Lucie Taïeb / Capitaine Vertu

Capitaine Vertu est le troisièmes roman de Lucie Taïeb, après Safe et Les échappées, tous trois publiés aux précieuses éditions de L’Ogre. Si dans chacun d’eux on peut percevoir, ou mieux éprouver, le singulier travail que l’imagination opère sur le réel, force est de reconnaître que les moyens déployés par l’autrice diffèrent chaque fois, attestant par là son renouvellement.
Plus peut-être que ses romans précédents, Capitaine Vertu semble sacrifier aux exigences formelles d’un genre, le genre romanesque, du moins dans un premier temps. En effet, on pourrait certainement parler de cet ouvrage comme d’un roman policier où le processus de l’enquête sert de moteur, avec ce que cela implique de questionnement et de curiosité. Dans ce roman, la libido sciendi de l’enquêteur est un matériau rare, d’autant plus précieux qu’il semble avoir été refoulé par celles et ceux qui ont fait le choix de travailler pour la justice ou la police, ou, pour le dire avec les mots du capitaine Vertu, « la vérité ». Elle est aussi, cette libido, quelque chose comme l’énergie du lecteur avide de savoir, la matière de son désir que le récit suscite, accueille, révèle et manipule, engendre même peut-être, selon une alchimie secrète obéissant à ce que Valéry Larbaud appelait, qualifiant la lecture, vice impuni.

1. Faillir
Le capitaine Vertu est une femme qui travaille à la Brigade des fraudes (on ne dit pas encore la capitaine, cela viendra peut-être). Personnage falot entièrement dévoué à son travail, elle est d’une efficacité redoutable qui assure sa réputation et son autorité. Capable d’accoucher les malfrats les plus experts en matière de mensonge, elle suscite l’admiration de ses collègues, quand ce n’est pas leur méfiance ou leur réserve lorsqu’ils devinent que ses performances procèdent d’un fonds commun qu’elle partage avec les hors-la-loi. Tous la servent mais avec distance, à l’exception du lieutenant Blanc, son vassal.
Les motivations du capitaine Vertu semblent opaques, même si elles se dévoilent progressivement ainsi que l’énigme de son origine. Et puis un jour, elle disparaît. Seul Blanc se demandera où elle a pu se réfugier, et ce au-delà du délai de l’enquête ouverte après sa disparition, rapidement close. C’est à partir de ce moment-là qu’entre en scène l’une des marques de fabrique de l’auteure, son aptitude à distordre le réel en usant des puissances de l’imagination, du rêve et du fantasme. Il est alors question d’espace (réel, mental), de pièce, de clé, de porte, de lit aussi. De vision ou de délire, si le délire est bien cette puissance de disjonction qui fait bifurquer ce qu’on appelle réalité pour l’aiguiller sur ce qui dépend d’un monde intermédiaire, transgressif, outrancier, initiatique, comme si l’outrance était le masque qu’il fallait revêtir pour approcher du vrai comme du simple, de cette vérité nue et aveuglante qui n’appartient pas au domaine du visible mais plutôt à celui du sentir ou de l’intuition.
Que Blanc soit de mèche avec Vertu ne nous étonnera guère, en vertu précisément de l’onomastique de l’ouvrage. Tous deux s’entendent pour passer de l’autre côté et faire mentir le programme trop clair de leur nom. Vient un moment où le mur derrière lequel jusque-là chacun d’eux s’abritait se fissure. Comme dans un conte, leur voix, leur inconscient, leurs prolongements invisibles - molécules, ombres, traces, silences - se mettent à dialoguer quelque part dans l’inachevé. L’improbable se pare des attributs du vrai ou du vraisemblable. Comme le narrateur l’écrit au sujet de Blanc : « le lieutenant a failli ». Et ce qu’il découvre à l’intérieur de son nom comme de son corps en proie aux pensées les plus inattendues est une image saisissante de l’impossible vérité, plus certainement un bloc de vision ou de sensation enfermant un mystère, une terreur.

2. Disparaître
L’identité est un fantasme. Celui de coïncider avec son nom. Dans le cas du capitaine Vertu, une opération onomastique fut nécessaire pour rendre cette coïncidence possible : le reniement de sa famille d’origine, immigrée. L’adoption d’un nouveau nom avait un corollaire ou une finalité : l’adoption du capitaine par une autre famille que la sienne, la Brigade. Ce collage identitaire fonctionna durant de nombreuses années, jusqu’au jour où les deux parties de l’image de soi et du nom se décollèrent, révélant une sorte de schizophrénie, de dissociation à la faveur de laquelle proliféra un dialogue entre soi, obscur, étrange, inquiétant. Ce n’est pas que le mutisme du capitaine Vertu cédât la place à l’introspection, il fit plutôt place à un autre fantasme, tout aussi puissant que le fantasme identitaire, à vrai dire son envers : le fantasme de la disparition. Comme si l’identité fantasmée ou inconsciente du capitaine qui assurait à son existence une relative stabilité abritait une faille qui une fois découverte ne pouvait faire autre chose que prospérer et absorber tout ce qui l’approchait :

« Après avoir donné sa démission, elle avait effacé toutes les traces de sa vie de capitaine. Elle a abandonné son appartement, fermé son compte en banque, elle a fait ce que l’on fait lorsque l’on veut disparaître. »

Disparaître n’est pas mourir, même si c’est de toute évidence la pulsion de mort qui prend les commandes à ce moment-là. Remarquons que chez Lucie Taïeb la narration ne se sépare pas d’une inquiétude qui contamine progressivement la langue et le récit, narrer ayant finalement pour fonction cardinale celle de porter le doute ou l’angoisse aux fondements mêmes de la faculté de dire. On se demande alors sur quoi raconter peut bien s’appuyer. On ne le sait pas au juste, un désir, une volonté, peut-être rien. Quoi qu’il en soit, on sent que le sol vacille. Cette torsion du réel dont l’imagination et le fantasme sont les principaux agents est si forte qu’elle menace l’existence même de l’histoire qu’on lit. Comme si en rejoignant l’anonymat, le personnage du roman précipitait sa fin et travaillait à engloutir sa langue. Le paradoxe de la situation du capitaine Vertu culmine au moment où rien ne semble plus impérieux que de dire et de taire simultanément la vérité qui lui est propre. Le récit devient le lieu d’une ambivalence qu’il faut traquer et peut-être réduire si l’on veut qu’il se maintienne en équilibre. Et la littérature cette faculté de surmonter l’ambivalence de l’existence et des signes qui l’accompagnent, ceci en vue de les faire converger dans un sens qui, s’il est malaisé à saisir, doit néanmoins s’imposer avec autorité. Cette autorité du récit, c’est la puissance d’affirmation de la vie qui va jusqu’à à se concilier les puissances de mort qui la menacent. C’est ce que le capitaine Vertu se doit de faire, tout de même que Blanc, personnage auxiliaire dont l’imagination le relie malgré lui à ce que Vertu devient : une figure du désir ou de la transgression, une image du Mal venant troubler, non sans malice, le Bien que le lieutenant voulait servir.
Alors qu’il se retrouve dans un appartement désert, Blanc a soudainement une vision de Vertu :

« Elle portait une robe noire droite, dépourvue de manches, qui découvrait des genoux d’une grande perfection. Le bas de sa jambe aussi : son mollet juste assez charnu, sa cheville fine et bien dessinée. Les pieds étaient chaussés d’escarpins noirs. Elle s’était maquillé les yeux, légèrement, avait recouvert ses lèvres d’un rose frais. Elle ne semblait pas plus jeune, mais enfin défatiguée, libérée du poids qui pesait sans cesse sur elle, fanait ses épaules. Sa poitrine, petite, frémissait sous la robe. Elle était accompagnée. »

D’après Blanc, ce qu’il imagine et non ce que les indices de l’enquête qu’il ne conduit pas lui inspirent, Vertu n’est plus la même, plus elle-même. Elle a quitté métier et domicile, perdu son nom pour revêtir une autre apparence, fortement déstabilisante, une sorte d’image irrésistible, faite de ce que la narration nomme « la matière visqueuse et compliquée des désirs secrets ». C’est à cela que nous touchons ou plus exactement c’est cette matière qui se réveille et qui se meut en nous, matière secrète, organique, littéraire, explosive.
Disparaître ce serait faire place à cette puissance qui défait l’agencement des corps qu’on appelle organisme pour en découvrir la machine obscure et insatiable, le travail souterrain et opiniâtre dont on peut se demander si la jouissance qui obsède tant représente bien l’aboutissement – ou si cette dernière n’est pas elle aussi une fiction, le point où le récit touche à ses limites et éprouve l’exigence de continuer.

3. Persister
Des seize chapitres qui composent ce récit, le quinzième s’appelle « Révélation ». Il s’inscrit peu après une sorte de voyage en enfer en compagnie des ombres. A priori, on est en pleine initiation et cependant on n’apprend rien, rien de précis du moins. « Elle ne sait rien précisément, est-il écrit, c’est toute l’ironie, qui ne lui échappe pas d’ailleurs ». Le doute prospère, les langues se divisent, se reproduisent. Mais le chemin que l’on arpente n’est plus celui de la vérité. C’est devenu celui de l’ambiguïté. Il y a bien du mystère, mais il ne débouche sur rien. Il est lui-même la vérité qu’il cache, fait entrevoir en toute incertitude.
Ce qui est mystérieux dans cette histoire ce sont les rencontres qui la ponctuent et progressivement l’usent comme on userait un tissu pour en faire paraître la trame. Comment les choses se font, le temps qu’elles prennent pour acquérir une forme, la manière qu’elles ont de faire jouer le destin ou le hasard, voilà le mystère. Le présent tourne sur lui-même pour accueillir des bribes du passé, de l’histoire. Le sol s’ouvre pour découvrir des ossements qui prennent la parole. Il y eut un temps où les choses eurent un sens, où l’ordre pouvait être subverti, croit-on. Il y a cette date : 1848. Puis il en fut un autre où quelque chose du monde semblait pouvoir trouver consistance par le truchement de la télévision. Mais désormais c’est fini. Il n’y a ni geste ni horizon qui puissent encore justifier de l’existence d’un ou une telle. Certes, « quelque chose d’irrésolu » persiste, mais il semble s’agir d’une chose sur quoi il n’est plus possible de revenir. Ce roman parle-t-il de notre temps ou du futur qui nous attend ? Y a-t-il encore une place pour un geste politique de type révolutionnaire, ou bien tout a-t-il sombré dans le spectaculaire et le dérisoire, le faux-semblant, le narcissisme ?
Le mélange de brume et de neige dans lequel semble finir par se résorber cette histoire ni ne délivre ni ne cache aucun secret. Aucun prophétisme, aucune nostalgie. C’était bien cette existence qui s’appelait Vertu qui était mystérieuse, rien d’autre, et tout particulièrement ce sac de sport bleu, de marque Adidas, dont on ne sait à quelle temporalité il appartient, d’où il vient ni dans quelles mains est passé son contenu (de l’argent). Plus l’histoire avance et plus le mystère mincit. Il finit par se confondre avec un sourire ou un hochement de tête, et pourtant quelque chose de son essence persiste au plus profond du dénuement.
Vertu intriguait ses collègues, les membres de sa famille que sa mémoire fait remonter par bouffées intriguent le lecteur : un père, un oncle, un enfant, des mains qui se serrent, des pactes qui se nouent, des engagements. Même quand elle n’est plus personne ses rencontres demeurent frappées du sceau du mystère, comme lorsqu’elle croise

« un homme marchant très droit, au corps musculeux, vêtu d’un manteau qu’on dirait d’un autre âge, une manteau pelé ou bizarrement râpé, un de ces vêtements comme il n’en existe plus, qui aurait résisté sans complètement se défaire à l’usure de quelques décennies ou de quelques siècles, une laine increvable ou toute autre matière qui enveloppe ce corps lointain, qu’elle voit pourtant distinctement, malgré la nuit tombante. »

Mais quand on y songe, plus que ces événements qui n’en sont pas vraiment et qui déterminent le cours de sa vie, ce sont les phrases qui tissent son histoire qui sont la véritable énigme, l’attente qu’elles font lever et jusqu’à cette sorte de déception qu’elles préparent. Mystérieux ne signifie pas extraordinaire ou surhumain, nulle présence divine n’assure plus l’existence humaine de revêtir un sens ultime ou une justification absolue au moment d’en finir. Au contraire, le mystère contemporain culmine quand il flirte avec les présences muettes ou invisibles, les survêtements gris, les visages gommés, les corps à moitié effacés, les fins qui n’en sont pas. Le récit a renoncé au prestige ou à l’apparat, c’était une condition de sa survie. « Neige sans conviction » pourrait être une de ses expressions emblématiques. Quand la brume de l’histoire se dissipe et que sa fin approche, il ne reste plus rien. Mais rien n’est plus précieux que cette manière de prendre congé qui s’appelle le style et qui semble planer dans le ciel vide, quand tout est terminé et que les lumières se rallument petit à petit dans la salle de lecture de notre corps-esprit.
On se retrouve alors aux portes d’un jardin comme au bord d’un matin silencieux auquel seul les mots pouvaient conduire. Car si ce roman nous a transitoirement vêtu d’un nom – et quel nom -, c’était ruse de sa part, il ne cherchait qu’à enseigner l’art subtil et martial de s’en départir.



Pascal Gibourg

28 août 2022
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