La rentrée

C’est ma première semaine de résidence.
Et la troisième année que j’interviens dans ce lycée ; ce qui nous a conduits à envisager que je puisse y passer plus de temps, que je puisse élargir à l’ensemble de l’établissement des projets qui ne concernaient jusqu’alors que deux ou trois classes.
Ce nous, c’est une professeure de philosophie (c’est elle qui m’a invité la première fois), une professeure documentaliste et la proviseure.
C’est donc ma première semaine de résidence.
La cheffe d’établissement a la tête sous l’eau, c’est la rentrée, mille tracasseries requièrent son attention.
La professeure documentaliste voit déferler d’innombrables élèves ayant besoin d’aide pour accéder à Pronote, retrouver des codes égarés, régler des dysfonctionnements de l’ENT. [1]
La professeure de philosophie ne sera pas là avant mars, on lui a proposé cet été d’enseigner aux classes préparatoires d’un autre lycée.

Sur le papier, le projet était clair :
une semaine de présence par mois
des ateliers d’écriture
un projet personnel pour un livre que je souhaite écrire
des créations de podcasts avec les élèves pour la webradio du lycée.

En réalité, c’est plus compliqué.
La première semaine, je la passe à errer dans l’établissement, à me familiariser avec les lieux, à boire des cafés avec les enseignants. La professeure documentaliste – je ne sais pas comment – trouve le temps de m’ouvrir les portes, d’organiser une réunion, de gérer mes rendez-vous et de me présenter les gens.
Tous sont débordés.
C’est la rentrée.
Ils n’ont pas le temps.
Et – en effet – ils n’ont pas le temps : ils se partagent entre plusieurs établissements, ils découvrent les élèves, ils ont été recrutés voici quelques jours avec un statut de contractuels, ils ont changé de secteur, de niveau, de ville.
Je discute beaucoup.
J’observe.
Cela fait une quinzaine d’années que j’anime des ateliers en milieu scolaire, j’ai déjà été auteur associé d’un collège, j’ai parfois l’impression trompeuse de faire partie de l’éducation nationale tellement j’ai passé de temps dans les classes, dans les CDI mais aussi en salle des profs.
Rien de ce que je vois ne m’étonne.
Ce qui m’étonne, en revanche, ce sont les discours poujadistes sur les enseignants que je lis dans certains médias. Ce qui m’étonne, c’est de constater que l’éducation nationale publique continue de fonctionner alors qu’elle aurait mille raisons de craquer.
J’écoute, un énième café à la main.
J’écoute les grincements de la machine qui peine à se remettre en route, les rouages ripent, avancent par à-coups.
Il faut un peu de temps pour que la volonté d’avancer malgré tout huile la mécanique.

Cette première semaine, je la passe à bavarder avec les profs, à les rassurer aussi : on pourra faire un seul atelier, deux, trois, dix. Ils ne sont pas obligés d’ajouter un projet trop lourd à leur charge de travail, ma présence est souple.
Peu à peu, un café à la main, on trouve le temps
d’évoquer l’écriture d’un scénario avec une classe
d’envisager de faire écrire des poèmes à une autre
de la mise en place d’ateliers d’éloquence
d’un projet d’écriture lié au spatial et à l’astronomie
de faire écrire sur l’injustice
sur soi
sur les autres.
Peu à peu, le tutoiement s’impose, j’ai maintenant mon adresse sur l’ENT, je n’ai pas écrit d’autres lignes que celles-ci, j’installe ma présence, insensiblement, dans l’établissement.
La prochaine fois que je viens, je commence les ateliers.
Nul doute que la machine ne sera pas encore totalement huilée.
Mais je sais faire face aux à-coups et aux soubresauts du moteur.
Il n’y a aucune raison que ma présence soit plus facile que celles des professeurs.
On s’adapte.
Comme on peut.
Pour faire le meilleur travail possible.
Ensemble.
Et au moment où je vais poster ce texte, le réseau internet du lycée qui demande de configurer manuellement les proxys à chaque connexion ne fonctionne plus.

3 octobre 2023
T T+

[1Fameux et incontournable Espace Numérique de Travail.