Quand j’entends "poésie" | Florence Pazzottu

Quand j’entends « poésie » je ne pouffe ni ne m’extasie, je ne lance pas Hourra ni Ça craint, je ne crache pas, ne baille pas, ne proteste pas, ne soupire pas, je ne lève pas les yeux au ciel ni ne les plisse avec malice, je ne hoche pas la tête d’un air entendu, ne la secoue pas davantage comme une qui serait revenue de tout, je ne tourne pas les talons, je ne me précipite pas pour autant, ni ne traîne en avançant, accablée, regard au sol, les semelles. Admettons que je marque un arrêt. L’idée me vient bien sûr de demander « laquelle ? », mais ce serait abuser, pourrait être mal pris, mal perçu, d’autant qu’il ne s’agirait pas alors de celle que l’on préfère, il ne s’agirait pas de « plutôt celle-ci ni de celle-ci contre celle-là, ou avec », – et, ce, bien qu’il ne soit nullement vain de distinguer, au contraire c’est nécessaire, ça autorise et relance la pensée, de distinguer par exemple une poésie-habitation au sens « demeure de l’être », philosophiquement ancrée, d’une poésie-traversée du sujet, ou, disons, d’une poésie-engagement dans la vie entendue comme un processus, s’orientant de la mise en question et en dialogue des genres, des langues, des arts, des savoirs et des expériences, et ne redoutant pas (la risquant, la recherchant même parfois) une sortie de la poésie par le bas, par soif de réalités. Il s’agirait encore moins, il ne s’agit nullement, de se soumettre au « tout se vaut », ou, misère ! de concéder un « il en faut pour tous les goûts », façon de servir les plats ou de présenter le buffet qui fait peine, donne un peu le tournis, la nausée ; non, c’est infiniment plus sérieux, et c’est la raison pour laquelle parfois je m’abstiens, je me tais, quand il n’y a pas matière à discuter. Par exemple quelqu’un l’a prononcé poêsie, côté belles lettres ou supplément d’âme, l’air gourmand ou réjoui, et remonte en moi, vaguement, la douceur ou l’ennui, c’est selon, des kermesses d’enfance ou de certains journaux du week-end, leur supplément loisirs avec programme tv – vaguement, oui, car la scène pègue un peu mais fuit aussi vite que le mot s’effiloche, lui, entre les doigts et sur la langue, façon barbe à papa, et, pfffuit… Ou bien quand il y a matière mais pas la place, pas l’espace d’amitié nécessaire au dépassement d’une certaine brutalité dans la clarté. « Réenchanter le monde » fait un peu grincer des dents – il suffit de tendre l’oreille, ça chante bien assez entre deux cris ! Pacifier ? Et puis quoi encore ? Sauver la civilisation ? (rarement au pluriel, remarquez) : « En ces temps de détresse, de violence, de barbarie, s’il vous plaît un peu de poésie ! »… Mais poète se disait Radovan Karadžić, le boucher des Balkans, le génocidaire de Srebrenica, de même qu’avant lui un certain nombre de responsables nazis, d’ailleurs il y a treize ans se vendaient aux enchères les poèmes de Goebbels !
Quand j’entends poésie, je ne détourne pas la tête, et même parfois j’éprouve de la joie, si-si, je pense Vive l’impur, l’inconsommable, je pense En voici une au moins qui n’entre pas dans le tambour, il tourne sans elle, et elle, elle au moins, jusque-là, elle résiste, affirme que tout n’est pas à prendre et ne peut être homologué-absorbé, elle veille, elle ne mouline pas, elle ne sert pas la soupe, elle tranche et articule d’une façon inouïe, imprévisiblement, elle veille sur la possibilité du commencement, elle est opération d’étrangement autant qu’acte de partage, d’hospitalité, – en plus elle est multiple et se soutient du vide !

Mais depuis peu se rencontre, surtout en mars (mois dédié comme vous savez), de nouvelles brigades tous terrains sympathiques, petites bandes informelles de poètes, avenants, mouvants, modérés et actifs, surfant léger, bientôt labellisés « pas prise de tête », peu concernés, eux, semblerait-il, par l’expérience de la nuit, par le travail du négatif, faisant l’éloge du vivant (ça ne mange pas de pain) – un « vivant » vu comme réserve infinie de beauté et de tendresse –, célébrant, donc, la poésie, et, en même temps, se réjouissant qu’elle puisse devenir, enfin, grâce à eux, un produit récréatif rentable, digeste, facile à placer et bientôt reconnu par le Marché (et je ne parle par là dudit « Marché de la poésie », on l’aura compris) !…
Alors, quand j’entends poésie je ne dis plus Comment l’entendez-vous ?, je ne dis plus Dépassons-la ni sortons-en, je dis Parlons-en politiquement, c’est urgent.


Tete écrit à l’occasion d’une soirée « Périphérie du Marché de la poésie » (le 23 mai 2024, au Lycée Racine de Paris), – soirée de discussion autour de l’intitulé « Haine de la poésie » organisée et animée par Pierre Drogi.

Illustration : photogramme du film "Un faux roman sur la vie d’Arthur Rimbaud" de F. Pazzottu (60’, 2021, sélection du FID (festival international de cinéma), Marseille 2021.

6 juin 2024
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