Lettres d’Adèle, titre provisoire. Sereine Berlottier
(1)
Ici le ciel
roches qu’une lave glissante, nourricière, enveloppe de curieuse tendresse
(et puis, soudain)
Aujourd’hui j’ai rêvé de vous. Mais vous étiez si vieux que j’ai prié qu’il ne vous soit pas donné de voir votre propre visage, là où vous êtes.
Je vous ai envoyé du tabac, du papier. Trois paires de chaussettes en laine que m’a données la vieille du pont.
Des pies à longues queues. Deux et pendant que je vous écris trois sûrement. Mais la route est trop longue pour vous les montrer.
Et le ciel maintenant. La bête s’est retournée sur son dos. Gratte son ventre. L’éclat se déplace.
Peut-être, dans d’autres siècles, d’autres voyages pour d’autres paroles.
On parle de typhus, de tempête. On dit que la moitié des hommes a eu les orteils gelés dans la plaine. Dites-moi. Parlez-moi de vous.
Dans ce rêve-ci, je vous l’avoue, vous me faisiez un peu peur. Comme si votre visage s’était déplacé. Inscrit, peut-être, sur la pierre de la cellule où je vous imagine déchiffrant ces mots pâles à la lumière d’un morceau de bougie.
Vous étiez sombre. Terriblement barbu et échevelé. Nous étions seuls, dans un monde sans oiseaux, sans bruits, debout de part et d’autre d’un énorme rocher qui nous servait de table et autour duquel il me semble que nous tournions lentement, à mesure que vous tentiez d’approcher de moi, glissant et sournois comme un lézard gris.
On ne peut rien écrire, rien de définitif, rien d’accordé, sur ces minuscules cartes qu’ils chiffonneront avant de vous les donner. S’il faut rêver que ceci, un jour.
Les pies tournent, subtiles, aiguisées, sous la fenêtre de notre chambre.
Sur un cahier je tiens la liste des questions. Parfois j’essaie d’y répondre.
Je n’ai pas revu l’écureuil.
Le vieux Bertrand a essayé de me montrer votre geôle sur la carte d’un vieil atlas sale. Je ne regardais que ses doigts crasseux, hésitants. C’est trop de fleuves encore, trop de frontières, trop de noms qui courent à renverse.
Ce qu’on voudrait soutenir. Ce qui s’efface. A peine vous, ici, flou et boueux de distance. A peine vous pleurais-je si peu approché.
Avez-vous seulement un à qui parler aujourd’hui ?
La vieille Marcelle ne viendra plus chercher la lessive. Elle dit que son dos la tourmente. Je la crois plus superstitieuse que fatiguée.
Deux tresses et un ruban neuf.
Comment vous dire que votre mère est malade ?
(2)
Ici le ciel, dans le haut gris, exténué.
Sa poussière d’os broyé qui ne retombe pas.
(Et puis, soudain.)
Dans le moisi de la pierre où vous cacherez cette lettre pour la dérober à qui sais-je, gardiens ou gardés.
Le visage même, ration de fuite, l’épuisement, la mue.
Quatre mois et douze jours.
Deux martinets en flèche.
Aujourd’hui j’ai rêvé.
Mais vos paupières closes, striées comme coulées de craie fine et la pierre noyée de votre visage nu (très blanc et très amoureusement ravagé).
Toujours, d’une lumière qui brûle, mais sans nourrir, sans réchauffer.
Peut-être ailleurs, vivant dans le temps que ces mots mettront à.
Je fais ce qu’il y a à faire pour la reconnaissance si vous revenez.
Un oiseau dans le puits.
J’attends le vieux Mathieu et ses cordes.
Ça n’en finit pas, ce froissement d’ailes brisées, la chose d’en finir.
Et c’était à nouveau comme une semelle ravagée votre visage vu.
Cette nudité de linge mouillé.
La main s’avance.
S’imaginant balancée, ouverte, sur l’étendoir.
Quelle différence entre la mouche d’ici et l’oiseau de là-bas ?
Tout s’amenuise. Peut-être que je perds la vue.
L’oiseau a survécu. Le vieux Mathieu a soigné son aile. J’y sais de la joie.
Je n’arrive pas à connaître ce visage qui nuit après nuit me revient, parfois mousseux, parfois grêlé de pointes verdâtres. Et ces orbites fouettées comme beurre battu.
Quatre moi et vingt-six jours. Cette nuit j’ai crié vers vous. Ce n’était qu’une chouette au grenier mais on eût dit pourtant.
Vos lèvres rouges étaient tout le vivant du visage su.
(Et cette ligne qui partait de l’œil, comme une larme de pierre, déchirante).
Se peut-il que le monde fonde, que la vue coule ainsi de mes yeux, que les lignes, unes à unes, s’amollissent, rincées ?
Je parle seule, déliée.
Le couvre-lit, sang figé au bord du vide.
Le fuseau noir des pies sous le toit.
Chaque mot écarte le châle.
Un mot encore : orbites sombres, un dieu des mers surgissait sans sourire alourdi d’une barbe mêlée de corail qui dévorait ses lèvres évanouies.
C’était bien du sang que crachait sa bouche invisible, ses lèvres comme dans le vif mordues, jusqu’au silence.
Ce soir un vent brutal et ras agite les bêtes.
Le ciel s’éclaircit comme s’il montait lentement dans le blanc de l’œil, purifié, oui, purifié.
On me dit que, parfois, ceux qui reviennent ne sont pas reconnus. On me dit que certains prononcent leur nom d’une étrange manière, d’une manière qui sonne trop fort, et faux, et vaincu.
Dites-moi si vous avez bien reçu le paquet.
Nous avons enterré votre mère hier.
Que cela soit, donc, puisque cela fut.
(3)
Ici le ciel, détrempé.
Grandes flaques qu’éclaire une lune maigre.
(Et puis, soudain.)
Une fille est née au Moulin. Dans le même temps qu’un orage chahutait le blé. Deux jours, déjà, que le linge était à bouillir.
Un oiseau franchit la fenêtre comme une tuile tombée. Le temps que j’approche de la rambarde il a disparu.
Je lis les mots : battu en brèche, revers, capitulation. Je lis ces mots dans un journal vieux de plusieurs semaines.
Je me souviens qu’à l’église votre main était froide.
Et soudain votre visage bascule en arrière. Je vois les trous noirs de vos narines ouvertes sur votre gorge noyée, disponible au fer. Vos yeux je ne les vois pas. Ils sont éclaboussés de lumière sale. A peine le souvenir d’un sourcil ici, pour la noirceur.
Si je persévère à affronter dans la nuit ce qui se délie, je vois ceci : vos oreilles une masse de chair indistincte, nuageuse, effilochée, et par endroit du rouge criblé sur le front, la gorge. Le trou des narines fuyant. L’orbite nivelée, paupières tassées, et le regard même, comblé, comme d’une fosse pleine. Ce n’est pas disparaître. C’est autre chose encore. Quittant le monde, les lignes même du monde, ensauvagées.
(4)
Ici le ciel.
Cendre tombée, déchirures lasses, usées.
Deux ailes froissées dans le chêne.
(Et puis, soudain.)
A présent que la vitre n’est plus qu’un miroir par où les livres s’enfuient dans le noir.
On me dit que vous serez sûrement décoré. On ne me dit pas ce que vous laissez. Ni le nombre de ceux qui sont restés dans la plaine, mêlés au souffle froid des chevaux.
Et maintenant, ici, d’un regard las, ultime. Votre visage très lentement recomposé comme d’une peinture guérie, asséchée sur ses repentirs. Votre front haut je le reconnais, et nu, marqué d’une rougeur sur le côté droit. Dans le prolongement du nez cette ombre qu’on pourrait prendre pour la trace laissée par un projectile, une balle définitive, si vos yeux n’étaient pas à présent si nettement ouverts dans le vide.
Et vous me regardez, oui, avec une tristesse de chien encagé. Vos yeux, des noyaux secs, éberlués d’impuissance.
Vous n’en finissez pas de me regarder de ce regard inutile. Un regard qui n’annonce ni parole ni demande. Si je quitte ces yeux je vois qu’il ne reste à présent de vos lèvres, de votre bouche, qu’une trace cendreuse, griffée, une ombre carbonisée qu’aucune parole n’écarte, n’ouvre.
(5)
Ici le ciel,
dans la même blancheur nette, écarquillée, que déchire l’encre des arbres au lointain
craie irritante fatiguant le regard, comme fatigue l’obstination de chercher, sur une route tourmentée de poussière, un qui ne reviendrait pas de toute façon sans vous prévenir.
(Et puis, soudain.)
Mais cette nuit encore. Votre chair rose, pâle, dévorée par le blanc où vous basculiez, tête rincée, je savourais le noir de vos narines offertes et votre pubis dévoré de cendre était tout ce qu’il restait en vous de protestation, dans la couleur.
Vos bras avaient disparu. Vos épaules ne soutenaient rien. Vous étiez redevenu le tout petit enfant que peut-être vous ne fûtes pas. Le blanc des langes vous réclamait, pendu sous le clou, jusqu’à l’étouffement.
Pourtant il y aura des cerises. Des merles poinçonneront dans le champ, je ne m’ennuie pas.
Partageant avec l’arbre le vent, le froid. Mais séparée par le fruit, paniers levés dans les branches.
Comme j’aimerais ne pas voir ce qui, gonflant les failles, à chaque roulade dans le vide un peu plus se ramasse et enfle.
On dit que l’hiver sera dur là-bas. On dit aussi que les anglais ont manqué de tentes. Et même qu’au pire vous auriez, cette fois, échappé.
Si je lève les yeux de la page je peux croire que l’arbre s’est encore rapproché. Qu’il me tendra bientôt ses branches à caresser. Mais ce n’est qu’un effet facétieux de lumière.
Ne pas tout dire. Comment pourrions-nous.
Et cette nuit, encore. Dans l’élan de vos maigres joues, basculées. Le givre de votre cou impossible me griffait les yeux. Vous m’apparaissiez noyé par asphyxie de lumière, éboulement de présence, et votre corps, peinture jetée en pleine nuit dans un champ que laboure l’orage.
Dans mes mains nues et seules pour se souvenir.
Sur le chemin. Caressant un caillou.
Lèvres muettes.
Recommencer.
Et dérapant oui, d’une grande, d’une irrémédiable glissade, d’avant en arrière, mais pour toujours.
Je n’entends que le bruit de la plume qui gratte la feuille.
Je continue. Une grande fatigue me tourne au-dedans. N’imaginant rien de ce que furent vos marches. Ni le feu ni les blessures. Ni davantage à présent de vous enfermé.
Tout cela était-il vraiment nécessaire ?
Dans ce qu’il restait de peau tendre, de rose utile, je voulais pénétrer.
Un jour, peut-être. Le tremblement de ne pas reconnaître.
L’échelle que Martin a dressée pour remplacer les tuiles fêlées par la grêle dessine des barreaux sur la pierre.
Ce fut la guerre. Ils ont tranché avec des armes dont nous ne connaîtrons rien. Sinon la plaie, l’empreinte.
Quelques fagots de nuages traînent encore exaspérés de lumière douce, vaincus, glissent lentement vers le lieu d’en finir.
Le ventre d’une bête tiède, laine mangée.
A peine le temps de lever les yeux et il ne reste plus qu’un vague bout d’os percé que la lumière ramasse et entraîne plus loin.
Débordant à chaque seconde tout ce que ma main paresseuse tente de retenir.
Je ne vous reconnaîtrai pas.
Vous ferez comme si vous l’aviez toujours su.
Dans cet écart. L’aveuglement. Mais si vous dites mon nom peut-être, de cette voix de buvard qui était la vôtre, si près de mon oreille qu’il me semblera que vous vous y êtes tapi pour toujours,
alors oui, peut-être, oui ?
(6)
Ici le ciel, vaguement l’écume fuyarde
honteuse et grise
et jonchée de débris
indéchiffrables.
(Et puis, soudain.)
Le coq a disparu cette nuit.
Herbes brûlées, loin.
Ils disent qu’une bataille a été gagnée.
Écailles de nuages brûlant dans les yeux.
Il me semble que le temps s’arrête. L’air tremble doucement sur la plaine. On tend les doigts. Rien déchiré. Le tremblement se traverse, c’est tout.
J’attends la pluie d’orage et le gros facteur. Je ne rêve pas. Votre visage fondu. Rien. Mon ventre est mou à nouveau. L’ortie se lève dans la fraîcheur du soir revenue.
Ce que je ramasse, ce que je lance vers vous, à peine le temps de baisser la main, de redresser le cou, un bref mouvement d’épaule en dehors et c’est fini, la phrase s’est refermée tout à fait.
Portez-vous toujours ce foulard qui ensanglantait si bien votre cou ?
Mes mains me sont plus proches que votre visage. Il me semble que j’aurais désespoir à les perdre. Je les regarde couvrir de leur ombre pointue la page qui vous revient. Il y a en elle une vigueur précise, anonyme, une puissance mate, fidèle, qui me rassure et me tient compagnie.
Quand je me suis levée cette nuit la lune éclairait le tapis de la chambre. J’ai détourné le regard.
Et l’autre nuit, encore, c’était tout le visage noyé, savon oublié dans la cuve que les doigts ramassent mais dont la blancheur même se désagrège, mousse flétrie, fuyante, que les doigts crèvent de retenir. Et je pleurais de ne rien vouloir de ce monstre tordu dont seuls deux sourcils noirs me disaient encore le nom, et j’écartais les mains dans le vide pour vous rendre à l’orage dont vous n’aviez pas su revenir.
Cela a lieu si loin dans le monde.
Vous avez disparu sur mon ventre. Il ne reste autour de mes reins qu’une flaque imprécise, improuvable, qui sèche doucement dans la nuit revenue.