Camille Loivier | Quand en reviendrons-nous à la traduction ?

Kuo Sung-fen (1938-2005) est un écrivain taïwanais de souche, ce qui signifie qu’il a vécu, connu, la colonisation japonaise de l’île entre 1895 et 1945. Quelques années de vie sous ce régime suffisent pour appartenir au groupe de population appelé "Taïwanais de souche"et de se différencier des arrivants depuis la Chine à Taïwan, après 1945, appelés "Continentaux".
En français, de Kuo Sung-fen, on peut lire Récit de lune [1]. Fiction poétique, elliptique et très politique. Le récit se situe sous la dictature du parti nationaliste qui pourchasse tout ce qui, de loin ou de près, ressemble à une pensée communiste à Taïwan. Le gouvernement japonais a, en effet, aussi laissé germer cela, dans sa colonie, des idées de gauche. Kuo Sung-feng entretenait une profonde complicité avec le parti communiste japonais puis taïwanais, inchoatif et interdit. Pour cette raison, il a fini par s’exiler aux États-Unis dans les années 1970.
Subtilité, engagement, douceur et souffrance tissent ce récit au goût amer d’incompréhension et de rupture dans la destinée des intellectuels taïwanais. J’admire sa prose concise, sans flammes ni métaphores, simple, pure, sobre.

Pourtant, près de vingt ans après sa mort, des chercheurs en génétique des textes, qui étudient les carnets préparatoires de Kuo Sung-fen, ont découvert des phrases qui s’avérèrent être des traductions d’écrits de Virginia Woolf. Elles sont là sur le carnet, en mandarin, et l’on a pu déceler leur étrangéreté, remonter jusqu’à leur origine. Isolées, ces phrases, avaient l’aspect d’une traduction, ce qui a mis les chercheurs sur la piste.

Ni vues, ni connues, il les glissait, légères, à l’intérieur de ses propres écrits. Très difficiles, ensuite, de les repérer, (sans guillemets), car ce n’étaient que des fragments de traduction mêlées à ses propres phrases, son propre style.

Il ne s’agit pas de porter un jugement. Il m’arrive d’écrire des citations dans un carnet de notes sans mettre les guillemets, ou juste celles qui ouvrent en oubliant de les fermer, je n’écris pas la référence, persuadée de m’en souvenir, puis j’écris d’autres choses, et quelques temps après, quand je relis ces notes, je ne sais plus qui a écrit quoi. D’où vient cette citation ? Et où s’arrête-t-elle ? Cela m’impose souvent de longues recherches. Je ne pense pas être la seule dans ce cas. Il ne me viendrait pas à l’idée de réutiliser la note sans savoir où commence la citation et où elle finit. Mais on peut imaginer, un oubli plus long, un désir d’écrire… Et soudain, on a franchi la limite… On ne va pas dire non plus, là, que l’on n’a pas conscience de ce que l’on fait. On passe au-dessus d’un doute.
Affluent les questions : emprunts, admirations, laisser-aller, mirages, imitations, plagiats…
Ce qui apparaît dans le cas précis de Kuo Sung-fen, c’est qu’il s’agit de citations de traduction.
Les textes de Virginia Woolf en mandarin ont-ils été traduits avec ses mots à elle, des mots adéquats, qu’elle aurait pu reconnaître comme siens ? Qu’est-ce qui fait que l’on emprunte à un texte traduit comme s’il nous appartenait, un prêt-à-porter avec lequel on pourrait s’habiller ?
La traduction n’est-elle pas déjà sur le banc des accusés ? N’est-elle pas coupable de trahison ? Ne fait-elle pas qu’imiter un original, le voler, le dénaturer, s’en emparer pour mettre un autre nom dessus, méconnaissable ? Deux procès en un.

Ce n’est pas la première fois que je rencontre ce genre d’histoire, l’accusation d’un plagiat qui n’en serait pas un. L’écrivain chinois, Lu Xun, qui est quand même le point de départ de la littérature chinoise moderne, n’a-t-il pas intitulé sa nouvelle la plus célèbre, empruntant sciemment son titre à Gogol, Le journal d’un fou ?
Taïwan s’est tournée vers l’ouest, la Chine vers l’est. Dans les années 1990, l’écrivain chinois en vogue, Han Shaogong, se voit accusé par ses paires, deux éminents critiques littéraires chinois, de plagiat. En cause, un roman : « Le dictionnaire de Maqiao ». Un chef-d’œuvre, que l’on applaudit, que toute la communauté académique acclame, dont les traducteurs s’emparent.
En 1999, Han Shaogong attente un procès en diffamation, le gagne, l’incident est clos. L’ouvrage remporte de nombreux prix, cependant qu’il ne sera finalement pas traduit en français. Le doute persiste, même s’il est difficile de trouver une trace récente, dans notre langue, de cette mise en cause. Pourtant, l’encre a coulé. Il fut un temps où tout chercheur se devait d’écrire à ce sujet [2].
Et le livre plagié ? Le dictionnaire Khazar a été écrit en 1984 par Milorad Pavić, auteur de langue serbo-croate. Ce livre a été traduit en chinois et a paru en février 1994, le livre de Han Shaogong est sorti dans la foulée en 1996. Lui-même a traduit une œuvre de Milan Kundera, ce qui le rend peu susceptible de ne pas être au courant de cette traduction quand on connaît le milieu littéraire chinois, resserré, malgré la taille du pays.

Le roman de Milorad Pavić a été traduit en français et a paru en 2015 aux éditions du Nouvel Attila. Tandis que je commence à écrire cet article et que je pense à l’abandonner, vu sa difficulté, je le découvre dans la vitrine de la librairie Vendredi : une librairie qui ne propose pas seulement des ouvrages venant de paraître et prêts-à-disparaître. C’est un signe, une synchronicité, qui m’invite à continuer…

Le titre n’a pas été seul à avoir été plagié mais le procédé du dictionnaire avec ses multiples entrées, tout un processus, une imagination fertile qui est mise en route grâce à cet agencement. Ensuite, le contexte chinois diffère, et il ne s’agit ni de traduire ni de copier des phrases. Les détracteurs chinois accusaient d’ailleurs leur collègue non tout à fait de plagiat, mais surtout de ne pas écrire de « la littérature nationale »… Un autre problème.

« Imité, copié, inspiré de, emprunté à… » À partir de quel moment peut-on se référer à un texte sans le citer ? Car la question porte juste sur ce point. Les guillemets sont absents, la source est cachée. L’œuvre d’inspiration n’est pas avouée. Ce que l’on ne comprend pas, c’est que citer ses sources, montrer sa culture, sa familiarité avec un auteur reconnu ou passé, ajoute de la richesse à un texte. Autrefois, ici comme ailleurs, il était inutile de souligner une citation d’un classique car les lecteurs devaient deviner la référence, c’était un jeu, et ils étaient assez érudits pour cela. Ici, il faut bien le répéter, il s’agit d’une traduction, en outre, écrite dans une "langue mineure".

Me revient une histoire qui remonte à l’époque où Milorad Pavić venait d’écrire son roman. Le mur n’était pas encore tombé. Les affinités culturelles entre l’Union Soviétique et la Chine Populaire demeuraient vaguement.
Un jour, en 1989, dans le journal, (était-ce le Renmin ribao ? Je ne crois pas) un article sur la question de la copie parut. Nous en débâtîmes avec un ami artiste de Nankin. Si je me souviens du sujet de l’article, il s’agissait d’accuser les Occidentaux de confondre document original et copie, à preuve, les machines à photocopier capables de reproduire un original en un nombre infini de copies en quelques secondes… Je rétorquai qu’en matière de copie, ils (les Chinois, donc) n’avaient rien à redire. Les calligraphies et peintures des musées étaient toutes des copies. Un débat houleux s’ensuivit.

On admire autant la calligraphie d’un copiste que son original, surtout quand celui-ci a disparu et que l’on ne peut de toute façon plus les comparer. La calligraphie la plus célèbre, celle de Wang Xizhi, Préface au recueil du Pavillon des Orchidées, a disparu. Cette calligraphie conserve la mémoire de la réunion d’une trentaine de poètes et amis de l’auteur dans un lieu situé près de Shaoxing au Zhejiang, au IVe siècle. Ils ont écrit des poèmes, Wang Xizhi en a écrit la préface. C’est un moment unique dans l’histoire. Personne ne s’en souvient, même aujourd’hui, sans le rêver, sans s’émouvoir. En regardant cette calligraphie, on a l’impression d’y être, car l’art de l’écriture chinoise a le pouvoir de rendre les choses présentes. Cependant, de la calligraphie de Wang Xizhi il ne reste plus rien depuis des siècles, on n’en possède que des copies.
Si des artistes ou des artisans ne l’avaient pas recopiée qu’en resterait-il aujourd’hui ? Que serait devenue l’émotion même d’une heure d’autrefois ? Il ne faut pas mépriser les artisans copieurs s’ils écrivent leur nom au bas de la page, et si grâce à eux, ce qui a été perdu, se retrouve. Mais leur nom est-il écrit ?

La copie est l’aube de l’imprimerie. Les livres n’avaient pas d’autres moyens de circuler : poèmes appris par cœur et gardés en mémoire ou copiés sur du bambou ou de la soie, quelle différence ?
Si les artistes n’avaient pas imité leurs maîtres, ils ne seraient pas devenus ce qu’ils sont. N’apprend-t-on pas uniquement en imitant ?
Comment différencier la copie de l’original ? Par un sceau. Un sceau qui peut s’apposer sur une copie qui devient alors un original. Le sceau est d’abord celui de l’artiste, ensuite chaque acquéreur impose le sien. Le sceau n’est qu’un signe de propriété, pas d’authenticité. Ou bien les deux se mêlent.

Une signature, un style, une patte…
Les questions de l’authenticité, de l’imitation, du vrai et du faux sont sans fin.
Existe-t-il une vérité ? Quelqu’un doit-il la détenir ? Dans le monde des opinions, dans une culture du relativisme, il y a peu de chance de départager le vrai du faux, l’un se transforme en l’autre, l’autre déteint sur l’un. Cependant la philosophie chinoise ne s’intéresse pas à la vérité. C’est un point à peu près certain. La rencontre de l’est et l’ouest s’est heurtée à cette différence et l’a observée avant de l’intégrer comme l’écorce crée une boursouflure autour d’une pancarte clouée à un arbre. Je ne m’engagerai pas dans une réflexion concernant la vérité, ni non plus l’imitation, notions qui sont de l’ordre de la philosophie, sur lesquelles il a suffisamment été écrit.

Je voudrais revenir sur la traduction. Le fait de ponctionner des traductions sans vergogne, sans soulever de cas de conscience. Non rien. On pioche à l’intérieur de ce pot commun d’un texte écrit dans une langue que l’on ne comprend pas. Toute traduction doit s’attendre à cela…
La traduction, pourtant, n’est pas la pâle copie de l’original, elle n’est pas le sang qui a coulé d’un texte mort pour ceux qui ne comprennent pas la langue dans laquelle il a été écrit et qui a coagulé.

La traduction est elle aussi un original. On ne peut la copier, la reproduire sans mettre les inévitables, si utiles et si jolis, guillemets, français, anglais, chinois, peu importe…. Mais l’art de traduire doit être reconnu à part entière ainsi que ses artistes.

Les traducteurs, traductrices de l’époque maoïste sont anonymes, comme des soldats morts sur le champ de bataille. Ils ne sont pas nommés et les éditeurs continuent de les éditer comme s’ils avaient été écrits directement en français, tel le fameux Le journal d’un fou de Lu Xun [3]. On pourrait croire que c’est Jean Guiloineau (la nouvelle est maintenant publiée avec cette précision « sous la direction de ») qui l’a traduit. Mais ce n’est pas lui. Il a écrit la préface et ne parle pas du traducteur ou de la traductrice, au pluriel peut-être. Admettons que cela soit une femme, puisque dans cette profession… Elle, a disparu sans laisser de trace. Son français est bon. Elle ne copie pas l’original. Elle lui est très fidèle et la traduction est un peu raide, mais elle est juste, sobre, sans coquetterie, comme on aimait traduire de ce côté-là, rouge, du monde. J’essaie d’imaginer son visage quand elle cherche dans le dictionnaire français-chinois et s’interroge sur la nuance d’un mot qu’elle ne comprend pas. Pas de Français à la ronde. S’il en passe un, elle l’interroge en douceur, discrètement, pas sûr qu’elle ait compris sa réponse, pas sûr non plus qu’il ait compris la nuance. Les locuteurs ne sont pas des traducteurs. Ils sont sûrs d’eux, car ils ont oublié les nuances.
Je vois son visage absent.
Sa tombe quelque part.
Son nom disparu.
Une liste d’ouvriers-traducteurs dans un registre sous la poussière.
Je voudrais remercier tous ces traducteurs et ces traductrices qui ont traduit les œuvres des écrivains des années 1930 publiés dans la collection Panda et qui nous ont permis de découvrir leurs œuvres. Le choix, la manière de traduire répondaient sans doute à des fins de propagande, et beaucoup d’œuvres plus tardives ont été traduites sans toucher notre sensibilité. Mais les premières, en tout cas, ont existé. Comme les traductrices ont existé. J’espère qu’elles ont gagné ainsi de quoi vivre. J’espère qu’elles n’ont pas été tuées pendant la révolution culturelle pour cette raison même d’avoir traduit anonymement dans une langue impérialiste des auteurs des années trente qui n’avaient plus droit de citer, qui étaient des écrivains bourgeois, pornographiques (s’il utilisait le mot « amour »), féodaux, incapables d’encourager la lutte des classes…
C’était autrefois, autrefois.
Aujourd’hui, bien que cela soit différent, le traducteur qui sortait à peine de l’ombre et de l’anonymat semble devoir y retourner ou même disparaître dans l’obscurité des machines et des leurres de traduction que l’on trafique sans plus entrer dans le texte, avec un mépris tout impérialiste, un mépris de l’autre, un mépris de soi. Rousseau avait vu juste ; de la langue des origines, nous ne sommes plus capables de percevoir la mélodie, ceux qui tendent encore l’oreille n’entendent plus que des « cris affreux ». [4]

19 janvier 2025
T T+

[1Guo Songfen, Récit de lune, traduit par Marie Laureillard, Paris, Zulma, 2001

[2Paola Iovene, "Authenticity, Postmodernity, and Translation : The Debates around Han Shaogong’s Dictionary of Maqiao"

[3Luxun, Le journal d’un fou suivi de La véritable histoire d’Ah Q, préface de Jean Guiloineau, Stock, 1981

[4Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Gallimard, 1990. Gilles Deleuze, Sur la peinture, Paris, éditions de Minuit, 2023, p. 185.