54- L’hymne à la paix de Laurent Grisel
Cette note donne aussi les circonstances qui ont présidé à la composition d’Un hymne à la paix (16 fois), le poème qui devrait clore tout l’ensemble : et c’est la rencontre, improbable – une illumination – d’une série de tableaux dans l’atelier d’Anne Slacik, le 15 janvier 2004 : « Je vois, écrit Grisel, ces couleurs, ces liquides qui s’étendent et se recouvrent d’eux-mêmes, pas d’autre force que la leur propre – et comme coulant loin, au-delà du cadre, jusqu’à mes pieds.
Une brusque idée de paix. »
En couverture, une peinture d’Anne Slacik fait un écho à cette rencontre.
Pas d’autre force que la leur propre : que la couleur, qui est à elle-même sa propre fin, puise en elle-même suffisamment de puissance pour faire gagner la paix, c’est, il me semble, le propos qui anime Grisel depuis huit ans, ce qui l’a lancé dans ce travail : il faudrait écrire dans une clarté et une évidence aussi limpides que les bleus d’Anne Slacik, trouver une parole qui, à l’abri des boursouflures de la rhétorique, porte à la fois l’émotion et la conviction ; un engagement d’écriture qui correspond à la posture de Descartes telle que la décrit Adrien Baillet dans sa Vie de Monsieur Descartes, l’une des sources du travail de Laurent Grisel : menacé de se voir volé et jeté à la mer par les marins qui le transportent vers la Frise orientale, « Monsieur Descartes tira l’épée d’une hardiesse imprévue » – et voilà précisément où Grisel a puisé le titre général de l’œuvre en cours – une hardiesse qui ne doit rien à l’exercice de la force, au contraire : « une hardiesse qui s’élève beaucoup au-dessus des forces et du pouvoir dans l’exécution ».
Il s’agit donc de se risquer vers une écriture de cette trempe-là, bien au-dessus des prouesses de style : et c’est un programme que l’arithmétique du titre implique déjà, qui dit à la fois, et la maîtrise de la construction (16 fois) – la note finale précise que « le dernier poème de Descartes tira l’épée, doit être (…) fondé sur le nombre 4 » –, et l’enjeu proprement « lyrique » du poème, puisqu’il s’agit aussi d’un « hymne » que soutiendront des voix, qui chanteront.
Ces voix sont au nombre de quatre, deux voix de femmes (Femme, Justice), deux voix d’hommes (Homme, Bourreau) ; les différentes combinaisons de la dramaturgie les confronteront au cours des seize épisodes, ou tableaux, de l’hymne ; elles n’appartiennent à aucune époque, à aucun lieu précis ; elles n’ont pas de nom propre ; Grisel dit d’elles, quelque part, qu’elles sont des « entités », vieux concept de la philosophie classique.
Va pour entité...
Pourtant, je préfèrerais les appeler « masques », en référence au persona latin, lié au grec prosôpon, qui renvoie à l’idée d’un type universel. Le masque porte bien l’indifférenciation du type ; mais sur scène, une langue et un corps, et, sur la page une écriture, l’incarnent et le singularisent.
C’est bien là, en effet, la force de ce texte : ces voix vivent, avec leur accent spécifique, à la fois d’une vie autonome, et en même temps de la vie que la violence de l’Histoire, qui se répète, n’a cessé, ne cesse, de leur imposer : le bourreau se revendique, comme toujours, un simple exécutant ; il aime la clarté des jugements et des ordres implacables ; la justice, toujours, « veut comprendre le mode opératoire, les rouages ».
Alors, rien de nouveau ?
Si : malgré le poids odieux de la répétition, Grisel croit qu’un « partage », comme le disait Hölderlin, est toujours à venir, qu’une raison peut vaincre et maîtriser les désastres, en sachant simplement accueillir, autrement que par la force, ce qui vient.
Cette parole-là, il en confie la responsabilité à la voix de l’homme et à celle de la femme. Eux ont évolué, au long de ces dialogues. Le temps joue à nouveau pour eux, « chaque matin : trame et fil, nœuds, attaches ».
Écoutons, l’un après l’autre ces mots hardis ; c’est sur eux que l’hymne se termine. Par les temps qui courent, il fait bon les entendre.
Homme et femme ensemble, à la section 14 :
Prenons tous, chacun comme il peut, aucun seul,
le temps gagné sur les ruines, prenons
espaces et temps pour les biens
qu’on ne saurait vendre ni acheter ; temps d’hommes
inattendus, temps d’hospitalité imprévisible, inorganisée
et se passant de loi, non hors la loi.
Et la voix de femme pour conclure la section 16 :
et avec les petits nous y allons, jardiniers,
explorateurs, avec résolution, avec douceur,
attentifs, précis, inquiets – ici et
loin : dans l’univers mêlé, tournant sur lui-même
sans fin.