On fait autre chose

J’ai peur de m’ennuyer. Dans mon projet de résidence, tel que je l’ai proposé à la Région, j’annonçais mon intention d’écrire un roman intitulé Le Dalou : j’avais fourni une note, des idées, un plan. Mais j’ai trop peur d’écrire ce texte tel que j’ai prévu de l’écrire. Mon plan est si détaillé (pour un roman que je souhaite bref) qu’il ne me laisse plus beaucoup de marge de manœuvre. Je pourrais me contenter de l’exécuter… Mais quel plaisir trouverais-je à remplir ainsi les cases, à broder sur le modèle ? Aucun (je me connais). Et le résultat ? Ce pourrait être un texte honnête et barbant à souhait. Au secours ! Alors voilà ce qu’il faudrait au Dalou : une nouvelle idée pour rebattre les cartes, afin de l’écrire selon des chemins que je n’avais pas prévus. Je n’exclue pas de trouver cette idée un jour. Mais en ce moment, bof : ça ne vient pas. Tant pis, je ne vais pas me forcer. Je fais d’autres choses : j’écris presque tous les jours. Quand je ne fais rien, j’écris au moins mon journal et je le publie sur mon blog. On n’est pas obligés d’écrire toujours de la fiction.

Toutefois, j’ai besoin de me sentir habité par un gros chantier. Ça me manque, depuis que mon dernier roman est terminé. Cet hiver, enfin, un chantier a démarré : je l’appelle Rue des Batailles. Un projet qui me trotte dans la tête depuis des mois (des années ?) et que je n’envisageais pas dans le cadre de cette résidence. J’imagine Rue des Batailles beaucoup plus long et foisonnant que Le Dalou. J’accumulais des notes et de la documentation, mais je n’avais pas écrit une ligne du texte, car je ne savais pas quelle voix lui donner, ni par quel bout l’entamer. En décembre, un truc se débloque : une idée de plan assez strict et, à la fois, très libre. Une grille qui m’aidera à ne pas me perdre, tout en m’obligeant à improviser à chaque instant. Ça me rassure et ça m’excite. Je me lance : j’écris quelques lignes. Ça sonne bien. Je cherche à quel endroit de ma grille ces bribes pourraient s’accrocher : en plein milieu du récit. Ah, bon ? Ça me convient. Ce système m’autorise à écrire ce qui me passe par la tête, les choses qui ont du sens pour moi à l’instant présent. Je n’exécuterai pas un plan qui me condamnerait à l’ennui ; je chercherai plutôt à faire coïncider mes besoins du moment avec les possibilités du récit. Début janvier, j’écris les pages qui pourraient faire office de premier chapitre. Puis, j’écris quelque chose que je ressens très fort, ce jour-là, comme une nécessité, et qui pourrait coller avec le ton d’un chapitre plus lointain. J’espère continuer comme ça. Suivre une ligne, mais ne pas m’enfermer sur des rails. Quand ça ne marche pas, faire autre chose.

Escalier du lycée Charles-de-Gaulle

C’est la première fois que je parle, ici, de mes projets d’écriture. Depuis que la résidence a commencé, je n’ai rendu compte que des ateliers au lycée : comme si les élèves étaient les seuls à écrire ! Or, j’écris plus souvent qu’eux. Face à eux, je tiens à peu près le même discours qu’avec moi-même. Je suis attaché à cette correspondance, à cet aller-retour entre ma pratique et les propositions d’écriture que j’adresse aux autres. Je leur dis : « Je ne vous donne pas des consignes à exécuter, mais des pistes à explorer. Commencez par les suivre… Puis, quand vous avez trouvé où vous voulez aller, écartez-vous autant que nécessaire. Envolez-vous, s’il le faut. Et même : faites autre chose. »

À la classe de Seconde, j’ai proposé ce thème : « De l’autre côté », en pensant à mon propre sentiment d’enfermement, à l’interdiction qui nous est faite de sortir de chez nous (le soir) et d’entrer dans certains lieux (tous les jours). J’ai lu aux élèves la lettre d’Augustin Meaulnes qui, posté devant une maison où il ne peut pas entrer, guette l’apparition de la jeune fille qu’il aime (un texte intime et réaliste), ainsi que le début du Passe-Muraille (pour le choix du fantastique et de l’humour). Au final, les récits des élèves sont aussi divers que je l’espérais. On devine, dans certains, des sentiments déjà éprouvés ; dans d’autres, le goût pour l’imaginaire ; dans la plupart, un mélange des deux. Et quelques surprises : des envolées bizarres. Un élève se casse la tête sur mon sujet, puis réussit à esquisser une idée, mais il peine à l’écrire. Et il me dit, un quart d’heure avant la fin, qu’il a une autre idée. Elle n’a rien à voir avec le cadre que je proposais. Je réponds : « L’important, c’est d’écrire. » On peut faire autre chose, pourvu que ça nous plaise. Alors il écrit son truc, et c’est vachement bien.

Georges Perec : chambres où j’ai dormi

Je retrouve la classe d’UPE2A pour une séance unique. Je leur fais le coup des « chambres où j’ai dormi » de Georges Perec. Ça commence par un exercice de description (« Lorsque l’on ouvre la porte, le lit est presque tout de suite à gauche »). Ça se prolonge par une évocation des circonstances pendant lesquelles on a dormi dans cette chambre : « L’espace ressuscité de la chambre suffit à ranimer, à ramener, à raviver les souvenirs. » Leur prof, Frédéric, me connaît bien. Il me voit venir avec mes gros sabots et, quand je lui montre mon Perec, il me répond : « Je vois que tu uses de tous les stratagèmes pour que les UPE2A se racontent un peu plus ! » Évidemment, c’est là que je veux les emmener : vers le récit d’un souvenir personnel. On fera ça en mars, quand ils reviendront de stage, puis de vacances. On aura commencé par décrire la chambre : il sera temps de dévier vers autre chose.

Tentative d’épuisement du jardin des Oiseaux, Paris 20e

Toujours avec mon Espèces d’espaces sous le bras, j’ai embarqué Frédéric et le groupe de Première dans le quartier. À l’air libre, enfin ! On adorerait les emmener dans un musée ; on avait envisagé de visiter les portes ouvertes de mon ancienne école ; mais ces réjouissances ne sont pas permises en ce moment. Alors, on sort visiter ce qui reste autorisé : la rue. Je raconte ça sur mon propre blog. Je connais un bon poste d’observation, suspendu au-dessus de la rue des Pyrénées : dans ce square, on est au calme (pour lire et écrire), et on a une vue plongeante sur un décor animé. Ça marche assez bien. Ils jouent le jeu. La promenade s’achève à la Flèche d’Or. C’est un bâtiment étonnant, à deux pas du lycée : une ancienne gare, ancienne salle de concert, aujourd’hui investie par des collectifs qui redonnent vie à sa vieille carcasse. On parle de solidarité, d’inclusion, de création artistique. On visite des lieux bizarres (cette cuisine suspendue sur la Petite Ceinture, cette scène de spectacle que les élèves ne soupçonnaient pas) qui deviendront les lieux communs de nos prochains ateliers. J’ignore le contenu de ces séances : j’ai des idées très précises sur les points de départ, mais j’improvise totalement la suite en fonction des idées et des envies des élèves. On commencera donc par décrire ces lieux parcourus, en mettant les notes de tout le monde en commun. J’aime cette expression : les lieux communs — la base sur laquelle nous pouvons nous retrouver, car nous avons partagé une même expérience. Nous commencerons donc par ça, puis nous laisserons agir les neurones pour que des connexions s’opèrent. Ah, non : nous n’attendrons pas que ça se fasse tout seul. Nous mélangerons énergiquement tous ces ingrédients pour que ça prenne, pour que ça monte (je ne connais rien à la cuisine, mais j’ai cette image en tête et je me comprends). Pour que ça décolle. Quand tout le monde sera lancé, alors, on pourra faire autre chose.

3 février 2021
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