Pierre Drogi | Résonances (1) : « Lis inexactement »
Résonances
Portrait en creux du livre et d’un lecteur
Il arrive que les significations et la portée d’un texte parviennent d’une lumière plus vive, comme presque neuve à son auteur quelque temps après sa parution. Ainsi en avait-il été pour Pierre Drogi à l’égard de Fiction : la portée non mesurée de la parole. Il en avait écrit une brève présentation mais le texte, intempestif, était resté dans les cartons. La parution récente de deux livres donne l’occasion de l’entendre en écho à ceux-ci.
Ce dossier intitulé « Résonances » propose donc (« Résonances » (1)), la traversée de deux livres parus en mars dernier et tournant autour de l’expérience de la lecture et de l’interprétation : Le Livre de Gérard Pfister (Arfuyen) et d’où ça vient d’Alexis Pelletier (Tarabuste). Trois courts textes de Pierre Drogi, (« Résonances » (2)), viennent dialoguer ensuite avec eux.
Du livre et de la parole « en poésie » : « Lis inexactement »
Préambule : me suivrez-vous ?
LIS INEXACTEMENT
L’été part il n’y a rien à écrire
des étangs se rempliront
quand les pêches seront mûres Partir
je ne sais où peut-être chez vous
les enfants grandis continuent seuls à jouer
et l’odeur d’un tonneau de goudron monte du poème de Trakl
Ô beauté du fragment
éternité du moment
FrantiÅ¡ek LISTOPAD, 1998 (Anthologie de la poésie tchèque contemporaine, traduction de Petr Kral, p. 114-115)
Gérard Pfister, Le Livre, Arfuyen, 2023 ; Alexis Pelletier, d’où ça vient, Tarabuste, 2023
À l’instar de Zbigniew Herbert (« Je pose timidement que les vivants et les morts coexistent, sinon la culture n’existerait pas »), poser – encore plus timidement, avec encore plus de risques ? – au début de ce texte, en manipulant un mot-nitroglycérine, que la vérité serait plus que jamais le propos, qu’elle serait la cible de ce qu’on désigne, du dehors, avec le mot de « poésie ».
Réalité ou réel, mais aussi, superposés aux précédents afin de dire le moins mal possible, justice et justesse seraient d’autres mots qui pourraient tenter de nommer l’endroit d’où ça vient, ce qui anime la parole, l’aimant ou la boussole, « en poésie ». « Dire le vrai », « dire juste », témoigner d’une expérience en la faisant éprouver, en la mettant à l’épreuve de la lecture et du lecteur.
Non pas une affirmation absolue ni définitive, possiblement totalitaire et se réclamant finalement d’un pouvoir univoque, fermé, borné, mais l’expression vive, l’expression vraie, ouverte, d’une sensibilité, d’un point de vue, dégagés du pouvoir ou d’une emprise (que ce soit celle de la parole, du langage, ou du « monde » réduit à ses discours) ; laquelle, de surcroît, nous en délivre.
Poser que la vibration de la flèche-parole au centre de la cible équivaut, « en poésie » (dans cette zad ou zone à défendre ?), à la jubilation d’une victoire – arrachant, pour Dickinson, le sommet du crâne, faisant frissonner, engourdissant un instant l’interlocuteur comme les mots de Socrate. Poser que c’est elle, cette vérité de principe située au-dehors, cet aimant, cette boussole, qui enracine (ou pas, si la cible est manquée) la parole. Principe de réalité, donc, principe de vérité tenu à l’écart de la parole mais qui aimante les mots pour les sortir de l’entropie et du constat.
Sa part de vérité – à la parole – tient à la place, à l’endroit où on l’articule. Le livre (livre de poésie, livre de fiction, « littérature ») en est un lieu. D’aucuns le définissent comme « utopie » et, par exemple, Rabelais.
Deux livres feront l’objet de ce propos écrit à partir de la position de réception d’un lecteur, Le Livre de Gérard Pfister et d’où ça vient d’Alexis Pelletier, tous deux prétextes à feu, prétexte à circulation d’air à l’intérieur de l’esprit parce que déviciant la parole. Se proposant tous deux à nous comme expérience : expérience du livre, expérience de la lecture, expérience de cette parole-là qu’on dit « poésie ».
Là et maintenant : parole – utopie de deux livres offrant paroles lavées, parole propre. Là et maintenant : traversée de deux livres qui défont le carcan et le piège du langage quand il fait écran, et qui nous rendent l’usage de la libre interprétation, en nous rendant du même coup celui de la parole : ils la réorientent tous deux, en effet, vers le principe évoqué plus haut, « vérité » ? « réalité » ? – se constituant tous deux comme la traversée d’un labyrinthe, avec son risque, équipés que nous serons par leurs soins, à chaque fois, d’un livre et d’une voix bénévoles.
Gérard Pfister et Alexis Pelletier font en effet tous deux du livre la place appropriée, le lieu ou le non-lieu convenables à l’expérience dégagée, libre, infinie, délivrante, de la parole.
Il ne s’agira pas ici de recenser les deux livres (ils demanderaient trop de temps et une lecture trop minutieuse avant de pouvoir être appréhendés dans toutes leurs conséquences – car ils sont riches) mais de manifester l’urgence de leur lecture parce qu’ils portent précisément tous deux en eux et avec eux, l’urgence de la lecture comme moteur de leur écriture.
J’aimerais faire saisir leur importance, l’importance de la vibration de ces deux « voix écrites » dans l’esprit de celui qui les reçoit, invité par eux à réinterpréter librement les livres, les paroles du monde et celles qui s’en exceptent, dans le tremblement de toutes. Invité à décoller, par exemple, le regard des mots et de leur prétendue coalescence avec le monde, qu’ils constituent en nous le dérobant ; à décoller les mots des choses ; les sparadraps idolâtres et menteurs, pour l’écoute d’une voix engagée infiniment dans l’expérience, que ce soit celle que produit le « livre » sorti de lui-même (Pfister) ou celle du « réel » ou d’un « Grand Réel » adversaire du déni (Pelletier). Deux livres frères par leur enjeu. Par leur effet roboratif et libérateur.
Tous deux interrogent (en acte) les conditions de possibilité d’une sortie de soi, d’une liberté acquise ou révélée par la lecture. Tous deux pratiquent une forme de phénoménologie de la lecture « en acte ». Tous deux proposent au lecteur une exigence d’interprétation libre.
Le livre de Gérard Pfister, paradoxalement, du moins si l’on s’en rapporte à son titre, n’essentialise pas l’objet « livre ». Rien de blanchotien ni de mallarméen, je crois, dans le propos ni dans l’intention. Purement (et musicalement, surtout !) instrumental, Le Livre pèse le monde, en contrepoids à lui, vibrant à contre-lumière (Gegenlicht), de tout son poids d’inexistence ? pour nous rendre à (« la vérité de ») l’expérience !
D’ailleurs, il le dit : « Ce n’est pas du livre /qu’il faut parler // mais de l’expérience » (tercet 1).
Comment le décrire ? Ce Livre… Débordé de toutes parts en faveur de l’expérience ou plutôt de deux expériences complémentaires et communicantes : celle de la lecture proprement dite, entièrement dirigée (aspirée ?) de toute son attention vers le seul dehors ; et l’autre, qui se passe de mots et vers laquelle toute lecture néanmoins converge.
Pour sa forme : lancer incessant de flèches – tercets silésiens au sens où ils feraient signe vers Angelus Silesius, filés l’un dans l’autre ; enjambant leur court espace d’articulation temporelle vers une cible, et qui prolongent la résonance de chaque flèche tirée, dans le lecteur. Ou encore : série d’aphorismes lancés par-delà le vide qui unit ce livre aux deux précédents, composés pour leur part, eux, uniquement de quatrains. Un vrai projet constructiviste préside à ce Livre mais qui fait oublier, dans le feu de la lecture, la construction pour ce que les mots visent, de tout leur élan. Étrange alliance d’une liberté perçue comme infinie dans le cadre d’une contrainte qui pourrait, par Roubaud interposé, faire penser à une contrainte oulipienne ! Il est vrai que l’auteur s’est penché de près sur Dada et les premières années du vingtième siècle.
Deux autres boules ou bouffées de feu extraites du Livre :
« L’expérience // n’a lieu / qu’où personne n’est plus » (tercet 94).
« Là seul l’événement // le livre enfin / commence » (tercet 100).
Et c’est pour être débordé vers le dehors.
Lisant, on brûle.
Mais d’où ça vient alors, que ça parle ? ou qu’on parle. D’où vient qu’irrésistiblement il le faille : « commence / une sorte de / départ dans la langue / et c’est quelque chose / dans l’époque / ça vient à soi ça tient » (Pelletier, p. 8 et 9).
Dans un tempo tout différent de celui du Livre de Gérard Pfister, d’une voix placée tout autrement – puisque référée à la seule fragilité du locuteur, dans la position assumée tout du long de la première personne, comme depuis le lieu adéquat parce qu’à découvert, dans le risque de l’erreur, Alexis Pelletier nous offre un livre sur sa ligne de crête, plus haletant que ses précédents, en apesanteur.
Parole déployée, à l’inflexion chantante, mais s’interrompant et se reprenant, pensivement, tremblante toujours d’un doute, lui-même incessamment dépassé, comme si la poésie, utopie et ferment d’Utopie, était toujours à défendre, toujours à relancer plus loin, toujours à reprendre, incessamment. C’est ce tremblement ou ce tremblé de voix qui se communique au lecteur comme une émotion qui l’emporte. Alexis Pelletier le disait dans un livre précédent : « il faut que tu me suives », motif repris aussi dans ce livre. Mais ce n’est pas contraint et forcé, c’est ému par tout ce qui donne motif à trembler, de joie ou de colère, dans ce livre et dans ce monde.
« [P]arce que de toutes parts /c’est l’impression d’un recul / plus que d’un changement d’époque / quelque chose d’une vassalisation généralisée / le retour du féodal / qui devrait susciter toutes nos réactions / et pas grand-monde / pour indiquer l’ouvert et sans retrait /dans ce charnier qui vient / qui est déjà là / avec l’impossibilité presque / d’utiliser aujourd’hui / le verbe accepter / parce que chaque jour / des restrictions pleuvent / et s’instaurent ou plutôt / s’instillent et s’immiscent / jusque dans les regards portés sur le monde » (d’où ça vient, p. 151).
Dévicier le regard, dévicier la parole. Il me semble, depuis mon point de vue de lecteur, que ces deux livres le font.