Où notre corps se tient-il, sinon tout au bout de nos sensations, là où l’intelligence n’est qu’une ombre portée depuis de lourds volumes oubliés sur des escarpolettes ou des guéridons en fer forgé ? Les voitures tournent en file indienne dans l’allée de gravier. Leurs phares effilochent le monde en traînées lumineuses : ils sont une langue qui oriente notre action. Nous sentons dans un monde ; nous pensons dans un autre. Le poète habite la langue mouillée du monde. Quand on attrape un escargot et qu’on l’arrache à son support, sa masse gélatineuse émet un petit bruit de rétractation dans sa coquille. Est-ce aussi cela, l’origine routinière du poème ?
XIII
… pour ne nager dans la rivière qu’à partir des ponts
qui l’enjambent
Est-ce toi
qui reposes dans la distance nous séparant du siècle
où je tente un premier geste vers ce
fouillis de foudre
à nous monter la tête qui
te baisses pour ramasser une
pierre
et défies les formes réglées
en répliquant d’un œil
ponce dans lequel mon corps
est un clou tapissier,
est une algue brune crachée par la mer,
est un plan de masse,
est un vol d’oies sauvages,
est cette chapelle en trachyte contestée par sa colline ;
ainsi ton front va se simplifiant
à l’ombre des thuyas
Sac de couchage
Le troupeau de bœufs passe. Nous sommes assis sur la barrière branlante, près des ronces de la jasserie. Les bœufs avancent lentement dans cette aube où le brouillard est dur. N’étaient leurs mugissements, on ne verrait s’éclairer dans ce petit délavé que leurs oreilles de plastique vert. C’est des animaux tout faits d’hommes. Lentement ils avancent dans la lumière initiale. Leurs sabots tapent dans la terre humide et cognent sur le gneiss à ras de sol. Ils sentent le café fort et le linoléum. Trois vachers tiennent des bâtons taillés dans les arbres. L’un d’eux n’est pas plus âgé que nous, il siffle un air qui passe à la radio.
Et si le chaos nous parvenait enfin
dans le désordre ?