MAN-chronique n°7
Dans le labyrinthe
Ça y est, le musée m’a absorbée, j’aurais dû me douter que mon insolente et insouciante présence en ses murs finirait par me jouer le tour classique des lieux chargés d’histoire, à savoir vous laisser venir, gentiment, vous faire avancer dans le couloir avenant et lumineux, vous inviter, vous accueillir, avant de refermer la porte sur vous. Un claquement sec, un regard en arrière, trop tard ! Vous êtes piégé... La descente dans le labyrinthe commence, le dédale apparaît, fourmillant de passages de plus en plus diverticulés, offrant mille possibilités, vers où aller ? Quel chemin choisir ? Quel corridor, galerie, escalier emprunter ? Quelle porte franchir, ne pas franchir ?
Le château m’évoque invariablement le fascinant roman de Mark Danielewski, La Maison des feuilles, dans lequel un des personnages découvre dans sa maison un cabinet derrière une porte qu’il n’avait pas remarquée tout d’abord, lequel se transforme bientôt en un couloir, puis en un escalier, enfin en un gigantesque labyrinthe, la maison s’agrandissant progressivement de l’intérieur, sans que ses dimensions extérieures soient jamais modifiées. En apparence, tout est normal, mais il se joue dans cet élargissement de l’espace, à l’insu de tous hormis ses habitants, un troublant jeu de quête métaphysique, teintée d’une paranoïa grandissante, envahissante et qui gagne jusqu’au lecteur, spectateur impuissant face à ce phénomène de plus en plus déroutant, sourdement menaçant pour qui l’accueille avec les règles du monde réel.
C’est exactement ce qui se passe au château, et au musée. Deux espaces réunis en un seul, chacun jouant des coudes pour accroître son territoire inclus dans l’autre.
Ainsi les salles du musée apparaissent-elles comme des trompe-l’œil destinés à donner le change au visiteur, le persuadant que les collections présentées sont bel et bien celles du musée d’archéologie, alors que l’essentiel des objets se cachent partout ailleurs, hors les salles, partout étant à prendre au sens le plus exact, tant les lieux et caches qui constituent les réserves colonisent absolument tout l’espace privé du château.
Le château, parlons-en...
Comment ce lieu si petit (c’est un petit château, comparé à tant d’autres, bien plus vastes) peut-il renfermer autant de complexités architecturales, d’espaces volontairement dérobés, de surfaces inattendues et de passages improbables, au point que certains occupants du musée ignorent l’intégralité de sa configuration et sont pris parfois de confusion lorsque, débouchant d’un escalier ou d’un couloir qu’ils empruntent rarement, ils ne savent plus s’ils doivent aller à droite, ou bien à gauche, et n’ont plus aucune notion de l’endroit où ils vont arriver, quelle que soit l’option choisie ? Le seul qui jusqu’à présent m’ait paru posséder comme en une cartographie mentale intégrée, la parfaite topographie des lieux est Vital Drille. « Mais lui est né ici » m’a-t-on dit, comme on dit d’Obélix qu’il est tombé enfant dans la potion magique.
Partir à la découverte du château avec Vital est toujours le gage d’un sentiment de tourbillon et de perte de repères immédiate. Il avance, on le suit. Mais on ne sait déjà plus où il nous emmène.
Du « cachot des nobles », dont les parois sont ornées de gravures désordonnées (j’imagine des prisonniers traçant à l’aide d’un morceau de métal, d’une cuillère ou d’un outil quelconque ces marques de leur ennui), on passe dans une vaste cave voûtée au travers de laquelle s’élevait, auparavant, une muraille dont on devine les fondations, trace d’un autre château qui fut, à une époque antérieure à François Ier, complètement différent de celui d’aujourd’hui ; mais déjà nous sommes sur les toits, escaladant la dernière échelle qui mène aux cloches : sur la minuscule terrasse à laquelle on accède par une trappe, on se retrouve si près des deux cloches qu’on touche le bronze de l’épaule et qu’on a sous le nez le marteau qui, tous les quarts d’heure, se met en branle pour frapper la bordure. Dong ! Dong ! Les deux notes alternent, séquençant le temps avec méthode, depuis des siècles.
Vital n’est pas le seul à arpenter les couloirs et les escaliers. Je croise régulièrement, lorsque je suis au musée, les uns et les autres. Laurent Olivier m’emmène dans les galeries de la Gaule celtique, « ses » galeries. Devant les vitrines il m’explique comment les dignitaires du VIIe siècle avant J.-C. se faisaient enterrer avec leurs affaires : épées, parures, char d’apparat, récipients, services à boire, etc. Lorsqu’on découvre une chambre funéraire, enterrée dans le sol, c’est tout cela qu’on met au jour à la fois.
Il me raconte comment le commerce du vin se met en place avec Marseille, et avec lui toute une économie circulaire, dans laquelle le vin est échangé contre du bronze. Nous sommes en 450 av. J.-C. Les Étrusques et les Grecs sont déjà dans une économie de la valeur, les Grecs ayant déjà mis en place des systèmes monétaires, mais les Celtes s’arrangent encore avec des modèles de troc, de dette ou de péonage. Les plus avancés (les Grecs) tirent parti du décalage et fabriquent exprès pour leurs « clients » des objets, adaptés de leur mobilier quotidien, souvent de taille supérieure, des copies hypertrophiées qui plairont à ces « rustres », doivent-ils penser, avec la ruse qui caractérise le peuple d’Ulysse.
Laurent Olivier a beaucoup d’histoires à raconter, et elles sont toutes passionnantes. Il regarde les objets avec toute la science dont il dispose, mais il parle aussi du regard qu’il faut porter sur ces vestiges dont l’histoire nous est inconnue.
Que raconte le décor de char à quatre roues de cette urne ? Voilà le genre de question que se pose Laurent Olivier... L’absence de réalisme visuel, la représentation du char comme s’il était déplié et rabattu à plat pour en montrer tous les éléments, le fait que le char tire quelque chose, mais quoi ? Tout cela l’interroge et je me demande s’il est davantage attaché à l’histoire qui lui échappe qu’au mystère de son interprétation. Oui, cela peut être le temps qui est symbolisé par cette traction figurée, mais ce n’est pas sûr. De cette incertitude naît d’autres histoires, et l’objet devient alors un réservoir de symboles et de métaphores, sur lesquels chacun tente de faire coïncider sa vision du monde.
« On ne sait pas voir, dit Laurent Olivier. Ce qui est difficile avec l’archéologie, c’est qu’il faut apprendre à regarder les objets. »
Une autre fois, dans son bureau, il me montre le travail minutieux sur un élément de harnais en métal gravé. Je lui demande d’où vient l’objet. « Des vitrines, répond-il. Je suis allé le chercher, je voulais le regarder. » L’interroger, le sonder, le faire parler, entrer dans ce dialogue que pratiquent ceux qui, au musée, sont dans un commerce si étroit avec les objets qu’ils entretiennent avec eux une relation intime, une sorte de conversation particulière dont ils sont seuls à connaître le vocabulaire.
Au fond, nous connaissons cela avec nos propres objets, anciens ou non, reçus, hérités, connus ou méconnus, toute cette kyrielle d’objets que nous trimballons de maison en maison, de déménagement en déménagement, sans jamais renoncer à nous en séparer alors qu’ils nous encombrent. Au fond de leurs boîtes, depuis les étagères où ils trônent, parfois absents au monde, parfois invisibles à force de rester immobiles, ils gardent un secret que nous cherchons à préserver, à défaut de le percer.
Dans un de mes romans, J’ai nom sans bruit, une femme qui a tout perdu, jusqu’au langage et à la parole, retrouve les jalons du passé dans le grenier d’une maison de famille dont elle inventorie le contenu. Par le truchement des objets, elle tente de se hisser vers une réalité dont elle a égaré le fil, elle les questionne et les chérit comme si le sens de sa vie en dépendait.
Daniel Roger, le directeur scientifique du musée, que j’ai rencontré début décembre, ne dit pas autre chose. Il va encore plus loin, en assurant qu’il faut non seulement regarder les objets, mais les écouter. Il prétend que certains archéologues considèrent que les objets n’ont pas de valeur « en soi », qu’ils sont de simples marqueurs. C’est une posture qui a pu caractériser l’archéologie d’un hier encore récent, mais qui se transforme avec une nouvelle vision des archéologues et des conservateurs portée sur les objets, dont on comprend qu’ils renferment davantage que les informations immédiates qu’ils peuvent offrir.
Daniel Roger dit : « les objets prennent de plus en plus d’importance. On les regarde plus que jamais, ils ont beaucoup de choses à nous apprendre. » Le regard qu’on porte sur eux changerait-il au fil des ans, des générations, des modes, des pratiques ? Le musée est plein, plein comme un œuf, chaque cloison, chaque porte cache des réserves, des réserves et encore des réserves. Un extraordinaire potentiel scientifique dort comme la Belle au Bois dormant dans les salles du château, au-delà et au-dessus de celles du musée. J’ai vu, sous le regard vigilant de Delphine Peschard, les jeunes femmes de chez Chenue emballer des vases et des poteries issues des fouilles du Mont Beuvray (Gaule romaine) et les installer dans leur caisson de mousse, pour quelle éternité ?
Tous les objets qui ont été placés en caisses récemment, à l’occasion des travaux du château, ne sortiront plus de leur logement avant des années.
C’est le temps qu’il faudra pour installer tous ces trésors dans les réserves externalisées qui devraient prochainement les accueillir, trois grands bâtiments de 5000 mètres carrés, à Versailles, ainsi que me l’a appris Daniel Roger. Le temps qu’il faudra ensuite pour aménager un musée entièrement rénové, ouvrir les belles salles du deuxième étage et concevoir une nouvelle muséographie qui permette de présenter beaucoup plus d’objets, mais aussi une mise en perspective de la discipline archéologique... Quand je me promène dans les galeries, j’ai la grande chance d’avoir pour guide le/la spécialiste du sujet, et je comprends à écouter les conservateurs tous les arrière-plans révélés par ceux qui connaissent le contenu des vitrines, ces discours connexes et annexes qui interrogent les archéologues au-delà des collections présentées. Il faudrait que n’importe quel visiteur puisse avoir accès à ces couches profondes qui forment comme un écrin supplémentaire aux objets, tel un coussin de velours frappé ou un socle en résine translucide aux reflets multicolores. Cela permettrait aux passants du musée de saisir le « supplément d’âme » des objets et de les regarder autrement, non pas dans leur exhaustivité, non pas dans toute leur dimension scientifique, mais en dépassant le seul spectacle d’un objet arraché à la terre et présenté dans une vitrine. Le visiteur pourrait ainsi (je l’imagine, mais je n’ai pas la clef du dispositif qui le permettrait) appréhender l’envers de la discipline, entrevoir les multiples questionnements qui la traversent, et ce faisant, découvrir le travail des archéologues tissé d’interrogations permanentes et de rêve, d’imagination et d’interprétation, de rêve encore.
L’archéologie n’est pas une science comme les autres, elle est truffée d’ignorance et d’incertitude ; elle donne beaucoup et parfois de manière grandiose (qu’on songe à la découverte de la grotte Chauvet), mais elle révèle aussi de vastes territoires de silence et de solitude. Les archéologues ne sont pas des chercheurs ordinaires, ils acceptent de cheminer au milieu d’un paysage peu éclairé, dont les amers sont souvent muets et les repères parfois très éloignés les uns des autres. Avançant au cœur de cet espace que certains appellent aussi le temps et qui peut paraître aride, périlleux, mal défini, ils sont comme les enfants des contes, marchant dans la forêt en savourant ce que d’autres pourraient craindre, le plaisir de la découverte et l’émerveillement immédiat de ce qui est offert, sans arrière-pensée, sans jugement, sans autre bagage que la curiosité.
Cette ouverture à ce qui peut advenir que possèdent les archéologues me fait penser à la manière dont nous, les écrivains, prenons connaissance du monde : il faut une sacrée dose de confiance pour se lancer dans l’inconnu d’un livre. Une forme de candeur, aussi, à considérer toutes les facettes du monde, y compris les plus noires, comme de potentielles réserves d’histoires et d’enchantements.
Ainsi voyagent les archéologues, entre mystère et sens multiples, trop-plein d’interprétations et impossibilité de délivrer la bonne, faute de certitudes. Drôle d’intrigue que la leur, qu’aucune preuve ne vient éclairer, autre qu’un faisceau de présomptions, une intime conviction, un discours tenu à eux seuls, tel cet ornement de harnais dont Laurent Olivier tente de percer le secret, celui que détient le dragon à l’œil mi-clos en forme de clin d’œil qui l’appelle, gravé dans le bronze depuis la nuit de son ensevelissement, il y a environ 2500 ans, et qui aujourd’hui garde l’autre fixé vers le passé, bien ouvert celui-là, comme pour signifier l’arc tendu entre hier et aujourd’hui, ouvert-fermé, dedans-dehors, voix du silence et signes éternellement inscrits.