle n’était ni une étoile, ni une icône, quoique scintillant d’une couleur brune et cuivrée suivant les heures, c’était un vitrail où avait été peint le visage d’un vieillard dont la lumière du jour avait repris les traits. Ce portrait de verre, qui avait voulu représenter une gloire, une tête lumineuse par le soleil traversée, représentait une vanité : c’était une tête dégradée que traversaient l’or et le rouge du ciel.

7 juin 2016
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