Laurent Grisel | Ode aux saccades

à Violette, à Wilfrid, à Antonio R. Damasio, à René Descartes

poule, poule aimable – une longue
patte puis une autre –
dis, poule, quoi, quoi
piques-tu ?

juste, tu as visé juste – un mouvement
fixé, déterminé – pile – et déjà tête relevée, regardant
par saccades, alentour

qu’as-tu vu ?
dans ton quart de tour d’horizon ?

ces saccades – mécaniques on dirait –
à les voir réglées comme par roues crantées –
ne te fies pas aux apparences, René –

elles sont, ces vues, par saccades
successives, ta conscience du monde –
ta ligne de conscience : saccadée
intermittente –

quel temps, mais bon sang
quel temps tout cela prend –

quelles histoires
ces images assemblées en flux apparemment
continu – racontent-elles ? –

quelles histoires vous racontez-vous
les poules ?

comprendre, prendre avec soi il faut –
celle-ci précisément, l’appeler par son nom – elle vient –
et la prendre dans ses bras, la légère
et confiante bête – dans ses douceurs
et vigueurs de plumes

regarde-les, vivantes dans l’anticipation
du corps entier vers la plus petite cible parmi
les graviers – attentives simultanément à
la carte du lieu, non-dangers inclus – et
sensibles aussi à la force des pattes dressées
fièrement contre la gravité
– ces présences-anticipations rassemblées
en un seul instant – un éclair de conscience
– n’est-ce pas, René ? –

vous, la nuit
de tant de décisions, de tant de présence
au monde fatiguées
endormies – on peut
vous prendre, vous manipuler
– sans défense – vous ne sentez rien
auto-anesthésiées – idéal pour les renards
qui creusent sous les grillages
pour les fouines assoiffées de sang

poules plus que n’importe qui vives
amis si avez avez peur des serpents
mettez des poules dans votre jardin
les poules les piquent et tuent

visées justes et frappes du bec :
sans préjugé, sans idées préconçues
sans cliché interposé, sans
tromperie, sans cinéma

et le choc du bec sur la cible
répercuté dans le corps entier
c’est certitude entière
d’être
et que le monde est là, là où il est

c’est pas pour rien qu’on dit
Fière comme un coq – ajoutez
Fier comme une poule

allez ! allez ! raison vous avez !
redressez la tête ! saccadez, saccadez !






Cette « Ode aux saccades » est partie d’un ensemble de quatre Odes aux oiseaux.
Les trois autres odes ont été publiées en revues :
 « aux oiseaux déshydratés tombés du ciel par terre » a été publiée dans le n°23 ( juin 2023) de la revue Sarrazine et en juillet 2023 dans une traduction de Dennis Nurkse sur le site fourwaybooks.com ; cette ode a inspiré à Sophie Dussidour une série de huit gravures - visibles sur son site ;
 « aux sauveurs d’hirondelles » a été publiée dans le premier numéro de la revue en ligne poesibao III ;
 « aux AG » a été publiée dans le n° 46 d’octobre 2024 de la revue Catastrophes.

En illustration : poule de la race de La Flèche ; dessin de Ch. Jacque in Eugène Gayot, Poules et œufs (deuxième édition), Librairie agricole de La Maison rustique, 1872, p. 64.
Source : Gallica.

9 janvier 2025
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