Poésie, musique et dialogue des arts : entretien avec Philippe Aigrain


ENTRETIEN


1/ Laure Gauthier : Vous écrivez des textes et créez des dispositifs avec contraintes où la musique et la voix jouent un rôle aussi important que complexe. Je pense en particulier à Enfance (adage sur le nom de Ravel) que vous avez écrit à quatre mains et deux pianos avec Christine Jeanney, 4 mesures par 4 mesures en permutant les ordres d’écriture. La lecture est proposée au fil d’un enregistrement de l’adagio du Concerto en sol majeur de Maurice Ravel (enregistrement de 1932 sous la direction du compositeur). L’écriture se superpose à la musique, l’unicité du texte et de la musique est conservée mais un troisième espace-temps s’ouvre. L’écriture poétique semble, chez vous, directement liée à l’écoute. La poésie peut-elle, en dialogue avec la musique, sensibiliser à de nouvelles zones d’écoute ? Des poètes peuvent donc s’immiscer dans le répertoire de musique écrite et le réécrire ou faire jouer les rouages, créer des écarts fructueux ?



Philippe Aigrain
 : Il serait plus juste de dire que nous avons écrit à quatre mains et quatre oreilles. Comme vous le dites, c’est l’écoute qui nous a guidés plus que l’interprétation, même si toute écoute est une forme d’interprétation. Je fais mienne la phrase de Jacques Roubaud, citée par Martin Rueff, soulignant que la poésie ne peut se séparer de l’oralité ni de l’auralité, de la voix, ni de l’oreille. C’est sa racine historique et n’exclut pas chez moi comme chez Christine Jeanney un fort ancrage dans le texte. Dans Enfance, la musique joue un double rôle, dans l’écriture et dans la lecture ou l’écoute en performance (avec Virginie Gautier). Pour l’écriture, l’écoute répétée de quelques mesures, le plongement sonore crée un état d’esprit à l’égard de la langue, renforcée par la contrainte adoptée (pour moi seul) que les mots employés commencent tous par des lettres du nom de Ravel [1]. Mais cette disposition poétique de l’esprit peut être recherchée pour moi par bien d’autres moyens, textuels comme l’exploration forcenée des proxémies et des glossaires, ou physiques comme la marche, le jardinage ou la cuisine. Tout cela relevant d’une sorte d’effacement de la langue asservie. Pour la lecture (voir document 3) ou la performance, la synchronisation de l’apparition du texte ou de son oralisation avec la musique force à une lecture très lente dans la plus grande partie de l’Adage, laissant chaque mot ou segment de phrase résonner dans l’esprit du lecteur ou auditeur.





2 / Laure Gauthier : Vous avez récemment écrit, depuis le début de l’année 2019, 5 « morphoses », un terme qui signifie à la fois « prendre une forme » et « transformer progressivement une image en une autre par traitement informatique ». Par ailleurs, le procédé est courant en musique contemporaine, plus connu sous le terme de « morphing », il est utilisé pour traiter la voix, par exemple pour passer d’une voix humaine à une voix animale (on pense déjà à Bählamm’s Fest d’Olga Neuwirth), ou encore au morphing instrumental. Vos morphoses textuelles se fondent sur du matériau déjà écrit, par exemple pour la Morphose 3 « Villodine », sous travaillez à partir de quatre vers de Villon (les vers 5 à 8 de la « Ballade des pendus ») et des vociférations 304 et 305 du Cantopéra d’Antoine Volodine. Vos poèmes morphiques ne sont pas que le résultat de combinatoires générées via des logiciels. L’oralité y joue un rôle important dans une forme de réécriture : vous dites que vous passez par des essais d’oralisation, une sorte de poème sonore intermédiaire, avant la morphose écrite « finale » ?




Philippe Aigrain
 : J’en suis venu à l’écriture des morphoses (il y en a maintenant 6) à partir de la pratique prolongée d’une poésie phonétique reposant sur le faire entendre d’un énoncé par la diction d’un autre (voir document 2) dont j’ai trouvé plus tard des échos dans les poèmes de Beatrix Beck. Ces phoèmes n’explorent que le lexique de la langue existante et des onomatopées dans ceux le plus directement inspirés de Gherasim Luca. J’ai éprouvé le besoin d’explorer des continents de langue moins balisés.


Le matériau de départ des morphoses est celui du déjà écrit : j’en extrais des morceaux, parfois dans le respect de leur forme originelle et à l’occasion en y imprimant une forme nouvelle par ce découpage même. Comme vous vous en doutez, il faut deux textes pour faire une morphose, un point de départ et un d’arrivée. Dans mon approche, ces textes comportent un nombre identique d’une certaine unité – syllabes dans la plupart des cas, mots pour un des poèmes. Une morphose va donc remplacer progressivement les unités du texte de départ par celles du texte d’arrivée. Mais dans quel ordre ? On pourrait bien sûr définir soi-même cet ordre selon les perspectives qu’ouvrent tel ou tel remplacement. Mais outre que l’immensité des possibilités combinatoires échappe clairement à la capacité de décision humaine, il y aurait je crois un risque de stériliser les effets libérateurs (des possibles énonciations) résultant de remplacements imprévus. J’utilise donc des tirages aléatoires de l’ordre des remplacements. Attention cependant, le hasard domestiqué n’écrit pas la morphose, mais fournit seulement à chaque étape et point du texte un agencement de phonèmes, syllabes et mots à partir duquel un petit bout d’écriture peut s’effectuer.


Revenons au début, c’est à dire au choix des textes de départ et d’arrivée. À ce stade, il n’y a ni outil, ni principe explicite. Juste un projet ou une intuition d’une possible mise en relation. Projet lorsque la morphose révèle et détruit progressivement un énoncé de novlangue et met au jour le processus douloureux de retrouvailles du sens. Relation parfois directe lorsqu’il s’agit de deux quatrains d’un même sonnet, le deuxième s’installant dans la morphose comme une sorte de répons au premier, ou lorsqu’il s’agit d’un poème et de sa traduction dans une autre langue. Ou parfois intuition d’une relation intime, dont la nature ne va se révéler que progressivement, par exemple lorsque l’injection dans des vers de Villon de syllabes extraites de vociférations du Cantopéra d’Antoine Volodine explore un nouveau lexique et prolonge Villon, devenons cendre et pouldre se transformant en decunons verdre écume. Relation intime aussi entre des extraits de Devant la loi de Franz Kafka et de Critique de l’anxiété pure de Fred Vargas.


Vient alors la phase d’écriture proprement dite. L’écriture des morphoses passe par des essais sans cesse répétés d’oralisation, à tel point qu’on pourrait presque parler d’écriture sonore, mais ce serait à mon sens ignorer le caractère essentiellement textuel (discret) des transformations qui sous-tendent les effets dans l’écoute. Quel que soit l’ordre des remplacements de syllabes, leurs effets locaux sont parfois source directe d’un énoncé qu’on peut reconnaître et oraliser comme poétique et parfois au contraire paraissent basculer dans le non-sens, le bégaiement ou la faute de frappe. Lorsque le « je vous servirai avec humilité et avec force » dans l’extrait du discours d’Emmanuel Macron à la pyramide du Louvre devient par remplacement d’une seule syllabe « je vous servirai avec humilité et l’évêque force », comment ne pas y reconnaître qu’on va se prendre quelques solides coups de crosse, même si bien sûr c’est seulement « let vec » qui est écrit dans le texte généré initialement. Il en va de même quand « fidélité » se trouve réécrit en « fi détail t’es », là aussi par remplacement d’une seule syllabe. Mais que faire d’une « hissemre » qui résulte du remplacement du « toi » d’histoire par un sem d’ensemble dans la morphose 4 ? Il y a très peu mots en français qui contienne « enre » (É‘ÌƒÊ ) et presque uniquement des dérivés d’enregistrer. On serait donc tenté d’éviter l’obstacle en tournant autour par quelque digression ou agrégation avec les mots qui précèdent ou suivent. Pourtant le passage par l’oralisation suggère que cet étrange mot d’ « hissenre » mérite d’être gardé et prononcé.





3/ Vous ne présentez pas ces morphoses via des logiciels de morphing de la voix, mais vous performez en direct ces textes hybrides. Comment votre voix peut-elle rendre compte de ce processus de morcellement et de réécriture ? La seule prosodie peut-elle marquer l’apparition de nouveau segment hétérogène du texte B dans le texte A et trouver une voix pour le texte C qui émerge en direct ?




Philippe Aigrain
 : La conception d’une morphose passe par le dépassement de nombreuses difficultés d’écriture, mais aussi par la mise en place de variations prosodiques. Par nature, une morphose est essentiellement répétitive, seuls quelques pour-cent se modifiant lors du passage d’une ligne à la suivante. Au fur et à mesure que la morphose se développe, les répétitions portent de plus en plus sur des segments mêlant des extraits du texte de départ et de celui d’arrivée, segments par nature étranges ou surprenants. Il en résulte une attente dont la résolution est porteuse d’un effet intéressant, mais si la répétition s’effectue à l’identique trop longtemps, elle devient lassante et mine l’intensité de l’écoute. Des variations de prosodie, soulignant l’apparition de nouveaux segments ou s’écartant de celle induite ou suggérée par les textes de départ ou d’arrivée font alors entendre le territoire linguistique exploré. Mais au-delà de cette cuisine, flotte l’espoir qu’à travers le choix des ingrédients, l’agencement de leur mélange et le jeu des répétitions et variations, les morphoses fassent entendre et penser quelque chose qui vaille. Pour cela, c’est un vrai travail sur la voix qui est nécessaire, une mobilisation non-théâtrale du corps, qui passe chez moi par une sorte de pulsation fondamentale lente même en diction rapide, par les mains, par un travail du timbre éloigné du chant.





4/ Vous êtes également connu comme informaticien et chercheur en informatique. Vous avez écrit différents essais sur les liens entre informatique et création, je pense à Cause commune : l’information entre bien commun et propriété et à votre livre Sharing (en anglais). Votre façon de lier arts et sciences et votre travail sur la contrainte peut rappeler les premiers temps de l’Oulipo. Ainsi vos Morphoses qui reprennent 40 syllabes de chacun des deux textes repris et les retravaillent en 20 étapes, mais je pense aussi à vos « saucissonnets » qui reprennent et détournent le projet de Queneau. Et pourtant la recherche sur la voix, à part chez Michèle Métail, plus encore la recherche sur la musique chez les poètes oulipiens est très largement sous-représentée. Comment vous situez vous par rapport à cet héritage ?




Philippe Aigrain
 : Très paradoxalement. J’ai étudié et pratiqué la même informatique théorique que Jacques Roubaud, que j’ai retrouvé au groupe Poste de lecture assistée par ordinateur pendant la préfiguration de la BNF et dont j’ouvre Poétique Remarques comme on boit un verre d’eau quand on a soif, j’ai travaillé dans une SSII semblable à celle que dirigeait Paul Braffort, été un lecteur ravi des Nombres remarquables de François Le Lionnais. Et comme vous le dites, j’ai utilisé et inventé des contraintes. Et pourtant, je ne me sens pas oulipien – si même je le méritais. Ce n’est pas parce que je pratique aussi des formes libres à l’égard desquelles l’Oulipo s’est d’ailleurs montré ouvert. La raison de ma distance est dans l’énoncé de votre question : je me sens plus proche des communautés littéraires informelles de la poésie-performance et de l’écriture Web, parce qu’elles me paraissent aujourd’hui plus exploratoires. Et aussi parce que mon investissement principal depuis dix ans dans l’écriture poétique et d’autres formes littéraires doit beaucoup à la collaboration avec des femmes et des hommes qui ont accueilli avec générosité l’apprenti que j’étais et que je veux rester. Je suis redevable de bien des choses à l’Oulipo, mais mon activité se déploie dans d’autres espaces sociaux, comme poète et performeur ou comme organisateur d’événements de poésie-performance.



5 / Vous avez collaboré avec plusieurs auteurs mais avez-vous collaboré avec des compositeurs ou des ingénieurs son, par exemple de l’Ircam, pour interroger ensemble cet écart entre poésie et musique ?



Philippe Aigrain
 : Dans les années 1990, l…˜équipe de recherche que je dirigeais alors à l’IRIT à Toulouse a conduit un travail sur les outils d’écoute interactive et d’annotation de la musique, notamment sous l’impulsion de Philippe Lepain. Nous avons animé ensemble le groupe Écoute interactive de la musique savante de la préfiguration de la Bibliothèque Nationale de France. Dans ces contextes, j’ai interagi avec des interprètes (Christophe Coin), des ingénieurs du son, des critiques et des ethnomusicologues (Simha Arom, Bernard Lortat-Jacob). Comme la lecture du Traité des objets musicaux de Pierre Schaeffer, ils m’ont énormément appris, par exemple lorsqu’un ingénieur du son spécialiste d’enregistrement m’a expliqué qu’il demandait une nouvelle prise d’un passage lorsqu’il sentait que la ligne d’énergie s’étiolait dans l’interprétation. Je ne suis pas sûr de savoir encore aujourd’hui définir ce qu’est cette ligne d’énergie, mais il est clair qu’elle est un conducteur fondamental de ma diction en performance. Ceci dit, à l’époque, mon écriture de poésie était un petit jardin secret, et je n’aurais jamais osé proposé un travail commun à ces acteurs.


En 2003, j’ai passé six mois à l’IRCAM, où je m’occupais essentiellement des termes d’usage des logiciels et contenus produits par l’IRCAM comme le logiciel Max/MSP de Miller Puckette ou les écoutes signées [2]. À l’époque, on n’a pas suivi mes recommandations de statut de communs ou au moins plus réutilisables, alors que Miller Puckette lui-même les choisissais pour PureData. J’ai noué à l’IRCAM des amitiés avec des personnes très diverses, mais je m’y sentais dénué des compétences musicales nécessaires à des projets de collaboration.




6/ Dans vos travaux poétiques multimédia, l’intérêt pour la voix de l’enfant, ou la voix de l’enfance recouvre une importance particulière. Je pense bien sûr au poème Enfance, mais aussi au projet L’écriture vocale ou L’écriture comme enfance qui font partie de la série « Anatomie des sens » : vous y explorez la comparaison entre le développement cognitif et perceptif des enfants et la pratique de l’écriture poétique, et l’on entend des captations de voix d’enfant, du babil d’un enfant de 12 semaines. On entend la prosodie du nourrisson et on lit le poème en parallèle : là encore, le son et le texte ouvrent une béance et proposent un écart fructueux ? *

Philippe Aigrain  : Ma fascination pour le développement précoce des tout petits date de ma propre enfance, mais elle ne s’est transformée en projet d’écriture qu’avec la naissance de mes petits-enfants. Là où l’enfant que j’étais voyait sans doute un miroir de sa propre origine, le grand-père arrive avec un bagage différent, fourni par l’anthropologie et la phénoménologie. Et aussi avec des outils d’observation médiée, mes petits-enfants vivant au Royaume-Uni, leurs parents nous envoient des photos et vidéos en quantité et en qualité dont les fondateurs de la Gestalttheorie ne pouvaient même pas rêver (même s’il ne s’agit pas, et heureusement, de protocoles d’expérience). Je passe suffisamment de temps avec eux pour être aussi alimenté par l’interaction directe. C’est de ces contextes qu’est née ma série Anatomie des sens. C’est chez Maurice Merleau-Ponty que j’ai trouvé ce segment de phrase : « soit chez l’enfant qui apprend à parler, soit chez l’écrivain qui dit et pense pour la première fois quelque chose, enfin chez tous ceux qui transforment en parole un certain silence » qui pour moi explicite ce qui fait la valeur de la création littéraire. J’en ai trouvé récemment une autre formulation dans un passage magnifique de Dans nos langues de Dominique Sigaud [3].



Venons-en à votre question sur le rapport texte et son dans cette série. Le son n’y est pas celui de la performance, il est l’un des objets du texte, celui qui est rendu directement accessible à la perception pendant la lecture, les autres actes du nouveau-né ou de l’enfant ne l’étant qu’à travers la narration poétique. La béance, me semble-t-il, est toute entière dans la relation entre langue et corps. La petite de 8 semaines avec qui je viens à l’instant de converser doit mobiliser tout son corps des pieds à la tête pour produire l’esquisse d’un nouveau son, même le hoquet est mobilisé dans un effort d’adresser une parole dont elle guette les signes de réception. Dans L’écriture comme enfance je commence par donner quelques indications pour se préparer à la réception de ces langues d’avant les langues :


pour le suivre
d’abord crier
mais sans un bruit
touiller la tambouille
lire silencieusement
à haute voix
le vouloir dire
d’un texte inécrit


avant de les laisser parler en parallèle avec l’enregistrement sonore :


prosodie première
portant l’emprise
du corps sur le sens
l’animal la comprend
à trois mois l’enfant
la destine aux choses
la mêle aux conversations


L’écart ouvert dans ce poème entre son et texte est-il fructueux ? À celle ou celui qui lit et écoute de le dire. Mon espoir est que leur rapprochement aide à comprendre et entendre, que la langue naissante de l’enfant aide l’écrivain à déterrer la sienne.



DOCUMENTS

1.

Villodine
Enregistrement audio de la morphose 3 Villodine
Philippe Aigrain/Morphoses (2019)

2.

Instants
Lecture-performance d’Instants le 20 mai 2018, texte publié dans la revue La Piscine n°3, 2018, vidéo Jean Pacholder.

3. Enfance

10 décembre 2019
T T+

[1Contrainte employée par Ravel lui même pour son Menuet sur le nom de Haydn dans le concours pour le centenaire de la mort du compositeur, qui utilise les notes du nom de Haydn en notation allemande.

[2Des contenus produits par des analystes ou critiques documentant leur écoute d’œuvres et destinés à des classes du secondaire.

[3Dominique Sigaud, Entre nos langues, Verdier, 2019, p. 22-23.