La liste des miracles menus des Notes de chevet de Sei Shōnagon
Grand invité du musée du Louvre il y a quatorze ans, en novembre 2009, Umberto Eco avait choisi comme thème la liste, sous toutes ses formes : énumération, collection, recensement, inventaire, catalogue, litanie, répertoire. Jusqu’à en avoir le vertige. Vertige de la liste, c’est d’ailleurs le titre qu’il a donné à l’ouvrage qu’il a tiré de cette série de conférences et de lectures. Eco y compile une liste de listes, informes, hiérarchiques, chaotiques, inachevées, visant à l’exhaustivité, etc. On trouve ainsi la liste des guerriers achéens partis pour la guerre de Troie dans l’Iliade, de leurs armes et de leurs navires, ou bien celle des fleuves de Finnegans Wake, avec leurs variantes en fonction des langues dans lesquelles le livre de Joyce a été traduit. Le tout est agrémenté d’une abondante iconographie et de soixante-quinze textes littéraires signés Dante, Calvino, Kipling, Perec, Rimbaud, Whitman… répartis en vingt et un chapitres. Ce qui est étrange, c’est que dans ce livre des listes de l’auteur du Nom de la rose ne figure pas, parmi ces extraits littéraires, l’ouvrage dont je veux vous parler aujourd’hui. Ouvrage qui, pourtant, depuis mille ans n’a jamais cessé de fasciner ses lecteurs et qui compte parmi les chefs-d’œuvre du genre, ayant donné sans doute à la liste et aux listes sa forme littéraire la plus accomplie, la plus poétique et la plus envoûtante.
On aura peut-être deviné ici qu’il s’agit des Notes de chevet de Sei Shōnagon, en l’occurrence dans l’excellente traduction qu’en a donnée André Beaujard dans la collection “Connaissance de l’Orient” chez Gallimard, sous l’égide de l’UNESCO.
Sur son auteur, on ne sait, dans le fond, pas grand-chose. Elle serait née vers l’an 966. Elle appartient au puissant clan Kiyowara, dans la région de Tōhoku, au nord-est de la principale île du Japon, Honshū, est la fille de Kiyohara no Motosuke, poète et gouverneur de son état.
Le véritable nom de Sei Shōnagon serait Kiyowara Nagiko. Sei Shōnagon est ce que l’on appelle nyōbō, le nom d’emprunt que sont tenues de prendre des personnes de petite noblesse entrant à la cour pour servir un noble de plus haute noblesse. Sei est le premier idéogramme du nom de son père, prononcé selon la lecture chinoise, caractère qui exprime l’idée de pureté. Quant à Shōnagon, c’est le nom d’un poste gouvernemental que l’on pourrait traduire par « troisième sous-secrétaire d’État ». Sei Shōnagon entre d’abord à la cour de l’empereur Ichijō, le soixante-sixième à accéder sur le Trône du chrysanthème. On est alors en pleine époque de Heian, terme signifiant paix en japonais.
C’est une période particulière dans l’histoire du Japon, couvrant à peu près la période allant du IXe au XIIe siècle. On peut s’y arrêter un instant. Pendant l’époque de Heian, un gouvernement bureaucratique est mis en place, fortement inspiré du système mandarinal chinois, formé autour de la personne de l’empereur, et symboliquement, la capitale est déplacée de Nara à Heian-kyō, la future Kyōtō. Dans le même temps se développent une culture aristocratique et un mode de vie raffiné, mettant l’accent sur la poésie, la musique et les danses. Dans sa préface, André Beaujard nous en dit plus :
C’est au temps de Heian, et plus précisément dans les sept ou huit dizaines d’années les plus proches de l’an mille, que se place l’âge d’or de la littérature nippone, son époque classique, bien antérieure à celle que nous connaissons dans notre propre histoire.
C’est donc dans cette cour qu’entre, aux alentours de l’an 990, celle qui devient alors Sei Shōnagon. Sans doute doit-elle d’y être admise à son appartenance au clan Kiyowara. Elle entre au service d’une princesse de quinze ans, qui devient l’épouse peu après de l’empereur Ichijō, alors âgé de dix ans, et accède ainsi au titre de chūgū ou impératrice sous le nom de Fujiwara no Teishi. Voici encore ce que nous dit André Beaujard à ce sujet :
Autour de ces empereurs, de leurs épouses et de leurs concubines, s’empressaient une foule de courtisans et de dames, dans les divers pavillons aux noms évocateurs dont l’ensemble, entouré d’une double enceinte, formait le palais de Heian.
La cour impériale, à l’époque où Sei Shōnagon est au service de l’impératrice Teishi, est une période de troubles et d’intrigues où s’affrontent deux branches du clan Fujiwara. Teishi est la fille du grand chambellan Fujiwara no Michitaka, qui devient ainsi régent ou kwampaku, autrement dit celui qui gouverne effectivement. C’est un de ses frères, Michinaga qui prend sa suite, évinçant et exilant ses neveux, pour conserver jalousement le pouvoir, en le consolidant grâce au mariage de sa fille Shōshi à l’empereur Ichijō. C’est ainsi qu’est inauguré le système des deux épouses de l’empereur, dans lequel Akiko désormais appelée Shōshi devient épouse principale, tandis que sa cousine Teishi se trouve reléguée au rang de seconde épouse. Ces histoires de cour sont loin d’être anecdotiques, car au service de Shōshi, on trouve à la même époque de Sei Shōnagon, une certaine Murasaki Shikibu, qui est l’auteur du Dit du Genji, l’autre grand classique fondateur de la littérature nippone. Et enfin, du même auteur, dans sa préface aux Notes de chevet :
Le Roman de Genji, pur chef-d’œuvre de style et de fine psychologie, occupe dans la littérature classique, et l’on peut dire dans toute la littérature japonaise, une place éminente. Avec lui, on ne peut mettre en parallèle qu’un seul ouvrage, d’un genre, au surplus, tout différent : c’est celui qu’écrivit à peu près en même temps Sei Shōnagon, une autre dame d’honneur.
Bien que l’étoile de Teishi pâlisse à la cour et qu’elle soit délaissée par les courtisans qui se ruent autour de Shōshi, Sei Shōnagon reste fidèlement à son service. Quand Teishi meurt en l’an 1001, en donnant le jour à son troisième enfant, on perd la trace de Sei Shōnagon. Pour certains, elle serait morte sur l’île de Shikoku, au sud du Japon ; d’aucuns lui prêtent les traits d’une pauvresse très âgée ; pour d’autres encore, elle aurait fini ses jours comme nonne ou bien aurait épousé un gouverneur de Settsu. Mais il est possible également qu’elle soit restée au palais de Heian jusqu’en 1013.
La littérature japonaise, autour de l’an 1000, est une littérature éminemment féminine. Les Notes de chevet appartiennent à un genre particulier, ou plutôt elles en constituent l’acte fondateur. À l’époque de Heian, les femmes tiennent volontiers des journaux. Ceux-ci sont dit nikki quand ils respectent la chronologie propre à la pratique diariste. Ce qui différencie les Notes de chevet de Sei Shōnagon des nikki, c’est que, tout en conservant cette forme du récit intime, elles n’en respectent pas l’ordre chronologique et ne suivent aucun plan. On parle en ce cas de sōshi, forme relevant de ce que l’on appelle le zuihitsu, mot signifiant “au courant du pinceau”. Le zuihitsu consiste en effet à laisser aller ses pensées sur le papier au courant du pinceau, en y jetant pêle-mêle idées, notes, images et réflexions au fil de ses humeurs. C’est ce qu’écrit Sei Shōnagon dans le dernier des 162 fragments et récits qui constituent ses Notes de chevet :
Le soir tombe, et je ne puis plus tracer les caractères. D’ailleurs mon pinceau est usé. Je voudrais pourtant, avant de terminer, ajouter ces quelques lignes : dans ces mémoires, écrits pendant les heures où retirée chez moi, loin du Palais, je m’ennuyais et me croyais à l’abri des regards, j’ai rassemblé des notes sur les événements qui s’étaient déroulés devant mes yeux et sur les réflexions que j’avais faites en mon âme.
Mais ces notes n’étaient vraisemblablement pas destinées à être lues, et sans doute encore moins à être publiées, si l’on en croit la suite de l’extrait que je viens de citer :
Comme ils renferment des passages où l’on trouverait, me disais-je, que j’avais manqué de réserve, trop bavardé, ou consigné des remarques fort désagréables pour les gens, je me proposais de cacher avec soin mon cahier. Hélas ! quelqu’un l’a découvert, et je n’ai pu retenir mes larmes.
Le titre original du livre est Makura no sōshi, qu’on devrait traduire par “Cahier de l’oreiller”. Sei Shōnagon explique la genèse de cet ouvrage presque unique en son genre. Dans l’épilogue des Notes de chevet, elle raconte qu’un ministre ayant donné à l’impératrice une liasse de papier, celle-ci s’était demandée quoi en fait et quoi écrire dessus. Sei Shōnagon propose alors d’en faire un oreiller, makura – en l’occurrence un appui-tête en bois. Quant au terme sōshi dans le titre, plutôt que des notes, il désigne à proprement parler un cahier de feuilles brochées, par opposition au rouleau. Pour venir à bout de cette “inépuisable quantité de papier” et lui trouver un emploi, Sei Shōnagon se met ainsi à noter “les faits étranges, les choses du passé, les autres, quelles qu’elles fussent” en laissant “courir [s]on pinceau sans beaucoup d’attention”. Elle s’est fixée pour règle générale de rapporter ce qu’elle a “observé de curieux dans le monde” sans omettre ce qui lui “semblait de nature à montrer la splendeur des hommes”.
Il y a dans cette conclusion une note d’intentionnalité expliquant la disparate de ce livre, sur un ton d’une légèreté, d’une humble désinvolture, qui permet peut-être de comprendre la fascination que continue d’exercer, mille ans après, cet assemblage de fragments que son auteur semble chuchoter à l’oreille du lecteur.
Le livre est constitué de récits, de listes, d’anecdotes qui se présentent sous la forme de poèmes en prose. On trouve d’un côté des énumérations de montagnes, de plaines, de mers, de gouffres, d’étangs, d’arbres, d’oiseaux, de cascades, d’insectes, de sources chaudes, d’îles, de formules magiques, d’instruments à cordes, de collines, de femmes, d’habits de chasse, de montures d’éventails, de manteaux chinois, de maladies ou de gens qui imitent ce que font les autres. Mais une bonne moitié de ces fragments ont un intitulé qui commencent par “Choses”, et dont une liste (non exhaustive) peut constituer la liste des listes du “cahier de l’oreiller” de Sei Shōnagon, dont l’effet litanique est hypnotique :
Choses dont on néglige la fin
Choses que l’on méprise
Choses qui font battre le cœur
Choses qui ne s’accordent pas
Choses que l’on ne peut comparer
Choses qu’il ne valait pas la peine de faire
Choses qui semblent éveiller la mélancolie
Choses gênantes
Choses que l’on entend parfois avec plus d’émotion qu’à l’ordinaire
Choses qui perdent à être peintes
Choses qui gagnent à être peintes
Choses qui ne sont bonnes à rien
Choses qui sont les plus belles du monde
Choses qui n’offrent rien d’extraordinaire au regard, et qui prennent une importance exagérée quand on écrit leur nom en caractères chinois
Choses qui ne servent plus à rien, mais qui rappellent le passé
Choses qui doivent être courtes
Pour se faire une idée de ce livre, dont la lecture a quelque chose d’inépuisable, qui procure le bonheur du recommencement, citons in extenso l’une de ces listes, l’un de ces fragments, le n°85, qui, à lui seul, réunit la poésie et l’esprit de ces Notes de chevet :
Choses qui sont proches, bien qu’éloignées
Le Paradis.
La route d’un bateau.
Les relations entre un homme et une femme.
C’est là que réside le secret de Sei Shōnagon, dans sa capacité à saisir les choses évanescentes et les choses immuables. C’est pour cela qu’elle continue de nous parler, mille ans après sa mort. C’est pour cela qu’un auteur comme Pascal Quignard reconnaît sa dette à son égard, au point de lui consacrer son quarante-quatrième “petit traité” et de s’inspirer directement d’elle pour écrire Les tablettes de buis d’Apronenia Avitia.
Pour Georges Perec, il est possible de former des groupes thématiques arbitraires, personnels, qui produisent cet effet démultiplicateur très prisé de l’auteur oulipien de La Vie mode d’emploi ou du Cabinet d’un amateur. Voici ce qu’il écrit à son sujet dans Penser/classer :
Sei Shōnagon ne classe pas ; elle énumère et recommence. Un thème provoque une liste, de simples énoncés ou d’anecdotes. Plus loin, un thème presque identique produira une autre liste, et ainsi de suite ; on aboutit ainsi à des séries que l’on peut regrouper.
Ces séries s’agrègent selon des alliages qui appartiennent à chaque lecteur. Elles lui inspirent d’autres listes. Elles délivrent une leçon de sagesse et de contemplation, sans la dimension téléologique de la religion ou de la philosophie. Par leur humour incisif et leur lyrisme froid, les Notes de chevet célèbrent ce que, d’ordinaire, on néglige, faute d’y prêter attention. Pourtant, en dressant l’inventaire des choses qui passent et de celles qui ne changeront jamais, Sei Shōnagon illustre à merveille ce que disait Umberto Eco : “Nous aimons les listes parce que nous ne voulons pas mourir”.
Notes de chevet de Sei Shōnagon, traduction et commentaire par André Beaujard, paru aux éditions Gallimard/Unesco dans la collection “Connaissance de l’Orient” en 1987.
(Dessins de Cécile A. Holdban)