Poésie, musique et dialogue des arts : entretien avec Séverine Daucourt


ENTRETIEN

Laure Gauthier : Depuis le début de ton activité poétique en 2000, avec Petits morts, publiés aux Éditions pré carré, tu excèdes les frontières du livre et vas sur d’autres terrains, à d’autres lisières : tu n’es pas dans une catégorie fixe ni poète sonore, ni chanteuse, ni strictement autrice, tu expérimentes aussi avec ta voix ta propre poétique, ton propre chemin de poésie. Peut-on dire que tu aimes te promener sur les frontières, entre les genres, dans tous les sens du terme, entre les cultures, comme le montre aussi ton activité de traductrice qui commence aussi autour de 2000, avec la traduction en 2001 de Des perles et du pain de Thorarinn Edljarn ?

Séverine Daucourt : Je me sens uniquement poétesse. Pas écrivaine, pas traductrice, pas chanteuse, pas actrice mais poétesse. Pas poétesse entre autres ni en plus, mais poétesse avant tout, explorant la langue et donnant à cette activité une place essentielle. Ce qui balise mon « chemin de poésie » - qui a des airs de slalom géant -, c’est la voix, comme contenant, media, diffuseur, la voix comme pivot entre le texte et autrui, comme moment, comme lieu où le texte disparaît en s’incarnant, comme point de convergence de toutes mes approches, mon canal d’honnêteté, mon test, ma signature. Je n’ai pas décidé d’être poète. Si j’ai un jour rêvé de quelque chose c’est d’être écoutée, davantage que lue : être autrice en présence, corps brandissant texte. La question de la présence à soi, aux autres et à l’instant est cruciale pour moi.

Je ne peux pour autant identifier mon travail à aucun type de performance, d’ailleurs je ne sais pas comment nommer mes lectures-concerts-récitals-spectacles-entrelacs. Dès que je trouve un nom, il faut que je le change, il ne correspond plus au projet à venir. Chaque livre appelle, une fois terminé, une mise en voix et/ou en espace et/ou en musique. Je ne le sais pas à l’avance. Difficile de cocher une case, ce qui pose parfois problème quoique actuellement, les passerelles étant à la mode, y compris quand elles sont dénuées de sens, l’hybride jouit plutôt de bons a priori. Il n’empêche, je reste trop littéraire pour certains espaces dédiés à la musique, parfois trop pop pour des scènes littéraires, trop ceci, pas assez cela. Tu le dis bien : je me promène sur les frontières, ce qui demande un grand sens de l’équilibre et de regarder loin, ne pas se laisser distraire par ce qu’il se passe sur les côtés.

J’aime être « entre », les genres, les langues, les cultures. Les voyages en soi ne m’intéressent pas, ils m’épuisent, je les évite. Quand je vivais entre Reykjavik et Paris, j’appréciais toutefois de passer d’un continent à une île, de l’île au continent, embarquement, débarquement. Quand j’habitais entre Cambridge (UK) et Paris, je traversais sous la Manche, en train et avec délectation, le tunnel. Aujourd’hui, je me contente de transiter régulièrement de Paris à la Bourgogne, deux petites heures, quelques kilomètres seulement parcourus en voiture, avec toujours le sentiment d’une percée, d’un chenal hors du temps, entre l’avant et après, entre ici et là-bas - quelque chose du tour de passe-passe : quitter un lieu et se (re)trouver dans un autre. Dans la délivrance éphémère, la légèreté de ces entre-deux, germent la plupart de mes projets.

Même si je ne suis pas traductrice, pas spécialiste d’une langue étrangère, il m’arrive d’aller de l’une à l’autre, au gré des rencontres et du hasard, et les expériences de traduction que j’ai eues m’ont happée, notamment traduire depuis l’islandais la poésie de Sjón ou le théâtre de Tyrfingur Tyrfingsson. Il s’agit, encore, d’explorer un lieu, dans ses moindres recoins : le texte d’origine, dont on se laisse coloniser pour mieux le propulser ailleurs, en se débrouillant pour que cet ailleurs renvoie quand même d’une manière ou d’une autre au premier lieu. Les allers retours nécessaires sont totalement surexcitants et propices à une connection inédite avec soi-même. Ils forcent l’invention. Les traducteurs ont sans doute comme moi la sensation d’être ultra vivants dans ce temps, aussi effervescent qu’éreintant, de recherche-passage.

Mon travail, qu’il touche à la traduction, à la poésie, à la scène, jaillit donc du frottement, des alternances de ces énergies paradoxales, rythmes, climats, cultures, langues, milieux. J’ai toujours adoré la balançoire, à fond la caisse, l’élan pris et repris presque jusqu’au haut-le-cœur, le possible grand tour (que personne n’a jamais fait), la griserie de l’oscillation, dans laquelle je jubile, j’assume d’apprécier les incompatibles, et même plus, d’en faire quelque chose.


Laure Gauthier : Tu as chanté dans plusieurs albums, où tu es autrice compositrice interprète, (avec Bertrand Louis, Aurélien Merle, Daniel Valdenaire). Comment t’es-tu située dans ces collaborations ? Par ailleurs, quelle est la place du chant dans ta pratique de poètesse ? Tu tiens à ces tensions, à ces entre-deux et ne veux pas aller totalement d’un côté ou de l’autre ?

Séverine Daucourt : L’oscillation évoquée plus haut concerne aussi la solitude vs le collectif. L’écriture requiert l’isolement et j’ai besoin, dans un second temps du livre, d’aller vers le dehors, m’y sentir entourée, de musiciens si possible - une sorte de récompense après l’effort. Mes albums ont été ainsi liés à un livre, lui faisant contrepoint, prenant racine dans certaines de ses phrases devenues matrices ou moteurs de chansons. Mon album avec Bertrand Louis (« Bláa », Vættir 2008) est venu après Salerni (La Lettre Volée 2009), celui avec Aurélien Merle après A trois sur le qui-vive (La Lettre Volée 2013), ceux avec Daniel Valdenaire (dont un « EP » autoproduit 2019) après Dégelle (La Lettre Volée 2017) puis après Transparaître (LansKine 2020). Tous ont accompagné la parution de mes livres et leur incarnation sur scène.

Pour « Bláa », album de chanson pop où le texte était primordial - des évocations islandaises, échos plus ou moins directs à Salerni - j’étais autrice compositrice et interprète, alors que je n’avais jamais chanté et que je n’assumais pas de le faire. Je ne cessais de dire « je suis poète je ne suis pas chanteuse ». J’avais enregistré quinze titres a cappella sur le magnétophone Fisherprice d’un de mes enfants et j’avais envoyé la cassette contenant ces textes/mélodies à Bertrand Louis, qui sortait son troisième album de chanson chez Universal. Je le connaissais un peu et j’espérais qu’il aurait en tête quelqu’un qui pourrait m’aider à habiller ces morceaux. Il est allé au-delà de mes attentes en arrangeant et réalisant aussitôt l’album entier, enregistré dans la foulée au studio Polydor. Pour A trois sur le qui-vive, je me suis tournée vers Aurélien Merle (co-fondateur du label Le Saule et musicien, auteur, compositeur) en lui envoyant aussi des a capella (en mp3 cette fois-ci, j’avais technologiquement progressé). Il en a arrangé certains, de manière minimaliste (guitare/voix) et détourné d’autres ; il m’a proposé des mélodies auxquelles j’ai adapté mes textes. Nous n’avons pas enregistré d’album. Nous avons en revanche joué ensemble dans quelques petites salles et donné à la Maison de la Poésie de Paris une lecture scénographiée d’A trois sur le qui-vive où nos chansons émaillaient le texte lu en partie par moi et en partie par Eric Ruf. Pour Dégelle, j’ai travaillé avec Daniel Valdenaire (guitariste du duo LalaFactory). Daniel improvisait en ma présence ; je sélectionnais dans ses impros des séquences, des couleurs, des ambiances qu’il enregistrait ; il m’envoyait des boucles, sur lesquelles je composais des mélodies et posais des textes dérivés de Dégelle, mots-clés, phrases que je faisais coïncider à la musique ; je lui renvoyais l’ensemble, indiquant ce qu’il me fallait ; il adaptait la forme du morceau en fonction de mes demandes, me les renvoyait et ainsi de suite. Les petits instantanés musicaux du départ devenaient des morceaux de pop électro. Nous avons poursuivi notre collaboration pour Transparaître et cela a donné lieu à l’enregistrement d’un EP 6 titres guitare/voix, ainsi qu’à des lectures-concerts privés et sur diverses scènes et festivals littéraires.

Pour répondre à ta question, je ne veux pas aller complètement du côté de la musique, parce que je suis, y compris dans la musique, complètement du côté de la poésie ! Les mots restent au centre, à l’origine et à l’arrivée des projets. Sur cette base, en fonction de la rencontre, j’élargis plus ou moins mes interventions à la compositions et/ou aux arrangements. Quant à l’insertion/intrusion du chant dans mes lectures, je lui ai longtemps donné une fonction de respiration, de pause, permettant le passage d’un temps du texte à la suite, à sa reprise. Le chant ponctuait, se faisait interlude, « pont », pour laisser le public respirer, sortir de la densité du texte et mieux y revenir, pour faire passer la pilule d’une certaine manière. Mes textes me semblaient requérir cet allègement, cette modulation de tonalité. J’aime l’effet-chanson : l’immédiateté du partage qu’elle induit, à condition qu’elle se cherche un peu, qu’elle déjoue ses propres codes. J’aimerais pouvoir tenir un entre-deux (encore), proposer des chansons incertaines de ce qu’elles sont, mais qui ne boudent pas le plaisir de l’évidence, des chansons vaccinées contre la vulgarité qui ouvriraient la voie vers la complexité. Tu formules juste quand tu emploies le mot « tension » : il s’agit d’électricité, de charge et de décharge, de pôles qui interagissent pour produire de l’énergie. Il ne s’agit pas de fusionner livre et album, lecture et chant. Ils restent chacun à leur place, mais se frottent et se révèlent l’un l’autre dans leur densité et leur trouble spécifiques.

Laure Gauthier : Les tournants semblent eux-aussi être multiples : ainsi ton livre Transparaître paru en 2020 chez LansKine marque un tournant dans ton écriture, à mi-chemin entre l’analyse, l’auto-fiction et la poésie, il a été le terreau d’un autre projet hybride : l’album-livre Transparaître (encore) qui sort en février 2023, réalisé par Armelle Pioline (Superbravo) et Michel Peteau (Cheval fou), entre pop indé et spoken word. Est-ce pour toi une façon nouvelle de réinventer un lien entre poésie et musique ? Tu cherches à la fois un entre-deux entre chants et parole poétique, à faire dialoguer la culture pop et la culture poétique mais aussi à inventer une nouvelle forme éditoriale ?

Séverine Daucourt  : Je parlais slalom, tu dis tournant. Dès que j’ai des repères, dès que ça file droit, je bifurque. Dès que quelque chose semble abouti, je vais ailleurs. La répétition me fait fuir. J’aime être déplacée dans ma pensée. Je cherche matière à douter, en ne perdant pas ma ligne de mire, plus ou moins consciente. Plus je doute et plus elle s’affirme. Mais oui, Transparaître a été un tournant dans mon écriture et Transparaître (encore) est un tournant dans mon rapport à la musique et à la voix.

Depuis Transparaître, je vais presque du côté de la plaidoirie avec mes projets de poésie, plaidoierie qui aurait comme arme inattendue non de convaincre, mais de réinstaurer le droit au doute là où certains discours enferment la pensée. Comme tu le soulignes, au-delà de la forme, mon point de vue aussi est hybride : il questionne la place de l’intime dans le politique, celle du collectif dans l’individu. Le je dis nous sans cesse et il le dit à voix de plus en plus haute. Même si dès 2008, j’écrivais déjà dans Salerni la violence faite au corps des femmes, tout comme celle du genre dans la langue, j’avais un gros chat coincé dans la gorge. Dans Transparaître, il s’agit toujours de faire entendre les femmes et leurs corps – ce que la langue en dit avant même d’être écrite –, mais le propos est clair, frontal, la voix dénudée et potentiellement puissante.

Même si le livre a été publié et bien reçu, je n’en avais pas fini avec lui. On n’en a pas fini avec le patriarcat. Je voulais prolonger le texte, confronter la question du drame féminin à celle du vieillissement, trouver une nouvelle forme pour les poser l’une et l’autre. Je voulais sortir la voix cristalline des abris pour la faire entendre, littéralement. Je suis donc allée vers la profération, le texte cherchant son flow sans l’anglais et sans rimes. J’ai enregistré non pas des mélodies mais des lectures, que j’espérais pulsées, dont je réajustais les textes au fil de la captation, pour qu’ils s’intègrent à cette nécessité d’oralité. J’ai envoyé 19 pistes à Armelle Pioline et Michel Peteau : une matière textuelle dont le propos restait identique à ce qu’il aurait pu être dans un livre, mais sans utiliser la langue du livre. Ces deux musiciens atypiques, artisans fougueux et doux à la fois, guéris des étiquettes (pop, rock, électro, chanson, psych punk... à eux deux ils ont beaucoup traversé), m’ont proposé des boucles bidouillées par leurs soins, entre électro artisanale, pop indé et minimalisme. dont l’atmosphère coïncidait avec chaque texte, traduisant la teneur des mots par le son, prêtes à faire corps avec la voix en la gardant comme fer de lance.

Ce fut le début de Transparaître (encore). Je tenais à la couleur pop, je ne voulais pas verser dans l’expérimental revendiqué. Je ne voulais pas non plus de poèmes lus sur la musique, encore moins d’un accompagnement musical de la voix. Je précise que même s’ils sont publiés sous une forme qui a l’air d’être un livre, les textes de Transparaître (encore) ne tiennent pas seuls : il faut les considérer comme devant être écoutés. Ce ne sont pas des poèmes. Je ne les aurais pas laissés paraître sans l’accès direct, via un QR CODE, à la voix qui les véhicule - la mienne en l’occurrence. J’ai appelé ce style poétique, ou ce style musical, ou ce style de parole résolument hybride « spoken pop ». Cela s’écoute donc à la fois comme de la pop et comme du spoken word, mais cela ne se lit pas (ou alors comme on lit le livret d’un album). Là où le projet s’appréhende le mieux, c’est en audio et en ligne, puisqu’aucun disque n’a été pressé, ou mieux, en live. Il s’agit d’un-livre-qui-est-un album-qui-est-un-spectacle et il fallait un objet adéquat pour le médiatiser, un objet qui ne soit ni un livre ni un disque ni un livre-disque ni un spectacle seul. Mais comment l’appeler ? J’aurais préféré faire simple, pour ne pas lui donner des faux-airs de concept. L’entre-les-choses étant rarement nommé, et comme il fallait pouvoir le désigner autrement qu’en disant le « truc », je me suis inspirée du mot que les Québécois utilisent pour nommer le podcast – ils parlent de « balado » – et j’ai opté pour « baladolivre ». Mon éditrice publiera le mien en février 2023, pour inaugurer la nouvelle collection « les livres à 5 pattes / poésies-scènes-musiques » de la maison LansKine.

Laure Gauthier : Dans transparaître (encore), les titres comme “mature mature” ou “vieillir bouge” accentuent encore la dimension féministe et politique du livre : qu’est-ce qui s’est transformé ? En quoi la forme musicale a-t-elle induit un déplacement du propos ? As-tu complètement réécrit les textes ? Dis-tu que ce sont des chansons ou des textes poétiques et où situes-tu la différence ?

Séverine Daucourt : La dimension féministe et politique du baladolivre concerne l’ensemble des titres, peut-être un peu moins « La Cicatrice » et « Avancer », deux morceaux plus métaphoriques, dont l’un est (le seul à être) chanté. En ce qui concerne la différence entre chanson et texte poétique, je mettrais le curseur à l’endroit précis où un texte ne tient plus tout seul dans la page. Est poétique le texte qui peut bien sûr devenir son, devenir musique, sortir de la page, mais qui avant tout, y tient en toute autonomie et ne peut que se voir attribuer une seconde vie, un second sens, une remise en lice par l’incarnation, ou alors, un texte qui s’est écrit en dehors de la page pour s’émanciper des contraintes de la langue et en explorer la plasticité. Une chanson n’est pas un texte, encore moins un poème. Et son texte est : un texte de chanson, et ce même si à chaque décès d’un chanteur adulé, les médias s’écrient en chœur « le poète est mort ». En tout cas, je ne m’intéresse pas aux textes des chansons en dehors de la conjonction mots/voix/musique qui me les rend puissants. Et disant cela, je ne minimise en rien l’exigence de l’art qui les porte.

Dans Transparaître (encore), qui reste un « projet de poète », nous avons décidé de retirer les chansons, pour clarifier la forme qui était déjà hybride à tous niveaux. Sur scène néanmoins, nous en réintroduisons certaines. Les autres titres ne sont pas chansons, parce que les morceaux n’en ont pas le caractère mélodique, ni textes poétiques parce qu’en tant que textes seuls, ils n’ont pas lieu d’être. « Textes musicaux » peut-être ? Je n’ai rien trouvé de mieux que cette condensation : spoken pop, pour qualifier leur entre-deux (j’en reviens toujours là). Peut-être ne satisferont-ils ni les lecteurs de poésie ni les amateurs de musique pop. C’est le risque. Je préfère croire qu’ils toucheront ces deux clans qui s’unissent de toute façon depuis un petit moment dans la sphère culturelle.

Laure Gauthier : Qu’écoutes tu musicalement ? As-tu pratiqué le chant ou un instrument ? La musique t’inspire-t-elle des mots ?

Séverine Daucourt : J’écoute de la musique populaire anglo-saxonne, folk, pop, rock, jazz, etc, à condition qu’il y ait de la voix. J’ai le goût des motifs mélodiques, des riffs, des chœurs, des contre chants, de la basse, la guitare électrique, le clavier analogique. J’écoute aussi beaucoup de cette rare chanson française qui cherche, qui concilie musique, poétique, critique, jeu, surréalisme, littérature, qui n’a rien de péremptoire ni de pompeusement universel : Bertrand Belin, La Féline, SuperBravo, JP Nataf, Arlt, Julie Gasnier, LalaFactory, Lou, Ms Jones, David Lafore, Matthieu Boaggaert, La Reine Garçon, Institut…, et avant eux.elles Rodophe Burger, Brigitte Fontaine, Jacques Higelin, Alain Bashung, Marcel Kanche, Gérard Manset, mais aussi Christophe, Dick Annegarn… J’aime la chanson qui n’est pas axée sur le quotidien. Je déteste son prétendu « renouveau » mis en avant dans les années 2000, où l’intelligibilité dominait complètement la musique qui ne faisait qu’accompagner l’excès de sens.

Je n’écris presque qu’en musique donc oui, la musique m’inspire des mots, ce que les histoires ne font pas car je ne comprends jamais rien aux histoires, à la narration, cela me demande des efforts immenses. Je préfère ne rien avoir à comprendre, ce qu’autorise le chant (quelle qu’en soit la langue). Les voix me mettent en état d’ultra-réception. Le grain, les inflexions, la prosodie me touchent sans le filtre de l’intelligibilité. À leur contact direct, sous l’effet de leur stimulation infra-langagière, à la fois libérée et entièrement déterminée par la musique, je suis mise en mouvement, : soit danser, soit écrire, malheureusement, je ne parviens pas encore à faire les deux à la fois.

J’ai pratiqué le piano et la flûte traversière, l’harmonie et le solfège. Je peux comprendre la langue des musiciens, lire des partitions, parler d’harmonie (classique). Une sorte de B.A.-BA guère intéressant mais un langage quand même, ses rudiments. Un bagage plutôt. Quant à apprendre à chanter, je m’y suis prise à trois fois, sans tenir la route, comprenant juste que pour moi, ce serait la langue et l’écriture qui commanderaient la voix.

Laure Gauthier : En 2020, tu rencontres dans le cadre du séminaire Poésie de musique de l’IRCAM la jeune compositrice américaine Kayla Kachetta pour laquelle tu écris en anglais une pièce créée le 4 septembre dans le cadre du festival Manifeste. Qu’est-ce que cette collaboration dans le domaine de la musique écrite contemporaine a déplacé en toi et cela t’a-t-il donné envie de réitérer l’expérience ?

Séverine Daucourt : Kayla voulait composer sa pièce sur la base du Journal d’Anaïs Nin, d’un passage précis où l’autrice tombait amoureuse de June, l’épouse d’Henri Miller. Plusieurs thématiques l’intéressaient dans cet extrait. J’avais retenu la question de l’« in-between » (évidemment) : entre soi et les autres, entre soi et ses autres, entre fantasme et réalité, regard et projection, sexe et désir, homme et femme, femme et femme, évidence et complexité, dehors et dedans, contrôle et perte, corps et pensée, littérature et intimité... autant d’axes qui nourrissaient une possible poésie analytique ou analyse poétique de l’événement décrit dans ce fragment de texte. De prolongement en réflexions, de ricochets en glissements, j’ai fourni à Kayla un écheveau de mots anglais à utiliser pour sa musique. Nous avons enregistré ma voix incarnant le texte, improvisant autour de lettres, de sons, de souffles. Ce fut une expérience passionnante où la voix prenait une place centrale mais paradoxale, médiatisée par des appareils qui l’éloignaient du corps tout en s’y ressourçant. Il ne restait plus grand chose du texte à la fin, seulement des éléments vocaux. J’étais étonnée de la violence faite à l’intelligibilité. Je n’avais pas l’habitude. Moi qui aime ne pas comprendre, j’étais servie. J’aimerais beaucoup recommencer.

Laure Gauthier : La notion de fabrique semble importante dans toute ton œuvre et c’est aussi ainsi que tu nommes le cycle de rencontres que tu organises à la Maison de la Poésie de Paris entre des artistes venant de la pop ou de la chanson et des poètes.ses : la fabrique, le collectif, la collaboration du champ musical et poétique est-il pour toi le versant éthique, poét(h)ique de ton travail ?

Séverine Daucourt  : Oui, fabriquer m’est essentiel. Cela procède de cette nécessité d’être en recherche que j’ai déjà évoquée. Fabriquer c’est l’inverse de répéter, c’est aller ailleurs. C’est l’inverse de savoir, c’est animer mes connaissances. Ne pas répercuter les trafics d’influences. Ne pas chercher à m’attirer des allié.e.s, des relais, ne pas tout faire pour être casée, reconnue, pour rester dans le viseur. Fabriquer, c’est rester fidèle à mon propre univers, même s’il dépasse le cadre, ne rien demander à personne. C’est faire les choses avec ceux.celles que j’aime, que je choisis, que je rencontre quand vient le moment, sans stratégie. Formulé ainsi, ça prend des airs plus vaniteux que poét(h)iques, désolée.

Lors des Fabriques à la Maison de la Poésie de Paris que j’organise depuis 5 ans, j’invite un.e poète et un.e chanteur.euse. Je préfère donner à découvrir des voix qu’on n’entend peu : les musicien.e.s ont donc une notoriété confidentielle, les poètes aussi mais c’est pléonastique. Ils.elles ne se connaissent pas, ne se choisissent pas. Ils.elles se rencontrent pendant une heure sur scène pour partager comme ils.elles l’entendent ce qu’ils.elles ont ou non en commun en plus de la voix et des mots. Je convie des auteurices pour lesquel.le.s la voix est primordiale (Frédérique Soumagne, Laurent Colomb, Nicolas Vargas, AC Hello, Lili Frikh, Katia Bouchoueva, Edith Azam, Frédéric Forte, Patrick Dubost, Laura Vazquez, NatYot, Fred Griot...) et des chanteur.euse.s pour lesquel.le.s le texte prévaut. Là encore, c’est la rencontre que je mets au cœur du projet, la surprise, ce qui parfois permet aux mots et aux voix de s’entendre et se répondre avec une grâce inattendue.

Laure Gauthier : Je sais que tu n’aimes pas les définitions mais le mot « lyrisme » est-il d’une quelconque importance pour toi ?

Séverine Daucourt : Non. J’ai mis du temps à me désintoxiquer des notions. J’ai peur de rechuter. Je ne déploie pas de réflexion théorique sur un objet que je fais vivre sur le terrain affectif et physique. Je ne suis plus capable de cette dualité et je tiens à en préserver mon activité littéraire. Je peux néanmoins, puisque cette question t’intéresse toi, rattacher la notion de lyrisme à mes recherches poétiques sur la folie, qui ont abouti à mon livre Les éperdu(e)s tout récemment paru chez LansKine (novembre 2022). J’y considère le fou ou le poète (voire même le soignant spécialiste des troubles mentaux) comme un sujet qui cherche à témoigner de ce qui lui arrive, quand bien même ce qui lui arrive l’amènerait à ne plus pouvoir trouver sa place auprès de l’Autre. Dans ce cadre, où les notions d’inconscient, de désir et de pulsion telles que Lacan les a introduites et redéfinies après Freud font de l’expérience de la folie une affaire de parole, j’entends le lyrisme non pas en tant qu’expression de la béance ou de l’excès de passion mais en tant qu’expression d’une exclusion hors du langage – un délire sur l’être qui a à voir avec l’action sur la langue de la poésie. Ce lyrisme-là ferait-il du poème l’expression de la folie dans le langage ? Je ne sais pas, mais je vois ce livre, les livres en général, comme des diffuseurs d’expérience, des instruments qui, sans aucune nébuleuse romantique, chantent sans doute quelque chose. Que pourraient chanter les livres de poésie à l’ère contemporaine, d’ailleurs ? Peut-être une musique du futur. Je l’espère.


DOCUMENTS


1. Le clip de "Mature mature", titre extrait de Transparaître (encore), baladolivre inclus 16 titres, genre : spoken pop, parution le 15 février 2023 chez LansKine, coll. "Les livres à 5 pattes / Poésies-Musiques-Scènes"




2. "Sur mon banc", chanson pure pop inédite / texte & chant : Séverine Daucourt / musique : Séverine Daucourt & Daniel Valdenaire / Arrangements : Armelle Pioline & Michel Peteau :
(cliquer sur l’image pour rejoindre le document)



3. Extraits de Transparaître (LansKine, 2019) de Séverine Daucourt


il déclare
avec toute sa génération (la dernière)
qu’il adore cuisiner
quand il crée son profil
se targue de faire popote et papouilles
en toque c’est un fils à papa
qui trouve fun ce que sa mère a subi
il n’est dingue ni de ménage ni de balais-brosses menu tout compris
bon à rien faire c’est bien
bonne à tout fée du logis l’est moins
il aime ce qui rapporte
pas de fascination pour l’ingratitude
il sait concocter tous les plats
les mettre sur la table
sans les pieds
surtout pour les manger
la cuisine pour lui est un jeu
pas une tâche répétée pour six trois fois par jour
une sorte de cinq-à-sept
un plaisir comme un autre
une obligation choisie donc facultative
un PLUS
on trouve seize femmes
pour six cent neuf tables étoilées
quelle voie royale vers la voie lactée
les filles en cuisine
depuis des lustres
sont à des années-lumière du succès
tandis qu’à la télé
les chefs
qui font recette et des recettes
incarnent un sexe capital
en décapitant les vraies stars

*

tout le monde sait
qu’il existe des femmes violentes
j’ai lu
que certains hommes recevaient des cendriers
des fers à repasser
des coups de ciseaux
on leur cassait leurs objets préférés (les bijoux de famille)
tout le monde sait que ceux-là vont sans doute
en outre
se prendre des insultes
se faire traiter de couilles
que ça voudra dire ne pas en avoir

*

ils se sont longtemps donné
le mauvais rôle
punisseur sévère exigent dirigiste juge
difficile à présent
d’être à la fois fort et souffrant
autonome et jouet
calme et persécuté
ils ont vendu leur âme au diable
en diabolisant leurs états d’âme

*

comment me protéger de leurs armes ?
on pourrait se plier en deux
marcher la tête entre les cuisses
ils feraient demi-tour
on est toute trouée de partout

*

comment
rendre objet le corps de l’homme
en fonction de son carré
pour arriver à l’inégalité
qui permet le passage
à l’opposé ?

*

je suis devenue misandre
ça me casse les nichons

18 janvier 2023
T T+