Philippe Aigrain | Fodé #6
Fodé ne sait toujours pas si le juge des enfants reconnaîtra sa minorité, mais nous avons bon espoir compte-tenu des preuves qu’il a pu réunir. En attendant, chaque journée en vaut douze pour rattraper le temps volé à son enfance et sa pré-adolescence. Aujourd’hui, c’est se faire soigner cinq caries, le conditionnel et le subjonctif, les tables de multiplication de 7 et de 8, jongler avec le mélange de multiplications et d’additions quand il ne sait pas encore, démarrer un ordi, se créer une adresse mail, commencer à envoyer des messages et répondre, les pièces jointes, laisser reposer la petite entorse à la cheville, apprendre à cuisiner le mafé du Mali, la prochaine fois vous vous asseyez juste les pieds sous la table et je fais tout, pratiquer le verlan, se moquer tendrement des adultes qui manquent d’agilité en la matière. En quelques phrases, il trace des portraits de ceux et celles qu’il a rencontrés comme s’il les connaissait de toujours. Toute personne qui observerait une demi-heure sa jubilation à raisonner, manier le lexique, acquérir à chaque instant de nouvelles capacités, saurait quelle chance nous avons de l’accueillir dans ce pays qu’il espère sien malgré toute la dureté avec laquelle il y a été traité initialement par les bureaucraties et les institutions. Il voudrait nous réunir tous, récitant la liste des membres d’un collectif en permanente expansion d’ami en ami. Aller douze fois plus vite, c’est ce qu’il lui faut pour rattraper le train de l’éducation, mais pas un de nous ne doute qu’il y arrive si on ne l’en empêche pas.