rentrée littéraire : fuir vers Toussaint

Jean-Claude Lebrun a réservé à Fuir, de Jean-Philippe Toussaint, sa première chronique de la rentrée littéraire, dans l’Humanité chaque jeudi.

Pour liens, dossiers, entretiens, se reporter évidemment au site Jean-Philippe Toussaint de Mirko Schmidt.

François Bon.

photo : Toussaint en lecture, Amsterdam, mars 2004


Jean-Philippe Toussaint Légèrement grave

par Jean-Claude Lebrun

Dans l’univers mondialisé, Jean-Philippe Toussaint se joue des limites conventionnelles de l’espace et du temps. Il fait advenir un monde à la fois vaste et resserré, dans lequel des éléments disparates de réalité s’entrecroisent avec des visions, des fantasmes et des angoisses. De plus en plus ostensiblement, le roman prend chez lui l’allure d’un art sans contrainte, lieu de tous les rapprochements, qui ouvre à la réflexion existentielle d’inattendues brèches.

Avec Fuir, l’on s’envole cette fois vers la Chine, repasse par Paris et finit à l’île d’Elbe. Quelques dizaines d’heures suffisent à une cascade d’aventures, dans une apparente alliance de désinvolture et de sophistication. D’un côté, l’on plonge à plein dans le feuilleton, les scènes d’action s’empilent, la vraisemblance semble sujette à caution.

De l’autre, l’on se trouve projeté dans le plus moderne de la littérature. Ainsi, lors d’une scène d’anthologie, dans un train de nuit entre Shanghai et Pékin. Cela commence comme un épisode de la Madone des sleepings, le roman rose mondain de Maurice Dekobra. Puis le narrateur entend soudain sonner son portable. À l’autre bout de la ligne, en panique dans Paris, son amie Marie. Le récit fait alors un saut de dix mille kilomètres : littéralement transporté par la voix dans l’appareil, le narrateur se trouve maintenant lui-même dans le sillage de la jeune femme. Un étourdissant travelling s’enclenche... L’on avait jusque-là plutôt évolué dans des ambiances à la jonction du sentimental, du policier et de l’aventure. Le narrateur d’abord s’interrogeait : « Serait-ce jamais fini avec Marie ? » Puis il évoquait brièvement leur séparation et se lançait dans l’évocation d’un épisode antérieur. Il avait atterri un été à Shanghai, avec dans ses bagages une enveloppe de vingt-cinq mille dollars que son amie lui avait confiée. Il l’avait remise à un honorable correspondant, un certain Zhang Xiangshi, aux manières brusques et à la langue incompréhensible, qui lui avait donné un téléphone portable en échange. Quelques jours plus tard, il visitait une exposition d’art, quand il avait rencontré la piquante Li Qi. Le lendemain soir, il prenait avec elle le train pour Pékin. Après le dîner, une scène d’amour torride se préparait. Les choses étaient déjà fort avancées, dans les toilettes, lorsque le portable avait donc sonné de Paris.

Il y avait certes depuis le début une sensation d’incommunicabilité, une mélancolie et une gravité, dans un univers de signes et de sons indéchiffrables. Mais atténuée par l’avalanche des péripéties. Comme cette traversée épique de la foule à la gare de Shanghai. Et puis des angoisses reprennent forme, des imaginations se mettent en branle. Si le narrateur se tient à l’instant même assis sur le plancher du train, son esprit en effet « voyage, se dilate et s’étend » par l’entremise du téléphone. Marie l’a appelé pour lui annoncer la mort de son père, sur l’île d’Elbe. La suite du roman se présente comme une course pour assister à l’enterrement. Sauf qu’avant de monter dans l’avion, le surlendemain, il aura fallu dormir dans un hôtel en chantier tout droit sorti de chez Kafka, puis s’enfuir précipitamment d’un bowling : les précieux vingt-cinq mille dollars et l’impénétrable Zhang Xiangshi étaient en effet eux aussi du voyage, toujours présents entre Li Qi et lui. Il aura enfin fallu aboutir, à la suite d’une course à moto, hallucinant mixage de lumières,
de bruits, d’impressions, de sensations, de peur panique et d’érotisme - Li Qi se tient pressée entre les deux hommes - dans les dédales d’un quartier louche. Si le feuilleton prête au roman la souplesse et la vivacité de sa forme, si le plaisir de raconter apparaît continûment visible, l’on sent évidemment ici le désir de transmettre une expérience plus essentielle.

Sur l’île d’Elbe, atteinte à temps, il y aura un bain nocturne avec Marie, après l’enterrement. Aucune parole échangée, seulement un enlacement dans l’eau, et l’amie pleurant dans la mer. Ainsi qu’avec Li Qi, des gestes pour suppléer une langue impuissante, l’amorce toujours avortée d’un échange. L’on parcourt le monde, et les mots de la vie intérieure tantôt sont empêchés tantôt ne viennent pas. L’on est partout joignable, l’on entend une multitude de parlers, et l’essentiel ne semble plus pouvoir se dire. Peut-être le feuilleton n’est-il qu’une possibilité encore acceptable pour une réflexion dontologique, là où l’esprit de sérieux est perçu comme une inconvenance ? C’est en tout cas l’une des possibles leçons de ce livre extrêmement achevé, séduisant et profond.

Une complète réussite d’écriture, qui signale avec une netteté accrue la haute ambition de l’oeuvre.

© J-C Lebrun _ L’Humanité

2 septembre 2005
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