Paolo Milone | L’art de lier les êtres



Le Service 77


21
Filippo, tu ne trouves pas les mots pour exprimer ce
qui t’arrive
et tu me regardes plein de rage, d’espoir et de contrariété,
je ne trouve pas les mots pour m’expliquer ce qui t’arrive,
et je ne trouve pas les mots pour te rassurer,
Filippo, sincèrement,
tu es ici, je suis ici,
on s’en sort très bien.


25
Danilo, tu mesures deux mètres et tu pèses cent dix kilos.
Tu es un jeune schizophrène, au caractère très affectueux.
L’autre jour, tu es rentré dans la pièce
où j’écrivais un dossier.
J’ai commis l’erreur de te tourner le dos :
Milone, tu sais que je t’aime bien ? Mais vraiment bien ?
Deux côtes fracturées.
Danilo, heureusement que tu m’aimes bien.


26
Parfois je voudrais rester seul, en tête-à-tête avec la folie,
sans que tout ce monde tourbillonne autour de moi,
si bruyant et agité.
C’est un désir dangereux.


30
Si je vois quelqu’un qui bascule,
je tends ma main pour l’empêcher de tomber
et tandis que je le tiens, je lui demande ce qu’il voit.
Je suis un lâche
contemplant l’abîme avec les yeux des autres.


42
Carmelo, admis dans la nuit au Service 77,
tu viens te plaindre à moi parce que
sur vingt lits
il y en dix qui sont occupés par des Marocains, des
Sénégalais, des Équatoriens, des Philippins et des Sri-
Lankais.
D’une voix grave tu remarques que ceci n’est pas l’environnement
auquel on s’attend lorsqu’on est admis comme toi pour
soigner une profonde souffrance.
Après, tu t’éloignes en boitant, l’air sévère de l’homme
qui vient de faire
ce qui est juste.
Carmelo, n’est-ce pas toi qui t’es fait interner pour
échapper à la police ?
Si, acquiesces-tu vigoureusement, mais je suis né et j’ai
grandi dans le quartier du Mole.
Ah, un aristocrate.


La pièce de la glycine


4
Ne me dis pas des mots inédits, modernes,
ce sont des nouveau-nés,
ils marchent à quatre pattes, se glissent partout
et tu les retrouves là où ils ne devraient pas être.
Ne me dis pas des vieux mots érudits, importants,
ils semblent signifier Dieu sait quoi mais après ils n’ex-
priment rien du tout.
Ne me dis pas les mots d’un autre, à peine entendus et
appris sur le tas,
ça me distrait et je regarde par la fenêtre
intéressé davantage par le coassement des grenouilles.
Ne me dis pas d’autres mots que les tiens.
Je vais les accueillir comme de chers invités en retard à
une soirée,
secouer la pluie de leurs habits, ranger leurs parapluies
et ils s’installeront dans le salon.


Dans la ville


18
Giusi, vieille femme trans,
quand je passe, avec quelqu’un,
devant ton réduit ouvert sur la rue où on te voit à moitié
nue attendant sur le lit,
ne m’appelle pas, comme tu le fais, d’une voix suave,
par mon prénom et mon nom, avec ta grosse voix,
fais-moi juste un signe de ta grande main,
ou mieux, envoie-moi seulement un baiser,
ou encore, simplement souris-moi,
non, ne fais rien du tout,
pense à moi.


Si ce n’était pas toi, si ce n’était pas moi


13
Andrea, tu es nu et immobile, sans défense,
raillé au travail, raillé par les autres,
pour donner à ta famille l’argent des repas.
Où est passé ton amour-propre ?
Et la pudeur, la tendresse, les pleurs ?
Tout cela gît dans des lacs souterrains, dont personne
n’a l’accès
où parfois, veillant à être seul,
tu descends lentement le soir te baigner
avec des mouvements doux et silencieux.
Je ne vais pas chercher à connaître tes chemins secrets,
je ne vais pas chercher à savoir comment renaît le lien
avec toi-même,
mais je voudrais tant connaître la source du sacré
d’où surgit l’eau qui se répand
et bénit le bois et la montagne
et le ciel, et chacun de nous.


La Dame


1
Miriam, l’inconnue, c’est ta première admission.
À peine entrée dans le Service 77, tu fais cinq pas,
tu ouvres une porte au hasard,
un infirmier parle au téléphone, la fenêtre est ouverte,
et tu te lances dans le vide.
En dix secondes. Entrée et sortie.
L’infirmier est encore bouche bée.
Qui étais-tu, Miriam ?


Lier les personnes


39
Si vous me demandez une image symbolique qui représente
la psychiatrie d’urgence
c’est justement la contention,
rassembler les fragments éclatés,
assembler tête et corps, reconstituer la personne,
comme un plâtre qui cimente les os.
Faire de plusieurs pièces un tout.


Tortula muralis


30
Me voilà, je descends en courant San Leonardo, sabots
aux pieds,
essayant de rejoindre un patient qui s’est enfui du service.

S’échapper de Psychiatrie n’est pas impossible, il suffit de
s’accroupir derrière la porte et d’attendre que le docteur Milone revienne d’une consultation nocturne :
lorsque j’ouvre la porte et entre, avec mon sourire de
couillon,
tu te glisses derrière moi. Tu es furtif, je ne te vois
même pas.
On s’enfuit de Psychiatrie, depuis toujours et ce sera
toujours comme ça.
Ce n’est pas un drame : ça fait partie du jeu, de l’alliance
thérapeutique. Les patients s’amusent
et au fond nous sommes contents nous aussi : un de
moins.
Mais si c’est un patient SSC alors ça change tout :
un service sérieux ne laisse pas s’échapper un SSC.

Et me voilà qui cours derrière toi, Piero, à trois heures
du matin
dans le centre désert de Gênes, la blouse qui flotte au
vent et les sabots qui font : clac ! clac !
Un fantôme.
Mais qu’est-ce qu’elle est belle, Gênes, la nuit.

Tu cours en pyjama et pieds nus : tu as un avantage,
tu es plus léger,
mais je ne veux pas retirer mes sabots, la rue est pleine
d’excréments et de bouts de verre.
Heureusement, ton avantage est diminué par tous les
médicaments que je t’ai donnés, et je m’en félicite :
tu as du mal, tu cours contre le vent.
Ainsi, je n’arrive pas à te rattraper et tu n’arrives pas à
me distancer,
mais le temps est de mon côté :
je fais du vélo, je mise sur l’endurance.
Je te rattrape tôt ou tard.

Quelle beauté austère dans ces palais, quel éclat des
lumières, quelle paix, quel silence,
Gênes se montre, ouvre ses bras, si seulement on pouvait
s’arrêter…
Mais on court : clac ! clac ! Clac !

On passe devant le rideau du meilleur glacier de la ville
et on se retrouve piazza De Ferrari : pas un chat,
elle n’est que pour nous.
Tu cours autour du bassin de la fontaine, je te suis.
Un groupe d’ivrognes surgit du centre historique et,
en nous voyant, arrête de chanter :
il y a un fantôme qui poursuit un somnambule.

Je te vois t’élancer
vico San Matteo, précipitamment,
vers la mer. Je te suis.
Clac ! clac ! De Ferrari résonne la nuit.
Un gendarme, par réflexe, se met à courir derrière nous.
Il court avec ses bottes.
Mais qu’est-ce qu’elle est belle la bande d’étoiles au-
dessus des ruelles.

Arrivé piazza Caricamento tu es cuit,
si ce n’est pas moi, c’est la mer qui va te freiner.
Tu t’arrêtes essoufflé, adossé à la rambarde au bord de
l’eau.
Je te rejoins et je viens près de toi, essoufflé aussi.
Pendant un temps, on ne pense qu’à reprendre notre
souffle, puis je suggère, haletant : on part en Corse,
qu’est-ce que tu en dis ?

Sur ce, le gendarme arrive.



Extraits traduits de l’italien par Emanuela Schiano di Pepe.


Paolo Milone est né à Gênes en 1954 ; psychiatre, il a travaillé durant quarante ans au Centre de santé mentale, puis dans un service psychiatrique hospitalier de la ville. Dans L’arte di legare le persone (Einaudi 2021) il raconte son expérience professionnelle et humaine sous une forme fragmentée poétique et intransigeante.
La maison d’édition Einaudi a gracieusement autorisé la publication de la traduction de ces extraits, dont elle détient les droits ;qu’elle en soit ici remerciée.
Crédits photo : Emanuela Schiano di Pepe

7 avril 2022
T T+