Ne peut-on aimer autrement ?|Camille Loivier
La culture japonaise qui s’est en partie construite en schismogenèse [1] par rapport à la culture chinoise qui ne parle quasiment que de morale et de sagesse, a inscrit l’amour au centre de sa pensée et de sa littérature. Ce fut notamment l’ouvrage du philosophe Norinaga Motoori (1730-1801) qui, en réaction à la pensée chinoise et au confucianisme, choisit délibérément de penser l’Amour : « L’amour, plus que tout autre émotion, bouleverse le cœur humain et l’amour interdit, illicite, contraint à demeurer secret, redouble l’intensité de l’émotion ». Pour Norinaga, le seul moyen de philosopher consiste à approcher l’essence des choses au travers de l’émotion. L’émotion amoureuse n’est ni l’aveuglement de l’amour-passion ni la délicatesse de l’amour-goût, l’un et l’autre définis par Stendhal, c’est une forme bien plus complexe et peut-être pourrions-nous l’observer à l’époque Heian (784-1185), époque où les femmes nobles avaient une place culturelle et sociale importante qui leur permettait d’avoir une vie intellectuelle et amoureuse se mêlant librement, leur laissant la possibilité d’accepter ou de refuser un soupirant qui se confondait rarement avec leur mari. C’est tout du moins ce que nous apprennent les Dits et les journaux des femmes de Cour de l’ère Heian qui nous sont parvenus sous forme de traductions.
Le Dit du Genji, écrit par Murasaki Shikibu (XIe siècle) a pour centre une forme d’amour où liberté, respect et réciprocité entre les femmes et les hommes semblent aller de soi.
Ce roman fait de son autrice la première écrivaine en langue japonaise, (c’est-à-dire aussi pour certains « le premier écrivain »), puisque les lettrés de l’époque se devaient d’écrire en chinois, langue représentant le summum de la culture et de l’élégance. Le « vulgaire » syllabaire inventé pour les femmes, les enfants, le peuple ne pouvait convenir à leur supériorité masculine. Or, ironie du destin, cette langue japonaise faite de syllabes et de caractères tronqués (les kana) est devenue la langue nationale au détriment du chinois abandonné au passé comme un asservissant latin d’Église, et ne voilà-t-il pas qu’à l’orée du XXe siècle tous ces lettrés pétris d’orgueil furent ravalés au second rang lors de la construction de la littérature nationale.
Dans ce roman, considéré comme le premier roman psychologique, Murasaki Shikibu met en scène des intrigues amoureuses dont les femmes sont le cœur. Mais si les hommes se déplacent, souvent de manière nocturne, les femmes restent cachées derrière les cloisons. Malgré cette opposition, les sentiments circulent grâce aux lettres, par des présents ou par des symboles empruntés à la nature environnante : les arbres, les oiseaux, le lac, la lune toujours sont là pour accueillir et répercuter ce que l’on n’ose pas dire. Les femmes écrivent et donc lisent et leur calligraphie est interprétée pour connaître et comprendre leur personnalité. La correspondance est essentielle entre amoureux, elle est formée de poèmes elliptiques, symboliques, pleins de sous-entendus et parfois de malentendus.
Malgré tout, le déplacement du corps semble difficile pour les femmes. Même si elles partent en pèlerinage ou dans un temple bouddhique pour se retirer, elles se font transportées en palanquin. On ne les voit jamais.
Rares sont donc les descriptions de leurs mouvements. Il est écrit par exemple « qu’elles se traînent sur leurs genoux »… Ce n’est pas la première fois que je remarque dans les récits de ces écrivaines du Xe-XIe siècles japonais, que les femmes ne se tiennent pas souvent debout. Dans Le Journal de Sarashina, pour dire au revoir à sa nourrice qui vient d’accoucher lors du voyage, la narratrice de ce journal se fait porter : « mon frère alors me prend dans ses bras et m’emmène chez elle. » Plus loin, le seul moment où il est question du corps en mouvement de cette dernière, il est écrit : « je sors en glissant sur les genoux ».
Faiblesse, absence d’exercice, poids des kimonos les empêcheraient-ils de se tenir debout et de marcher ? Aucune chance qu’elles puissent se sauver. On imagine bien cela quand on est restée longtemps alitée : plus de force, plus de muscles, assez vite on se sent affaiblie, imaginons alors que cela soit la condition féminine des grandes dames de la Cour… Toutes molles, toutes souples. Mais je ne voudrais pas extrapoler à partir de quelques occurrences…
Les amoureux s’approchent, s’écrivent, se fuient, sont troublés, n’osent parler. Ils se voient à peine, derrière des persiennes, des cloisons, à la lumière d’une bougie ou de la lune, mais toujours la passion les envahit et bouleverse leur existence. Un rien les émeut, les trouble. Les femmes tombent en pamoison, les hommes sont malades d’un refus. Et les échanges épistolaires si délicats et mêlés de poèmes ont toujours lieu au bord du gouffre.
Dans le chapitre « Dame du Clos aux glycines », l’intensité des sentiments est éclatante :
« Cette pensée l’effrayait tant que, jusque dans ses pensées, il n’était de moyen qu’elle n’évoquât pour l’amener à renoncer à elle, mais elle avait beau l’écarter il trouva une excuse pour l’approcher à l’improviste. Il avait si profondément médité son plan que nul ne s’en était aperçu, de sorte qu’il apparut comme un songe. »
(…)
« Un trouble le saisit, il se glissa doucement derrière le rideau et s’en approcha à toucher le bas de sa robe. Le geste et le parfum qui le dénonçaient la firent défaillir d’horreur et elle se jeta face contre terre. »
Dans ces deux passages, la tension entre l’homme et la femme est révélée au travers de circonvolutions qui pourtant ne laissent presque aucun doute sur les intentions de l’un et la réponse de l’autre. L’homme se montre discret, habile stratège pour s’insinuer vers la belle et la passion qui le domine entièrement ne lui laisse pas d’autre choix que d’approcher celle qu’il désire. La Dame qui en est la proie est saisie « d’horreur », et se prosterne comme devant une divinité pour lui demander grâce. Est-ce seulement un jeu de séduction de sa part ? Le terme « d’horreur » ne permet pas trop d’y croire. Pourtant, finalement, la Dame du Clos aux glycines cédera aux avances de cet homme épris de sa beauté, et qui est prêt à tout.
Regardons plutôt le livre 39 intitulé « Brouillard du soir » (Yugiri) qui se termine différemment, car même si l’homme va prendre cette veuve comme seconde épouse, elle se refusera toujours à lui.
De nouveau, la rencontre qui a lieu entre un homme (le Général) et une femme (la Princesse) est conflictuelle, leurs échanges prêtent à confusion tout autant dans l’esprit des personnages que dans celui des lectrices. (C’était avant tout à des femmes que le genre vulgaire du roman était adressé). Nous ne savons pas, nous ne comprenons pas les sentiments de cet homme et de cette femme. Tout est embrouillé entre la passion et la raison, la peur du qu’en dira-t-on et le désir. S’aiment-ils sans vouloir se l’avouer ? Lui fait-il la cour avec un peu trop d’insistance ? Cherche-t-elle à le troubler ? Leurs échanges ne cessent de se contredire et de contrarier les sentiments de deux protagonistes. La femme résiste jusqu’au bout mais lui ne cesse de lire dans ses moindres gestes, paroles ou poèmes, une permission, un appel, un sentiment réprimé.
Le rôle prépondérant du brouillard (comme dans le chapitre évoqué précédemment) consiste à permettre à l’homme de justifier son impossibilité de partir, et ensuite de cacher sa fuite. Le brouillard est une sorte de manteau dans lequel l’homme s’enveloppe pour séduire sa dulcinée. Grâce à lui, une rencontre tout en progressions lentes et reculs vifs se déroule au long de plusieurs pages :
« Jamais je ne retrouverai mon chemin (dans le brouillard) Que faire ? » [dit-il]. [2]
(…) « Il hésitait : il avait fait tant d’allusions à son irrépressible passion qu’elle ne pouvait pas ne s’en être avisée mais elle avait toujours affecté de l’ignorer ; qu’il se plaignît ouvertement la contrariait, et nulle réponse n’en venait, ce dont il se désolait à l’idée que pareille occasion peut-être ne se présenterait plus jamais. Et même s’il devait à ses yeux passer pour insensible et frivole qu’importait après tout ! »
(…)
« La nuit n’était pas tombée encore, mais, dans le brouillard qui l’enveloppait, l’intérieur de la maison était plongé dans l’obscurité. Surprise la femme se retourna : la Princesse au comble du désarroi, avait franchi la cloison mobile du nord en avançant sur les genoux, mais il avait réussi à la saisir et il la retenait. Son corps était tout entier de l’autre côté, mais la traîne de sa robe était restée en-deça et comme la cloison ne pouvait être verrouillée de son côté, elle l’avait simplement poussée et la maintenait, tremblant de tous ses membres et baignée de sueur. »
(…)
– « Votre attitude est cruelle et digne d’une enfant ! Je me suis laissé aller à ces gestes déplacés, emporté que j’étais par une secrète passion, que ce soit une faute je veux bien le reconnaître. (…)
Elle avait poussé la cloison, mais encore que ce ne fût là qu’une protection dérisoire, il se garda de la tirer :
– J’admire que vous puissiez croire qu’il vous suffise de dresser entre nous pareille barrière ! s’écria-t-il en riant mais rien ne semblait indiquer qu’il voulût pousser son avantage au risque de lui déplaire. »
On ne sait pas ce qui empêche le rapprochement de ces deux corps, une cloison de papier, des kimonos superposés les uns sur les autres. L’amoureux ne veut pourtant pas s’introduire comme un malappris, il en va tout autant de son amour de soi, que des sentiments qu’il éprouve pour elle. On se demande s’il ne sait pas, tout simplement, qu’il va de toute façon atteindre son but, qu’elle est veuve, sans défense, et qu’il suffit qu’une servante, n’importe laquelle, le voie pour que les deux amants soient obligés d’afficher leur relation.
Dans cette rencontre tendue, troublante, les humains ne sont pas seuls à jouer un rôle, chaque élément du paysage semble aussi pouvoir influencer le déroulement de l’intrigue. L’épanouissement d’une émotion qui, plus puissante que les sentiments individuels, finit par réunir les deux protagonistes ou les dissoudre dans un instant unique et inoubliable, a lieu : la lune va disparaître, l’âme en est bouleversée au plus haut point. C’est un instant unique, éphémère, irreversible :
(…)
« Le vent créait une sourde angoisse au cœur de la nuit, le cri des insectes, un daim qui bramait, le bruit de la cascade formaient une dissonante harmonie et l’homme le plus prosaïque, le plus léger, n’eût trouvé le sommeil au spectacle qu’offrait le ciel à l’heure où, par le treillis resté ouvert, la lune proche de la crête des monts jetait ses derniers rayons ; une violente émotion l’envahit et il ne put retenir ses larmes :
– Votre obstination à ignorer mes sentiments me donne la mesure de votre indifférence ! [dit-il encore].
– C’est par ma propre faute, je le reconnais, que j’ai fait mon malheur mais comment dois-je comprendre votre cruelle poursuite ! [elle pleure aussi]. »
Quel souvenir intense cette nuit va-t-elle laisser dans leurs cœurs ? Qu’est-ce qu’une « dissonante harmonie » de la nature toute entière qui, végétaux comme animaux, délivre tant d’émotion qu’elle submerge les deux amoureux et leur fait un instant oublier les affres qui les déchirent ? C’est le seul moment où égaux l’un à l’autre, ils semblent se comprendre, se pardonner et s’accorder.
Aussitôt après, l’homme voudra en tirer avantage, tandis que la lune dénude presque la femme qui en éprouve de la honte. Pourquoi la lune joue-t-elle alors ce rôle d’entremetteuse, la forçant à montrer son visage qui signifierait qu’elle se rend. La nature n’est pas neutre, elle sert de stratagème à l’homme tout autant à l’aise avec la lune qu’avec le brouillard ; lumière et ombre, nuages et cloisons, les sentiments sans cesse alternent entre apparition et disparition.
(…)
– « Décidez-vous donc sans plus tergiverser ! dit-il l’invitant à venir le rejoindre au clair de lune, ce qui la consterna.
Elle se raidissait dans sa défense, mais il l’attira à lui.
L’auvent de l’étroite loggia semblait réduite à rien, si bien qu’elle avait le sentiment de se trouver exposée aux regards de la lune, ce qui lui causait un étrange malaise et les efforts qu’elle faisait pour se dissimuler la rendaient séduisante au-delà de toute expression. »
L’homme, aveuglé par son propre désir, sent qu’il domine la situation et en profite pour rappeler à cette femme une précédente relation. Veut-il lui signifier qu’elle n’en est pas à sa première aventure, qu’elle n’est donc pas innocente ? N’est-ce pas, en réalité, plus qu’une maladresse, une véritable faute de goût qui ne peut que contrarier la Dame ? Cette insinuation tombe à plat, car justement elle a un très mauvais souvenir de cet ancien amour, et surtout de la manière qu’il lui a été imposé par d’autres femmes : se dévoilent ainsi toute une culture et des habitudes insidieuses que l’on devine dans des mœurs qui, là encore, ne nous sont pas étrangers. En cet instant où tout peut encore se jouer sur l’échiquier des sentiments, elle montre sa détermination et sa puissance en demandant à l’homme de remettre son manteau de brume et de partir avant l’aube.
(…)
[Le soupirant vient d’évoquer le précédent amoureux de celle qu’il convoite…]
« Quant à elle, en son for intérieur, elle se disait que celui-là, c’était avec le consentement des unes et des autres qu’elle s’était laissée persuader à l’admettre dans son intimité et malgré cela la désillusion avait été grande !
– Ayez du moins l’obligeance de vous en aller avant qu’il ne fasse jour lui dit-elle car elle ne voyait plus d’autre ressource que de le chasser.
– Ah cruelle ! (…) mais comme il était parfaitement incapable d’user de violence, il en eut pitié et craignant qu’elle ne l’en méprisât, il se résigna à s’en aller furtivement à la faveur du brouillard qui, fort opportunément pour l’un et pour l’autre, lui éviterait d’être surpris. »
[L’histoire ne peut s’arrêter là. Le lendemain elle reçoit une lettre de lui mais refuse de la lire] :
« -La légèreté avec laquelle par manque de vigilance je me suis laissée voir, je reconnais qu’elle est de ma faute, mais ce que je ne puis lui pardonner c’est l’insolence de sa conduite qui faisait fi de mes sentiments. »
(...)
« Et pourtant la lettre était empreinte d’un sentiment profond, sans rien qui dût la blesser :
J’ai laissé mon âme
de votre manche insensible
la prisonnière
et par ma faute à présent
me voici désemparé. »
La Princesse ne daigne même pas lire la missive pourtant bien tournée, ce sont ses dames qui nous en dévoilent le contenu. Durant tout ce chapitre, les deux amis ont aussi rivalisé en s’adressant des poèmes qui ne faisaient que renforcer l’ambiguïté de leurs intentions. Mais, sans doute, chacun tâtonnait-il sur un chemin inconnu, et découvrait au fur et à mesure la teneur exacte de ses propres sentiments. Comment savoir si l’on aime quelqu’un sans le connaître ? Et comment le connaissant accepter que le sentiment évolue ?
Le Dit du Genji est un labyrinthe où les émotions se perdent, se croisent et se décroisent sans discontinuer, ce que la traduction de René Sieffert, délicieusement surannée, laisse deviner. Les lectrices et lecteurs se laissent emporter par l’évocation de rencontres furtives, de désirs insondables, de chants de coucou. Il s’en dégage quelque chose de sombre et de doré comme dans les emaki, les rouleaux peints qui illustrent ce long roman, sur lesquels je réserve ma réflexion pour une prochaine rubrique.
(suite au prochain épisode).
Références :
Murasaki Shikibu, Le Dit du Genji, traduction du japonais par René Sieffert, éditions Verdier.
David Graeber&David Wengrow, Au commencement était…, Les liens qui libèrent, 2021.
Le journal de Sarashina, traduit par René Sieffert, éditions Verdier, 2017.
[1] « Dans les années 1930, l’anthropologue Gregory Bateson a forgé le terme de schismogenèse pour décrire la manière dont nous nous définissons par opposition les uns aux autres. » in David Graeber&David Wengrow, Au commencement était…, Les liens qui libèrent, 2021.
[2] Les ajouts entre crochets sont de mon fait.