Gérard Cartier | Un livre infini
Le rêve d’une machine s’exprimant dans un langage intelligible, sans truchement humain, remonte à loin. La science-fiction a beaucoup exploité ce filon, en particulier au cinéma. De ce fantasme, l’informatique a fait une réalité. La machine de Balpe (on ne lui connaît pas de nom ; à défaut de pouvoir le lui demander, comme à un être vivant, je la nommerai, par manière de raccourci, l’alphabalpe) est capable « d’écrire » un texte sur un thème quelconque, dans une forme quelconque, au choix de son concepteur : un récit dans le français impeccable du XVIIIe siècle aussi bien qu’un poème d’avant-garde. Avant toute chose, donnons-en un exemple volé sur Facebook, œuvre d’un certain Antoine Elstir, l’un des nombreux hétéronymes (presque tous empruntés à Proust) de l’alphabalpe :
[…] Les yeux étincelants, le feu du visage, le tremblement des membres, les suffocantes palpitations, tout ça tient au seul physique et le raisonnement n’y peut rien ; mais après avoir laissé faire au naturel sa première explosion l’on peut redevenir son propre maître en reprenant peu à peu ses sens ; c’est ce que j’ai tâché de faire longtemps sans succès, mais enfin plus heureusement... Le bonheur n’a pas d’enseigne extérieure ; pour le connaître il faudrait lire dans le cœur de l’homme heureux ; mais le contentement se lit dans les yeux, dans le maintien, dans l’accent, dans la démarche, et semble se communiquer à celui qui l’aperçoit ; Ah ! Si j’avais suffi à son cœur comme George suffirait au mien ! Quels paisibles et délicieux jours nous eussions coulés ensemble ! Nous en avons passé de tels, mais qu’ils ont été courts et rapides, et quel destin les a suivis ! Il n’y a pas de jour où je ne me rappelle avec joie et attendrissement cet unique et court temps de ma vie où je fus moi pleinement, sans mélange et sans obstacle, et où je peux véritablement dire avoir vécu... Je sens même que le plaisir que je prends à parcourir les bocages serait empoisonné par le sentiment des infirmités humaines s’il me laissait penser à la fièvre, à la pierre, à la goutte et au mal caduc. […]
(Facebook, 3 sept. 2020)
Correction grammaticale, ampleur du vocabulaire, clarté, souplesse syntaxique, et même une certaine logique narrative, il y a tout ce qui fait un texte littéraire. Celui-ci a été produit en un temps de non-écriture de quelques secondes – à désespérer l’écrivain qui peine sur ses pages, matin après matin, et qui tombe un jour sur lui par hasard.
Cette machine merveilleuse, ce nègre prolixe est le fuit de près de quarante années d’un labeur patient et méticuleux. Quelques lecteurs curieux voudront peut-être en pénétrer les arcanes. L’alphabalpe est un organisme électronique composé de trois ensembles de données (les « balpeurs »). Son créateur a d’abord dû lui fourrer en mémoire un vaste lexique, non pas tiré d’un dictionnaire existant, mais créé pour elle, composé de mots sélectionnés (plus de 300.000 tout de même, d’abandon à zouave), ainsi que l’ensemble des règles de grammaire – travail au terme duquel Jean-Pierre Balpe affirme que « la grammaire française n’existe pas ». Ceci ne suffirait pas à produire un texte cohérent. Un deuxième ensemble est constitué de « représentations de connaissance » qui associent à chaque mot ceux avec lesquels il entretient ordinairement des relations (canapé peut ainsi conduire à assis, meuble, ottomane, etc.). Ces représentations (plus d’un million actuellement) sont créées automatiquement à partir d’un corpus de phrases prélevées sur Internet, vérifiées et éventuellement corrigées par Jean-Pierre Balpe. Enfin, un troisième ensemble définit des règles de composition qui permettent de générer un texte littéraire, c’est-à-dire s’inscrivant dans un univers particulier et respectant certaines contraintes formelles – ce qu’on peut appeler le style. Ces règles sont ajustables. Chacun des hétéronymes de Jean-Pierre Balpe, ou plutôt chacun des membres de la confrérie d’androïdes abrités par l’alphabalpe (près d’une cinquantaine), possède ainsi son univers, son champ lexical et son style : ceux de Rachel Charlus ou d’Antoine Elstir, dont on aura reconnu dans l’exemple cité plus haut la proximité avec Rousseau, ne sont pas ceux de Maurice Roman, vague épigone de Gertrude Stein. Naturellement, tout n’est pas possible : la machine opère dans un cadre préalablement défini par son concepteur. Enfin, au cœur de l’alphabalpe il y a un logiciel qui, à partir d’un thème quelconque défini par l’utilisateur, écrit en choisissant ses mots selon un processus qu’on peut qualifier de hasard dirigé. Ce travail de titan, qui rappelle la folie dévorante des grands lexicographes (Furetière, Littré, Robert), a bénéficié du concours d’une poignée d’amis du département hypermédia de Paris VIII.
La conséquence de cette réussite est que notre « auteur si l’on veut », comme il aime à se présenter, a peu publié, et rien depuis longtemps. Comment choisir parmi l’infinité des textes que peut « écrire » son alter ego électronique ? Tout au plus, pour répondre à la demande d’Action Poétique, ou à la curiosité des amateurs, en a-t-il confié quelques exemples au papier. Son dernier livre, Cent un poèmes du poète aveugle (Farrago, 1999) – beau titre qui résume son rapport à l’écriture – rassemble ainsi une centaine de poèmes générés automatiquement en une seule soirée, seulement retouchés à la marge. S’il trouve fastidieux et trompeur de figer ce qui est un processus par nature éphémère, et de faire passer les textes ainsi générés pour des œuvres, Jean-Pierre Balpe met régulièrement sa machine, préparée en harmonie avec le thème de la manifestation, à la disposition des visiteurs lors d’installations publiques (dernière en date : à l’abbaye de Saint-Riquier, en 2015-2016), et à la disposition de tous sur son site Internet.
Dans un entretien avec la revue Secousse, Jean-Pierre Balpe signalait sa gêne, depuis toujours, devant la nécessité de donner une fin aux romans. Et, en introduction à quelques textes automatiques publiés à cette occasion, il indiquait que son ambition avait été de créer un « univers infini, mobile, évanescent, insaisissable de textes où chacun est susceptible de renvoyer à tous les autres », de faire de la littérature « une matière biologique capable de se reproduire elle-même, de bourgeonner, coloniser, parasiter, dévorer, phagocyter, mimétiser l’ensemble des formes » de notre monde virtuel. Cette tentation de l’infini, pour reprendre le titre d’un de ses premiers textes (écrit à la main), cette visée borgésienne d’un livre sans début et sans fin, muable, différent à chaque instant, déployant un perpétuel « instantané de sensations » (peut-être est-ce la raison des patronymes proustiens dont sont affublés ses hétéronymes), trouve dans l’alphabalpe sa concrétisation. Quel abîme avec la pâle préfiguration qu’en avait donnée Raymond Queneau dans ses Cent mille milliards de poèmes… Extrait d’un poème en prose de Germaine Proust :
Odette donne un baiser à son petit garçon… Zamzama va au kiosque à journaux… Les fenêtres de l’immeuble d’en-face sont closes. Dietwiller entière, à mesure que le soleil baisse, s’allume aux bûchers des monuments. Un parasol, dont le cercle de tissu menthe repose, tangent, sur le sable brillant, découpe une zone d’ombre. Dieu fait la sieste. Au loin, le train remue tout l’horizon, et l’on ne croit pas, à entendre ce fracas, que ce n’était qu’un tramway dont les passages à niveau n’ont pas de barrière. Des hordes d’adolescents parcourent les villes massacrant tout sur leur passage. Les fenêtres de l’immeuble d’en-face sont closes ; dans la cour d’une école inconnue, un groupe d’enfants joue à la marelle... L’air a une légèreté étonnante... Un ivrogne pontifie. Les passants baguenaudent ; la vie a une odeur d’ordures... […].
(Facebook, 1 oct. 2020)
Au-delà de la curiosité qu’elle suscite inévitablement, et du plaisir de lecture, l’intérêt de la démarche est de poser de façon pratique, j’allais dire expérimentale (et par opposition aux générateurs de textes développés à des fins commerciales : dialogueurs, correcteurs, etc.), les questions dont écrivains et critiques débattent depuis toujours : qu’est-ce qu’un texte littéraire ? qu’est-ce que l’univers d’un écrivain ? qu’est-ce que le style ? À ce propos, il n’est peut-être pas inutile de signaler que cet outil trouve son origine dans une commande de l’Éducation nationale visant à proposer aux élèves des pastiches de certains grands écrivains (Proust, Maupassant, Zola, etc.). Elle s’est, depuis, dégagée de cette contrainte, mais l’œuvre des écrivains du passé offre évidemment une référence commode pour définir un champ lexical et un style. Par ailleurs, à ceux qui s’intéressent à l’évolution des générateurs automatiques de textes, l’alphabalpe soulève quelques questions vertigineuses : une machine électronique peut-elle se doter d’un univers propre ? dans ce cas, sera-t-il capable d’évoluer ? peut-elle se doter d’une imagination ? Et cette question taraudante : si un système informatique peut accéder, par le moyen d’Internet, à l’expérience de millions d’êtres, voire simuler leurs faiblesses et leurs folies, qu’est-ce qui fait la singularité d’une œuvre littéraire humaine ? Ce qu’une machine ne saura peut-être jamais faire c’est, au-delà de l’écriture de textes cohérents mais disparates, la construction d’un roman, avec ce que cela suppose d’évolutions des personnages, de ruses, d’ellipses, de flottements délibérés, de retours en arrière, etc. C’est aussi, peut-être, l’invention de formes inédites. De ce point de vue, l’alphabalpe vaut aussi pour ce qu’elle n’atteint pas. Voici matière à penser, autant que dans les livres. Et à rêver…