Pascal Gibourg | De l’œuvre d’art : Deleuze versus Heidegger
I - Heidegger
L’œuvre est un produit dépendant d’un artiste, généralement appréhendé au sein d’un monde, le milieu de l’art. Ce ne sont ni les dimensions matérielles de l’œuvre ni le contexte de sa réception qui intéressent Heidegger, mais ce qui préside à sa naissance ou sa genèse. Exit la figure de l’artiste, l’importance du matériau ; exit les théories de l’art ou de la réception des œuvres. C’est l’œuvre en soi qui intéresse Heidegger, le fait qu’elle puisse faire monde indépendamment de ce qui existe ordinairement. Et si sa réflexion a fait date, c’est d’abord parce qu’elle est une réfutation radicale de la conception platonicienne de l’œuvre qui voulait qu’une Idée donne forme à une matière, en d’autres termes qu’un Intelligible donne figure à un sensible en tant que tel dévalorisé. Il y a incontestablement une modernité de la pensée de Heidegger en cela qu’elle est une remise en cause de la mimésis, c’est-à-dire de la fonction imitative de l’œuvre. Qu’il ait fallu attendre les années 30 pour qu’un philosophe livre une conception de l’œuvre d’art affranchie de la notion de modèle peut sembler étonnant au vu des productions des artistes, romantiques, impressionnistes ou expressionnistes, peu soucieuses de ressembler. Mais il y a toujours un décalage entre ce qui se fait et ce qui se pense. Pour Heidegger, l’œuvre ne présente pas une existence moindre ou déficitaire, au contraire « l’œuvre est plus réelle que tout étant » [1] dans la mesure où elle est ouverture et fondation. Il y a tout un vocabulaire - certains diront jargon - chez Heidegger auquel il n’est pas possible d’échapper, parce qu’il est l’indice d’une fabrication de concepts qui s’articulent les uns aux autres pour donner cohérence à sa pensée.
Premier point : L’œuvre n’est pas reproduction d’un sensible ou d’une existence préalable mais appréhension d’un monde qui surgit dans l’ouverture pratiquée par l’œuvre elle-même. Citons le texte : « L’œuvre est en soi un axe qui se dresse, grâce auquel un monde est déscellé, et, une fois ouvert, placé dans son maintien. » [2] Il y a incontestablement un imaginaire à la fois phallique et conquérant dans l’image de l’œuvre que dessine Heidegger, mais laissons cela de côté pour l’instant. Reconnaissons que dans le langage courant on parle bien d’une œuvre qui se tient ou de quelque chose qui tient debout. Ce qui fait monde doit bien être assemblé, réuni et peut-être même unifié pour faire œuvre. Question de tenue, de maintien ou d’unité. Mais sur quoi s’appuie ce monde pour exister, entendu qu’il a congédié son référent (le modèle), à savoir le monde réel dont l’unité, parenthèse, n’est pas forcément apparente (le monde n’apparaît-il pas souvent comme chaotique ?) ?
C’est là qu’intervient le second terme de ce qui forme une polarité, à savoir la terre, terme plutôt polémique quand on l’inscrit dans l’ensemble d’une réflexion aux accents parfois nationalistes. [3] Pour autant la question du sol ou du lieu, voire du plan, reste cruciale quand on aborde la question du fondement, c’est pourquoi avant de critiquer le sens qu’Heidegger donne à ce terme, il convient de comprendre le rôle fondamental qu’il joue au sein de la diade monde-terre. Si le monde apparaît à la faveur d’une ouverture pratiquée par l’œuvre, la terre qui le soutient va jouer un rôle de fermeture. Elle est à la fois ce qui donne et ce qui retient, ce qui limite et harmonise. Heidegger écrit : « Cette terre - quelle est-elle ? Ce qui se déploie en permanence à profusion, et pourtant reprend et retient toujours en soi ce qui s’est déployé. » [4] Elle n’est pas une matière mais un acte de fermeture fondateur, « un fondement [grund] qui, parce qu’il est essentiel et qu’il se ferme toujours, est un abîme [Ab-grund] ». [5] Il faut sans doute comprendre là que ce qui se manifeste comporte toujours une dimension cachée, que celle-ci fonctionne comme un principe de limitation qui évite la dispersion, principe non pas extérieur mais intérieur, intrinsèque à l’œuvre. Peut-être pourrait-on parler d’une force, celle-là même qui maintient le monde de l’œuvre dans une ouverture conflictuelle, une tension vitale entretenue. Heidegger écrit : « En mettant le monde en place et en produisant en même temps la terre, l’œuvre est la contestation de ce conflit. Ici, contester ne signifie pas suspendre ou dépasser le conflit, mais au contraire le soutenir en tant que tel : être soi-même ce conflit. » [6]
Résumons-nous. L’œuvre est une puissance d’ouverture qui déscelle un monde et le fait graviter autour d’un axe. Ce qui agrège ce monde est ce qui le fonde : la terre en tant que principe de rétention. Cependant monde et terre s’opposent à l’instar de forces centripètes et centrifuges, dans l’ouvert pratiqué par l’œuvre. Il y a entre le monde et la terre un vide qu’Heidegger nomme « intervalle ». C’est le « là » où advient la vérité conçue comme l’essence de l’art. En effet, ce qui apparaît dans cette ouverture est l’étant en tant que tel, et non son « altération ». Heidegger appellera foyer un tel lieu où un peuple sera pour ainsi dire sommé d’habiter. Mais n’allons pas trop vite. Si cette ouverture est synonyme de l’avènement d’une vérité, une partie de cette vérité décelée demeurera dissimulée, prisonnière de l’abîme fondateur en lequel le philosophe reconnaît une terre. C’est pourquoi il peut dire que vérité et non-vérité demeurent inséparables, ce qui tempère un tant soi peu la grandiloquence avec laquelle le philosophe célèbre le surgissement de l’Etre. Il dit en effet que la vérité est terrestre par essence, indiquant par là que sa teneur cachée fonde sa part dévoilée et que celle-ci ne doit pas nous faire oublier ce qui lui manque, son incomplétude.
Il est maintenant temps de se pencher sur la dimension mythique qui traverse la réflexion de Heidegger, et cela d’autant plus qu’elle nourrit sa pente politique dont l’histoire ne peut que nous inciter à nous méfier. Il y a de fait un imaginaire conquérant à l’œuvre dans le texte qui nous intéresse, une sorte de mythe fondateur où le monde pénètre la terre et s’enracine en elle. Jusque-là cette terre semblait métaphorique, or voilà que le « là » d’un tel enracinement ou d’une telle pénétration demande à être « pris en charge », ce qui semble vouloir dire incarné. C’est à « l’homme » qu’il incombe une telle tâche, à l’homme en tant que peuple. Cette prise en charge est de l’ordre d’un « habiter », non plus ordinaire mais historique. Il ne s’agit pas de dire que selon Heidegger l’œuvre a pour fonction de préparer je ne sais quelle annexion de territoire, mais on ne peut qu’accueillir avec la plus grande réserve cette conclusion qui fait intervenir l’histoire au même titre qu’un destin. Pourquoi parler de terre plutôt que de lieu ou de territoire, de peuple plutôt que de singularités (vocabulaire deleuzien ou agambenien), d’histoire plutôt que d’événement ?
Que des œuvres d’art puissent inciter un peuple à se rassembler et à partir en quête d’une vérité ne peut que nous faire frémir (Heidegger évoque un temple à titre d’exemple, révélant par là la fonction religieuse qu’il attribue à l’art), même si l’idée qu’une expérience artistique originaire appartienne à une sphère privée a de toute évidence quelque chose d’insatisfaisant. Il faudrait peut-être distinguer des œuvres dominantes, fédératrices, et des œuvres mineures, au sens où Deleuze parlait de littérature mineure au sujet de Kafka. Comme si certaines cherchaient à faire histoire là où d’autres seraient anhistoriques, fuyant le lieu que d’autres cherchent à sacraliser. Attribuant une finalité à la fois historique et religieuse à l’art, Heidegger parle d’instaurer l’Etre. On a vu ce que cela voulait dire : habiter historiquement le lieu ouvert par l’œuvre. Précisons que ceci ne se fait pas sans rompre avec un monde d’habitude. Qui dit rupture dit nouveau commencement. Heidegger parle de « saut » (tout comme Deleuze d’ailleurs). Mais si ce saut de ou dans l’origine institue un rapport à la vérité, celle-ci n’est pas tant un savoir qu’un projet, une mise en œuvre. Comme on l’a vu, la vérité n’est pas entière, elle demeure incomplète, en devenir. C’est pourquoi sa « mise en œuvre » demeure sans fin. Heidegger écrit : « Le saut de l’origine reste par essence un secret » [7], marquant par là une limite infranchissable, un impossible auquel l’œuvre se confronte. Une certaine tradition évoque volontiers le secret des dieux, d’autres voix parlent de génie artistique (lequel réside dans l’œuvre et non dans la personne, Heidegger est très clair là-dessus), ou encore du secret de l’origine, du cosmos, voire d’un secret de polichinelle, rien ne semblant davantage partagé que cette évidence qui veut qu’on ne sache pas d’où l’on vient, de quelle rupture ou décision la vie procéda.
II - Deleuze
Un philosophe a sinon des ennemis du moins des adversaires. Heidegger a inspiré de nombreux philosophes. Deleuze ne compte pas parmi ses héritiers, loin de là. Pour autant il me semble possible d’établir quelque chose comme une correspondance entre ces deux pensées afférentes à l’art. Comme je l’ai dit, leurs finalités s’opposent radicalement mais l’imaginaire spatial à l’œuvre chez chacun de ces penseurs comporte des similitudes. Il ne s’agit pas de rapprocher Deleuze d’Heidegger (quel intérêt cela aurait-il ?), mais plutôt de se demander s’il n’y a pas dans ces cheminements philosophiques quelque chose comme des passages obligés, des portes à passer pour arriver à saisir tant bien que mal ce qu’est une œuvre et pourquoi cela nous requiert-il de le savoir.
Le premier malentendu à dissiper quant à l’art est sa prétendue dépendance à l’égard du réel ou de la réalité. Comme Deleuze le dit dès l’ouverture du chapitre 7 de Qu’est-ce que la Philosophie ?, ce que l’art conserve il le conserve indépendamment de son modèle et de son créateur. Le sourire du jeune homme sur la toile est « un sourire d’huile » et cette « chose » conservée qu’il appelle « bloc de sensations » « est indépendante de son créateur, par l’auto-position du créé qui se conserve en soi » [8].
Comment ce qu’Heidegger appelait monde et que Deleuze appelle « composé de percepts et d’affects » peut-il exister en soi, sur quoi l’œuvre d’art s’appuie-t-elle pour consister et persister ?
On a vu de quoi la profondeur métaphysique d’Heidegger pouvait être porteuse, Deleuze optera pour la surface, le plan. Pas besoin de terre ni d’enracinement, ce dont l’œuvre a besoin, c’est d’un « plan de composition ».
Je ne sais pas s’il est vraiment possible de dire qui du personnage ou de la figure est premier eu égard au lieu, au territoire. Faut-il baliser un territoire pour pouvoir faire émerger une figure ou bien peut-on faire surgir une figure dans un univers chaotique qui progressivement prendra la forme d’un « chaos composé » ? Peu importe. L’idée du plan de composition est celle d’un réquisit. Il est forcément là même si la consistance qu’il est censé donner à l’œuvre dépendra des procédés artistiques mis en œuvre pour sa construction. Citons Deleuze : « L’art commence non pas avec la chair, mais avec la maison. » [9] Qui dit maison dit plans, murs, portes ou fenêtres. Ce sont des cadres, lesquels sont agencés, ajointés, sans quoi les figures qui surgissent en leur sein ne pourraient pas tenir. On pensera à la peinture classique, mais aussi à celle de Bacon qui usa magistralement du cadre. Deleuze précise que « les cadres ou les pans ne sont pas des coordonnées, ils appartiennent aux composés de sensation dont ils constituent les faces » [10]. Il ne s’agit donc pas d’un décor mais d’une condition sinon d’émergence de la figure du moins de subsistance, sans quoi elle s’effondrerait. On voit que pour une part la réflexion de Deleuze est concrète, elle s’appuie sur des procédés et sur les matériaux nécessaires à la fabrication de l’œuvre. Cependant elle ne s’ arrête pas là, elle a à cœur d’explorer ce qui dépasse ou traverse la matière, ce qui l’anime fondamentalement.
En effet, le plan de composition n’est pas la toile, la feuille, l’écran ou le bloc de marbre. Le plan de composition est « un espace vectoriel abstrait » dont la fonction est double : permettre le cadrage et le décadrage. On retrouve comme chez Heidegger une polarité fondamentale qui n’est pas celle de l’ouvert et du fermé mais celle de la fixité et du mouvement. Le décadrage s’opère grâce à des lignes de fuite qui ouvrent le territoire sur l’univers. Il va « de la maison-territoire à la ville-cosmos » et dissout « l’identité du lieu en variation sur la Terre » [11].
On retrouve donc la Terre, avec une majuscule. Sauf qu’il ne s’agit pas tant de s’y fixer que de la parcourir. En effet, Deleuze privilégie la fuite ou le mouvement à la délimitation même s’il n’a pas la naïveté de penser que ce qu’il a nommé avec Guattari déterritorialisation puisse s’opérer sans le mouvement contraire de la territorialisation. Aussi, s’il peut écrire que « jamais le geste du peintre ne reste dans le cadre, il sort du cadre et ne commence pas avec lui » [12], il n’en reste pas moins qu’il doive y retourner ou bien le traverser (que l’on pense par exemple aux toiles déchirées de Fontana).
En somme, il n’y a pas de vérité de l’art chez Deleuze, il y a la conservation d’un composé de sensations qui à la fois dure éternellement et dépend de la subsistance du matériau. Que les couleurs passent, la peinture s’efface, le livre brûle et c’en sera fait de cette éternité, de cet « en soi » de l’œuvre. Ce qui n’oblitère pas le fait que cette éternité a coexisté avec la durée du matériau, et qu’en avoir fait l’expérience a pu satisfaire peu ou prou une soif d’infini. Chez Deleuze aussi il est question d’habitat, mais il s’agit d’habiter une « maison ambiguë » qui ouvre sur l’univers comme sur l’infini. Il est question de devenirs non humains, là où chez le philosophe allemand un destin historique guettait le peuple. Chez Deleuze enfin, comme chez Klee, le peuple manque et manquera toujours. Son horizon n’est pas la conquête mais les retrouvailles d’un « monde d’avant l’homme ou d’après ». Ce qui est beaucoup plus réjouissant pour qui conçoit que repousser les limites de l’humain ne consiste pas à sacraliser son essence mais à défaire son image.
[1] Martin Heidegger, De l’origine de l’œuvre d’art, Rivages poche, 2019, p 64.
[2] Ibid., p 41
[3] Même si Heidegger a démissionné de son poste de recteur de l’université en 1934, le contexte politique dans lequel s’inscrit sa pensée reste celui d’un fascisme outrancier vis-à-vis duquel ce texte ne prend pas franchement ses distances. On rappellera par ailleurs qu’il adhéra au parti national-socialisme jusqu’en 1944.
[4] Ibid., p 49
[5] Ibid., p 52
[6] Ibid., p 51
[7] Ibid., p 87-88
[8] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1996, p 154
[9] Ibid., p 177
[10] Ibid., p 177
[11] Ibid., p 177
[12] Ibid., p 178