Philippe Aigrain | Fodé #4
Fodé est rentré dans le système. Il a fallu d’immenses efforts pour ce douteux privilège. Je l’accompagne au DEMIE, les démarches entreprises forçant cette bureaucratie associative à l’y recevoir. À nouveau un entretien, qui devrait être d’accueil, cette fois ils ne peuvent pas le refouler au faciès. En principe, il s’agit juste de prendre ses données d’état-civil et de lui fixer un rendez-vous pour un entretien d’évaluation, mais les interrogateurs, il faut bien les appeler ainsi puisqu’ils sont visiblement formés à une sorte de caricature des méthodes de police, ne manquent pas une occasion de faire comprendre à ceux qui leur font face qu’ils n’ont pas d’autres droits que ceux qu’on voudra bien leur accorder au compte-goutte, qu’il existe à leur égard une présomption de mensonge, saccade de questions, réflexion interdite alors qu’il s’agit souvent de demander à un jeune de seize ans de se souvenir d’événements survenus quand il en avait neuf et alors qu’il a traversé six ou sept pays et mille épreuves, énervement scandalisé quand la victime ose protester contre la forme de l’entretien. Les mineurs isolés étrangers sont les seules personnes sur le territoire qu’on peut interroger dans une procédure qui va décider de leur sort sans qu’ils puissent être accompagnés de quelqu’un qui les assiste, et ce alors qu’ils ne sont coupables d’aucun délit. Le rendez-vous est fixé pour l’entretien d’évaluation et en attendant on l’héberge, il faudrait dire qu’on l’assigne à résidence surveillée, dans une chambre où la puanteur est telle qu’un membre d’une association venu l’informer de la possibilité de repas ne pourra entrer tant il en est écœuré, mais où lui est censé dormir et faire preuve de reconnaissance à l’égard de la métropole si généreuse. La présence d’autres jeunes, les conseils qu’ils se prodiguent, laconiques mais pertinents, sont cependant source de réconfort. Ceux qui viennent le rencontrer pour l’emmener à une activité, lui fournir un vêtement propre ou quelques tickets de métro doivent le retrouver à distance de l’hôtel car toute attention qui lui est portée par des adultes pourra être utilisée pour nier son isolement, lequel, de condition d’accès aux droits, devient pendant cette période, punition par privation des contacts les plus élémentaires avec des personnes qui souvent ne font qu’acte de solidarité avec un encore inconnu. C’est toute une chaîne de personnes qui se relayent pour lui apporter ce qu’il appelle des douceurs, en contraste avec, à la fois, ce qu’il a vécu avant que ne lui soit laissé que le choix du départ, les épreuves du parcours et l’accueil du léviathan bureaucratique. Vient l’entretien d’évaluation. Un nouvel interrogateur anonyme, près de deux heures de questionnement et un étrange filtre où malgré l’insistance de Fodé, l’interrogateur refuse de noter de nombreux éléments que Fodé juge indispensables à la fidélité de son récit. Comment cet employé associatif improvisé fonctionnaire de police, et instruit que l’empathie ou la simple attention sont des faiblesses, pourrait-il comprendre que Fodé est un passionné de la vérité, que l’une de ses souffrances les plus sévères est celle de l’oubli de quelques détails de ce qui lui est arrivé, parfois intimes, ou de l’indicibilité d’autres, que chaque souvenir retrouvé est une victoire sur le destin malheureux qu’il met une volonté farouche à surmonter. Comment pourrait-il voir que cette volonté fait de lui une personne qui, comme tant d’autres, enrichira sa terre d’accueil d’un trésor inestimable, si cette terre parvient à s’affranchir de son ignorance timorée.