Je souffle, et rien.
C’est par une poésie élégiaque aux résonances énigmatiques qu’Isabelle Lévesque affronte son épreuve. À travers quatre grandes sections et un épilogue, un chant se déploie, questionne, creuse une matière tissée de rêves, de songes, de souvenirs.
Nous sommes emportés dans une poésie-opéra où passent les voix mêlées d’Orphée, d’Eurydice, de Nerval avec sa corne de brume, peut-être aussi entend-t-on l’écho de Rilke avec son fameux « Qui, si je criais, parmi la cohorte des anges… ». L’écriture se fait exercice incantatoire, tentative de création d’un rituel de résurrection. Il s’agit de se risquer loin de l’ordinaire des jours. Se laisser traverser par des visions, des signes et des chiffres à décrypter, accueillir des états de conscience nés du profond de la douleur. Faire l’expérience de l’abolition des frontières temporelles autant que charnelles. Ici, pas d’état stable, tout est soumis aux métamorphoses qui sont la loi non seulement du vivant mais aussi de la matière.
« Où vivre et dire ? » demande la poète en proie au vertige de la perte. Il lui faut chaque nuit revivre par le rêve ce que Jankélévitch nommait les « apparitions disparaissantes ». Père qu’on croit pouvoir rejoindre, père qui appelle et est appelé, dans un jeu de miroirs qui s’inversent. Du couple père/fille, qui suit ou devance l’autre ? « Ne fuis pas, je te suis » … Les formules à vocation magique se succèdent, se précipitent, impératives. « Ne t’éloigne pas ». « Ne te retourne pas »… tandis que « La réalité file dans le rêve ». Il arrive alors que le vide devienne lui-même appel.
Peu à peu un paysage — que les lecteurs d’Isabelle Lévesque reconnaîtront — émerge de la nuit. Non pas toile de fond, mais substance à part entière de la quête elle-même. La Seine, ses falaises de craie, ses fossiles, un pin suspendu au bord du vide. Le père y habite dans sa mort sans cesse recommencée, la fille tente de le rejoindre, l’appelle, court à perdre souffle, croit pouvoir saisir son ombre, laquelle recule et s’enfonce « vers les racines de la nuit bleue », à moins que ce ne soit dans le blanc de la neige ou du calcaire.
Les signes secrets se multiplient. Insensiblement, le père se mue en présence au monde, que ce soit à travers le plumage noir du corbeau perché sur un chêne ou dans la flamme rouge de la merveille appelée « coquelicot » — mot iconique chez Isabelle Lévesque.
« Tu es devenu paysage » confie-t-elle, dans un moment d’apaisement.
Comme chacun des livres publiés par L’Herbe qui tremble, Je souffle, et rien. est accompagné par le travail d’un plasticien. Neuf peintures de Fabrice Rebeyrolle ( neuf, chiffre secret et récurrent dans ces pages) qu’on croirait arrachées au monde minéral intime d’Isabelle Lévesque. Craie, pierre, fossiles, pétris de lumière et d’eau. Éclats de silence magnétiques. Parois dressées contre l’oubli. Neuf peintures comme autant de « stations » pour jalonner, à travers leur intensité matérielle, l’expérience poétique. On perçoit ce qu’est la justesse possible d’une relation peinture/poésie. Pas le moindre effet « décoratif », mais une rencontre, un dialogue nécessaire et plein de sens.
Il faut souligner la beauté musicale de la langue. Variations de rythmes, ruptures en forme de faille, mélopées pareilles à des confidences font lever un poignant chant d’amour.
Le recueil tout entier baigne dans une lumière allant des ténèbres bleutées au blanc le plus cru.
L’écriture est résolument contemporaine. Néanmoins, le symboliste Maeterlinck mis en musique par Debussy n’est pas si loin, avec ses forêts hantées et son climat crépusculaire.
Ici, l’onirisme qui soulève Je souffle, et rien. déplace le lecteur dans un ailleurs où règne une tendresse filiale infinie.
Je souffle, et rien. Isabelle Lévesque, peintures Fabrice Rebeyrolle, L’Herbe qui tremble, mai 2022