Poésie, musique et dialogue des arts : entretien avec Virginie Poitrasson et Jocelyn Mienniel
Que fait la musique à ce texte et réciproquement ?
Tous les deux vous entrez en « résonnance » ? Est-ce ainsi que vous caractériseriez votre collaboration autour de ce texte ?
Les temporalités et les géographies complexes du texte, qui vont de l’infime à l’infini, du concret au cosmos, se sont-elles déployés spontanément, de façon improvisée ?
À certains moments la musique était en arrière-plan, et vous lisiez, d’autres fois, elle se frayait un chemin au premier plan, tantôt un chemin autonome, tantôt plus illustratif, très mobile en tout cas, comme vos écritures réciproques.
Virginie Poitrasson : Pour préparer la lecture-concert de Tantôt, tantôt, tantôt, j’ai d’abord pratiqué des coupes franches dans le livre pour ne garder que les poèmes attestant d’un socle organique trépidant, d’une écriture orale, ayant cette capacité de déployer d’infimes paysages intérieurs et d’explorer l’épaisseur de l’obscurité.
J’ai imaginé une performance ritournelle combinant texte et musique improvisée, selon le concept de Deleuze, qui décline la ritournelle en trois séquences, d’abord en une chanson qui esquisse un centre stable et calme au sein du chaos, puis en une sorte de chez-soi, un cercle tracé sur lequel on marche comme dans une ronde et où se combinent consonnes et voyelles en rythme, et enfin une échappée hors du cercle où l’on s’élance, où l’on improvise des boucles, des vitesses et des sonorités nouvelles.
Cette performance ritournelle se déroule à son propre rythme, elle accélère ou ralentit l’allure, elle saute du chaos à un début d’ordre dans le chaos, elle trace un cercle harmonique et s’élance toute en improvisation. En effet, les modulations de ma voix se combinent et entrent en résonnance avec les airs improvisés de la flûte variant vitesse et boucles.
Laure Gauthier : Virginie, dans un entretien avec Johan Faerber pour la revue Collatéral et dans le cadre d’un dossier consacré à Marguerite Duras, vous écrivez : « Grâce à Duras, je me suis autorisée dans l’écriture à hurler, et plus seulement à murmurer ». Or, Tantôt, tantôt, tantôt déploie tous les registres de la peur ainsi qu’une pensée, je serais tentée de dire : une poétique des espaces intérieurs et extérieurs. L’ouverture du texte à la musique est-elle pour vous une façon de ne plus « murmurer », de déployer toutes les voix intérieures à l’extérieur ?
Virginie Poitrasson : La lecture-concert de Tantôt, tantôt, tantôt se développe de façon spiralaire, faisant écho à la citation de Louise Bourgeois en exergue du livre : « The spiral is an attempt at controlling the chaos ». Elle est faite de reprises cadencées, de passages chuchotés, d’accélérations entrecoupées de phrasés plus longs, jouant sur les timbres si proches de la flûte et de la voix.
Elle se déroule en trois parties, la première partie, « Passage dans les bois » est une traversée atmosphérique des éléments notamment une forêt de bambou, la seconde partie « Rencontres sauvages », plus sourde et sombre fait entrer en résonances la voix et la flûte qui se font écho animal, enfin la troisième partie « Lecture Respiration » se déploie tout en souffle et vibrations, la flûte et les pédales d’effets cadençant la lecture haletante de la section « Pluie de météores ».
Laure Gauthier : Au moment d’écrire, entendiez-vous une musique ?
Virginie Poitrasson : La musique a toujours accompagné mes temps d’écriture, de façon assez obsessionnelle même, car pour l’écriture de certains passages je peux écouter le même morceau en boucle des heures durant. Et je repense à cette phrase de Valère Novarina dans Devant la parole, « la musique ouvre l’espace où se joue la pensée ».
Laure Gauthier : Aviez-vous l’idée d’une collaboration avec Jocelyn dès le départ ?
Virginie Poitrasson : Oui, la collaboration avec le flûtiste et compositeur Jocelyn Mienniel faisait sens dès que j’ai envisagé une lecture concert. Tout d’abord parce que c’est un artiste à l’univers musical sensible et intérieur dont je connais le travail depuis de longues années, et avec qui je partage les mêmes goûts artistiques. Ensuite cela m’intéressait d’explorer la proximité fascinante de certains sons de la flûte clairs et coulés avec le son de la voix humaine, d’autant plus que dans Tantôt, tantôt, tantôt, plusieurs poèmes évoquent de façon explicite une flûte. Et enfin, parce que, la peur qui nous traverse tout un chacun, est une émotion ancestrale datant des prémisses de l’humanité, ces temps de vaste obscurité où l’on apprivoisait tout juste le feu et où la première flûte fut inventée. La flûte émet un son doux et harmonieux, proche de la voix humaine qui parvient à remplir la vaste étendue de la nuit. Le choix de la flûte comme instrument s’imposait donc de lui-même, en regard du livre qui explore nos terreurs et nos effrois intérieurs.
Laure Gauthier : Jocelyn, le texte de Virginie déploie des imaginaires très différents et parcours à la fois des registres très concrets (je pense par exemple au chapitre « schéma de la convergence », où il est question de muscle, ou à « espèces » où il en va de la transpiration) et des univers cosmiques comme les « pluies de météores ». On passe d’un hyperprésent à un temps quasi quantique, d’espaces intérieurs concrets à l’extérieur le plus lointain. Comment avez-vous abordé ce texte ? Avez-vous choisi avec Virginie le découpage ?
Jocelyn Mienniel : C’est vrai vous avez raison, il y a cette dilatation de l’espace temps, cette alternance entre le dedans et le dehors ne formant qu’un tout, et ce va-et-vient entre le « ce que je suis » et le « ce qui m’entoure. Je trouve très significatif cette approche, dans l’écriture de Virginie, ça me parle énormément et je pense que c’est cela qui me touche tout particulièrement, car elle est sans cesse au cœur des choses tout en prenant de la hauteur. C’est une virtuose du genre, elle arrive à nous faire ressentir quelque chose de l’ordre du spectateur et de l’acteur en même temps.
Moi qui travaille beaucoup par séquences répétées, démultipliées, subissant à chaque passage une légère alternance de timbre, j’ai accédé à ce texte comme un mandala intérieur au même titre que lorsque je compose de la musique. J’étais justement parti de miniatures pour un trio flûte, alto et harpe et je dois dire que lorsque j’ai lu les textes de Virginie, j’y ai trouvé comme une résonnance évidente et surtout extrêmement pertinente à ce qui me venait. J’ai été d’autant plus surpris que c’est la première fois que je travaille avec des mots et de la poésie en l’occurrence. Le temps de la musique n’est pas celui des mots, il file à grande allure alors même que les mots font l’éloge de la lenteur.
Laure Gauthier : Pendant la lecture-concert, Jocelyn, vous avez autour de vous un instrumentarium très large : laissez-vous résonner tous ces espaces en improvisation pure ou arrivez-vous avec des repérages et des idées d’univers sonores que vous souhaitez déployer à certains moments du texte ?
Jocelyn Mienniel : Contrairement à ce que je pratique la plupart du temps dans mes projets, pour ce programme j’ai du écrire des choses très précises pour les musiciennes comme pour la comédienne. J’ai considéré qu’il fallait presque se mettre dans la peau d’un compositeur de musique de film (ce que je suis aussi par ailleurs) et que je devais articuler l’intensité du texte de cette manière, en lui apposant des reliefs et des relances musicales qui nous guident dans notre parcours auditif et sensoriel. En jouant sur les techniques étendues ou la préparation des instruments, j’ai augmenté mon écrire et élaboré une musique ciselée et qui réagit de manière très agile aux dynamiques de la voix récitant le texte. Parfois mise en boucle, le texte devient un instrument et s’ajoute au son du trio comme un sample ou une sonorité extérieure, à l’instar d’une musique de source en cinéma et en cela rejoint ce dont nous parlions tout à l’heure : être dedans et dehors à la fois.
Documents
1 : Extraits de Chambre(s) à Écho(s), journal d’une traversée de Joce Mienniel et Virginie Poitrasson, livre à paraître en 2025 aux Éditions MF
2 : Chambre(s) à Écho(s), journal d’une traversée, musique, co-direction & flûte : Joce Mienniel, textes, co-direction : Virginie Poitrasson, comédienne : Nathalie Richard, harpe : Aurélie Saraf, alto : Julia Robert, vidéos : Jutta Strohmaier, création lumière & son : Jean-François Domingues, filmé par Romain Bonac
3 : Jour 4 de Chambre(s) à Écho(s), journal d’une traversée, partition graphique de Joce Mienniel avec un tracé de Virginie Poitrasson