Lettre ouverte aux élèves qui n’écriront pas

Je vous remarque dès le début du cours, il faut dire que vous ne faites aucun effort pour vous cacher, vous avez au moins la franchise de votre refus : vous croisez les bras, vous évitez mon regard, vous n’ouvrez pas votre sac. Souvent, vous improvisez un oreiller de vos deux bras pour venir y loger votre tête, et vous vous endormez avant même que j’ai fini de me présenter. Vous êtes un, deux, trois, quatre, parfois six ou sept.
A chaque nouvelle intervention, je me présente, j’explique ce que je fabrique dans ce lycée, j’explique quel projet nous avons imaginé avec l’enseignant, je lis souvent un extrait d’un de mes ouvrages, je présente la consigne d’écriture, nous en discutons, puis je réclame le silence : c’est parti, chacun doit réfléchir, noter des idées, écrire. C’est à ce moment que je tente de venir vous voir. Vous n’avez pas fait semblant de sortir une feuille et un stylo, vous attendez que l’heure trente de cours restante s’écoule lentement.
Quand j’insiste, que je veux coûte que coûte amorcer une discussion, vos réactions diffèrent : soit vous vous taisez obstinément, soit vous avez mal à la tête, vous êtes fatigués ou malades. Parfois vous cherchez à vous débarrasser de moi en répondant que vous réfléchissez. Il arrive que votre regard soit acéré et votre ton agacé, mais vous demeurez polis ; vous maitrisez à la perfection le seuil au-delà duquel un rapport d’incident serait envisageable. Des profs tentent de vous secouer, d’autres m’expliquent avec fatalisme qu’ils ne peuvent pas renvoyer un cinquième de la classe à chaque séance.

Petit mot confisqué que des élèves de seconde se faisaient passer pendant que je lisais un extrait de texte

Je peux comprendre que l’on soit en difficulté, que l’on n’arrive pas à faire quelque chose, qu’écrire soit difficile, que l’on soit fatigué... ce qui me questionne ce sont les mécanismes qui sont à l’œuvre dans votre refus a priori.
Je me souviens d’élèves au collège qui venaient en cours sans sac, qui attendaient du matin au soir, le regard dans le vide, que la journée s’effondre autour d’eux. Dans leur cas, les choses étaient claires : ils avaient été renvoyés de plusieurs établissements, ils n’avaient pas encore 16 ans, ils n’avaient pas d’autre choix que d’êtres présents tout comme le collège n’avait pas d’autre choix que de les accueillir, et ils disparaissaient à tout jamais au matin de leur seizième anniversaire.
Mais ici, vous n’êtes pas obligés par la loi de venir en cours, certains d’entre vous sont même majeurs. Je peux comprendre le maillage de raisons familiales, sociales et personnelles qui vous poussent chaque matin à ne pas vous déscolariser, ce qui me questionne - encore une fois - c’est votre refus d’essayer. Vous n’écrirez pas une ligne, vous ne toucherez même pas un stylo, vous n’en foutrez pas une.

J’interviens depuis une petite vingtaine d’années en milieu scolaire, il arrivait il y a dix ans qu’un élève refuse, c’était rare. Je tirais fierté de ne jamais laisser quiconque sur le bord du chemin, je discutais longtemps avec les élèves en difficulté, je tentais de comprendre d’où provenaient les blocages, je proposais un travail personnalisé… j’arrivais à entrer en contact. Ce qui est nouveau, c’est le mur.
Je ricoche.
J’ai beau parler, questionner, tenter de comprendre, ma sollicitude comme ma bienveillance ne parviennent pas jusqu’à vous. Vous avez décidé avant même l’atelier de ne pas écrire. Je m’épuise et perds un temps précieux durant lequel je ne peux pas aider les autres élèves, ceux qui essaient.
Je me souviens aussi de vrais moment de révolte, d’élèves criant qu’écrire un poème ne leur servira à rien, que la littérature ils s’en balek, qu’écrire n’est pas pour eux… Face à ces révoltes-là, je peux réagir, je peux répondre, j’ai des arguments.

Dans un ouvrage que j’avais consacré aux raisons qui me poussaient à intervenir dans les collèges et lycées, j’avais écrit que mon rôle consistait à autoriser les élèves qui – souvent – se jugent eux-mêmes incapables d’écrire.
Ce dialogue qui ne peut pas avoir lieu dans la classe, j’aimerais l’imaginer ici. J’aimerais savoir ce qui se passe, j’aimerais comprendre. Est-ce un manque de confiance ? Est-ce le fait que je suis du côté des enseignants ? Est-ce parce que j’incarne à mon corps défendant une image de l’autorité ou de la réussite ou de la norme sociale ? Est-ce mon apparence d’homme blanc quinqua intellectuel ? Est-ce mon appartenance au monde du livre ? Suis-je un ennemi ?
Ou bien : suis-je incapable de me décentrer pour poser les vraies questions ?

Quand j’étais enfant, mes parents m’expliquaient qu’il fallait bien travailler à l’école pour avoir un bon métier. J’ai peu à peu compris à quel point c’était à la fois vrai et faux, à quel point bien travailler me permettait d’acquérir des connaissances qui me permettaient de comprendre que notre société est inégalitaire, fondée sur l’héritage et la reproduction. Je voyais le mensonge, mais il était hors de question que je ne travaille pas.
Est-ce cela ? vous n’écrivez pas parce que vous êtes trop lucides ?
Suis-je en train d’imaginer des excuses à votre profond désintérêt pour tout ce qui peut être assimilé au scolaire ?

Ce qui me frappe, c’est votre mutisme, le mur évoqué plus haut, je ne sais pas parler à quelqu’un qui ne me répondra pas, qui ne croisera pour rien au monde mon regard. Je suis démuni et triste, confronté à un refus contre lequel je n’ai aucune prise. J’aimerais au moins que vous m’envoyiez chier, ce serait le début d’une possible discussion.

20 novembre 2023
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